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Les lectures du CRP19 (Paris 3) : La Maison Nucingen

Les lectures du CRP19 (Paris 3) : La Maison Nucingen

Publié le par Marc Escola (Source : Jérémy Naïm)

Les lectures du CRP19

(Paris III – Sorbonne Nouvelle)

1re édition / 18 juin 2015

 

La Maison Nucingen

 

Le CRP19 (Paris III – Sorbonne Nouvelle) inaugure cette année un nouveau format de journée organisée par ses jeunes chercheurs. Nous mettons à l'étude une œuvre du xixͤ siècle, avec l'objectif de concentrer les savoirs et les méthodes autour d'un texte en friche, réveillé par le plaisir de l'analyse. Pour cette première édition, nous avons choisi un texte peu étudié d’un auteur majeur : La Maison Nucingen. Si ce choix peut sembler déconcertant, tant le texte est bref et réputé illisible, il est aussi rassurant : sur ce roman, peu de choses ont été dites, et tout reste à dire. Tout pourra d’ailleurs en être dit et nous accueillerons avec joie les approches les plus diverses, venues de tous horizons : balzaciens ou non, dix-neuviémistes ou non, littéraires ou non.

Balzac publie ce court roman en 1837. Il y explore le monde financier, en faisant le récit de l'agrandissement de la banque Nucingen. Intégré plus tard aux Scènes de la vie parisienne, il fonctionne en diptyque avec César Birotteau : d'un côté, l'univers bourgeois et conservateur du petit commerce ; de l'autre, l'inquiétante instabilité de la finance moderne. Mais La Maison Nucingen n'a pas la même audience que César Birotteau. La bibliographie restreinte sur le roman peut en elle-même donner lieu à d’intéressantes communications d’histoire littéraire sur la réputation d'illisibilité de l’œuvre. Est-elle, comme on l’a souvent dit, trop technique, trop économique, incompréhensible du lectorat balzacien habituel ? Pendant longtemps, les seuls critiques à s'y confronter se contentèrent de la « traduire » pour le profane, substituant l'explication à l'analyse. On sourit encore en lisant la minute de la séance où Maurice Bouvier-Ajam, alors directeur de l'Institut du Droit Appliqué, prononça sa communication qui devait clarifier « les opérations financières de La Maison Nucingen » : « Je vais demander maintenant, énonçait le président de séance, à Maurice Bouvier-Ajam de bien vouloir nous parler d'une question à laquelle nous n'avons rien compris jusqu'ici1. » Que les économistes, juristes ou historiens désireux de venir partager avec nous leur éclairage sur ce texte y voient là un geste d'invitation.

Et pourtant, quel paradoxe que ce désamour ! Il n'y a peut-être pas de texte qui concentre autant les plaisirs de la lecture de Balzac. Formellement d'abord. Le roman se présente sous la forme d'un long dialogue dans lequel quatre Parisiens, à la fin d'un repas, s'épuisent en bons mots, en saillies et au vin de Champagne. L'un d'entre eux promet de raconter l'origine de la fortune de Rastignac, et en guise de promesse, nous lisons un échange virtuose de répliques, où dialogue et récit sont en constante interaction. Pierre Citron nous apprend ainsi qu'il a fallu neuf jeux d'épreuves pour une série de modifications et de transformations « à peu près unique chez Balzac2 », afin de parvenir à cette perfection formelle. La parole passe, s'échange, circule ; l'équilibre atteint est d'une jouissance sans pareille. Ces phénomènes donneront lieu, nous l’espérons, à d’intéressantes communications de stylistique, de narratologie et peut-être même de génétique des textes.

Cette parole en circulation est une métonymie, suggère Pierre Laforgue, de la circulation croissante du capital au xixͤ siècle3. La Maison Nucingen rend compte des changements dans la gestion et l'accès au capital que connaît l'Europe avec la révolution industrielle. La concentration bancaire, le rôle grandissant de la Bourse, le poids de la spéculation, tout ce qui a tué le petit commerce de Birotteau est au centre du récit. Mais on entre dans cet univers par l'envers de l'histoire, par les complots, les machines, les tractations des puissants. Nucingen envoie au front les soldats Rastignac et du Tillet pour instiller la peur et réveiller l'appétit du gain chez les clients du baron. Le roman nous fait suivre les vies – « le cours de tous les petits ruisseaux4 » – d'une demi-douzaine de clients, qui vont se trouver victime d'une manipulation à grande échelle. La réunion de ces fils, la réussite de la manœuvre constituent l'acmé d'un romanesque du chiffre. Rastignac empoche, mais « n'y compr[end] rien » ; du Tillet proclame Nucingen « le plus grand financier européen5 » ; le baron est à l'apothéose. À sa façon, La Maison Nucingen n'a rien à envier aux conspirations les plus exaltantes de L'Histoire des Treize.

Sauf qu'à l'inverse des Treize, il y a un chef dans cette société secrète : Nucingen. Banquier alsacien, juif converti au catholicisme, on le reconnait, d’un roman à l’autre, à son accent. Époux de Delphine de Nucingen, il apparaît pour la première fois dans Le Père Goriot, puis dans Melmoth réconcilié, avant de s’éprendre maladivement d’Esther dans Splendeurs et misères des courtisanes. D'après le décompte de Fernand Lotte, il est d'ailleurs le personnage le plus reparaissant de La Comédie humaine. Or, paradoxalement, il est l'un des moins présents de La Maison Nucingen, où il n'est qu'un homme de l'ombre, un marionnettiste, à l'aise aussi bien dans les manipulations financières que conjugales. Delphine, Rastignac, d'Aiglemont, Beaudenord, du Tillet, Desroches, Claparon, Werbrust, Palma, les Keller, les Matifat, les d'Aldrigger, toutes ces existences sont dirigées, de près ou de loin, par cette tutelle invisible. Et autour du banquier circulent une série de noms, d'histoires, de drames, évoqués dans une atmosphère de connivence aigrie par « quatre des plus hardis cormorans éclos dans l'écume qui couronne les flots incessamment renouvelés de la génération présente6 », Blondet, Bixiou, Finot et Couture. Nous sommes au cœur de la systématique balzacienne, dans un roman sans personnage principal, mais constitué presque uniquement7 de personnages reparaissants. La circulation, toujours, et ce plaisir de voir ou de revoir des figures que l'on a vues et que l'on reverra.

Alors, par sa forme, par ses thèmes, par son inscription dans La Comédie humaine, La Maison Nucingen offre tout ce qui peut plaire à un lecteur de Balzac. Au-delà de sa difficulté, qui est véritable et qu'on ne peut chasser d'un revers de main, c'est une œuvre virtuose, qu'il ne faut pas fuir mais analyser. Tel est l'objectif de cette journée, susciter et promouvoir des lectures d'un texte injustement négligé.

 

Toute approche est la bienvenue, dès lors qu'elle vise à approfondir notre connaissance du roman. Étude formelle, thématique, comparée, etc. À titre d'exemples, on pourra travailler sur :

  • les raisons de « l'illisibilité » du texte

  • la mise en place stylistique du récit-conversation

  • la parole masculine ; l’éthos masculin dans le récit-conversation

  • le discours économique sous-jacent

  • le rôle dans La Comédie humaine

  • les femmes puissantes d’hommes puissants dans La Comédie humaine

  • l’argent dans l’ombre et dans la lumière : Grandet, Gobseck, Nucingen

  • le rôle dans la littérature économique

  • figures du Mal dans La Comédie humaine

Ce ne sont que des pistes, et l'on saura bien élargir au-delà ces balises.

 

Les propositions de communication, entre 300 et 500 mots, seront à envoyer au crp19e@gmail.com, avant le 6 février 2015.

1Maurice Bouvier-Ajam, « Les opérations financières de La Maison Nucingen », dans Europe, 43ͤ année, janvier-février, 1965, p. 28.

2Pierre Citron, « Introduction à La Maison Nucingen », dans La Comédie humaine, t. 6, Gallimard, coll. Pléiade, 1977, p. 326.

3Pierre Laforgue, « "Il y a toujours du monde à côté" : énonciation et énoncé dans La Maison Nucingen », dans Le miroir et le chemin : l'univers romanesque de Pierre-Louis Rey, textes réunis et présentés par Vincent Laisney, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006.

4Ibid., p. 369.

5Ibid., p. 388.

6Ibid., p. 330.

7L'exception portant sur les d'Aldrigger.