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Le réel et la bande dessinée (La Rochelle)

Le réel et la bande dessinée (La Rochelle)

Publié le par Marc Escola (Source : Soazig Villerbu)

Le réel et la bande dessinée

Université de Limoges & de La Rochelle

Depuis l’après-guerre où la bande dessinée était avant tout destinée aux enfants, le marché du livre s’est diversifié et l’extension des publications accentue les effets de concurrence entre ouvrages, entre auteurs et entre éditeurs. Parmi les nouveaux récits qui émergent figurent en bonne place ce que l’on a l’habitude d’appeler les récits du réel, catégorie où s’agglomèrent de multiples formes, qui ont pour particularité d’appartenir plus ou moins au champ de la non-fiction. Selon Laurent Gerbier (2020), « On peut ainsi considérer la bande dessinée du réel comme la « ligne de front » propre aux années 2000-2010 ».

Néanmoins, ce terme, accepté et repris par la plupart des journalistes et des éditeurs, pose question : comme l’expliquait Jean-Louis Gauthey, il regroupe des figures narratives très différentes, qui vont de la biographie à l’autobiographie et à l’autofiction, du carnet de voyage à la bande dessinée de reportage, de l’apport de connaissance à la vulgarisation scientifique. Si les veines autobiographique, autofictionnelle ou journalistique ne sont pas nouvelles, elles se sont beaucoup développées au cours des dernières décennies. Du côté du journalisme, notamment, la création de revues comme La revue dessinée, XXI, etc., a donné une large place à la bande dessinée de reportage. La vulgarisation scientifique est plus récente et s’incarne de manière particulièrement visible dans des collections dédiées (Octopus, La Petite bédéthèque des savoirs, Sciences en Bulle, etc.).

Deux mouvements convergents nourrissent la catégorie « bande dessinée du réel » qui, pourtant, sont bien différents.

D’un côté, on perçoit la volonté des auteurs de bande dessinée d’investir des champs nouveaux d’expression, que l’on trouve d’abord de manière dispersée, puis qui deviennent des thématiques plus centrales de certaines maisons d’édition, comme l’autobiographie et l’autofiction pour l’Association, Égo comme X et Cornélius, enfin qui s’affirment comme un courant plus affirmé et mieux reconnu, souvent sous l’étiquette du roman graphique.

De l’autre, l’envie de certains universitaires que leurs travaux ne restent pas dans l’entre-soi des chercheurs et de certains journalistes de trouver de nouvelles voies de diffusion vont converger avec la nécessité dans laquelle sont les auteurs de bande dessinée de trouver de nouveaux débouchés, pour amener au développement de la bande dessinée de vulgarisation scientifique et du reportage de bande dessinée.

Dans le premier cas, il y a l’affirmation d’une force créatrice à se saisir de formes narratives restées relativement inexploitées, dans le second cas, s’il existe bien quelques dessinateurs qui font œuvre de journalistes - on pense bien sûr à Joe Sacco - il y a le plus souvent une alliance entre universitaires ou journalistes et auteurs de bandes dessinées qui nécessite de revoir en partie le pacte narratif. Les œuvres ne peuvent alors être observées et analysées de la même manière.

Subjectivité et objectivité

La montée en puissance de l’autobiographie, en développant de nombreux sous-thèmes, permet des expressions artistiques fortes et différenciées, qui ouvrent de nouveaux horizons graphiques. Plusieurs de ces thèmes méritent d’être mentionnés.

Un certain nombre d’ouvrages portent sur le vécu professionnel des auteurs, depuis leurs années de formation (Journal de Fabien Neaud, Carnation de Xavier Mussat), jusqu’à des visions plus globales (La Bande dessinée ou comment j’ai raté ma vie de Benoît Barale, La Solitude du marathonien de la bande dessinée d’Adrian Tomine, Ma Vie d’artiste de Mademoiselle Caroline), déployant une réflexion sur le médium et la condition d’auteur. De même, on a vu se développer des ouvrages portant des points de vue spécifiquement féminins, émergeant parfois des blogs de dessinatrices comme ce fut le cas pour Pénélope Bagieu, Margaud Motin ou Mademoiselle Caroline. Le blog favorise sans doute le discours autobiographique et, en ce sens, participe du développement de cette forme narrative. Enfin, on pourrait parler de la sick-lit, qui a permis de nombreux témoignages d’auteurs sur leurs maladies (La Parenthèse d’Élodie Durand, Une Case en moins d’Ellen Forney) ou sur celles de leurs proches (L’Ascension du Haut-Mal de David B, Les Pilules Bleues de Frederik Peeters), thématique qui permet aussi l’ouverture vers des ouvrages d’autofiction débridés (Ted, Drôle de coco d’Émilie Gleason).

Ces thèmes, bien sûr non exhaustifs, montrent combien l’expression autobiographique ou autofictionnelle renforce la légitimité du discours des auteurs de bande dessinée à saisir la réalité et à témoigner d’expériences personnelles fortes. Ils permettent une reconnaissance liée directement au statut de l’artiste entrant en réflexivité, en lui autorisant un point de vue sur le monde qui dépend directement de sa propre place et du décalage qu’il crée, en tant qu’auteur, avec sa profession. Mais ces visions ne sont jamais dénuées d’une subjectivité forte, qui constitue en partie leur intérêt. On retrouve cette subjectivité potentielle du côté de la vulgarisation scientifique et du journalisme.

En ce qui concerne la première, le problème n’est cependant pas de même nature selon que l’on considère sciences dures et sciences humaines. Si les premières peuvent se baser sur des faits vérifiables et reproductibles, les secondes s’appuient sur des sources ou des recherches qui sont nécessairement moins stabilisées, laissant plus de place à l’expression graphique. On pourrait probablement aller encore plus loin dans le détail, en spécifiant les difficultés rencontrées par les différentes disciplines. Mais cela ne saurait empêcher que la narration infléchisse parfois l’appréhension même du réel.

En ce qui concerne le journalisme, le fait de proposer un point de vue sur le monde peut influer sur la manière dont les faits sont rapportés. Les aspects militants ne sont pas négligeables : on pense à Algues vertes, l’histoire interdite, d’abord publiée dans La Revue Dessinée, puis en album, mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Cet aspect revendicatif et souvent alternatif peut agir sur la narration.

Enfin, la recherche de la consécration est liée, dans les arts plastiques ou la littérature, à l’affirmation d’une originalité ou d’une singularité de l’œuvre. Or, journalisme et vulgarisation scientifique peuvent induire que les artistes se mettent au service de la vision d’un autre. Si cela n’empêche certes pas la créativité, le fait est qu’une partie de la production peut être vue de manière instrumentale, contrainte et soumise aux logiques de la transmission d’informations et de l’éclairage de savoirs. Comme le rappelle Laurence Bordenave, « Souvent, les BD qui se veulent informatives- explicatives en sciences sont bloquées dans cette nécessité de rigueur, de contenu. Ce qui fait qu‘elles manquent de fantaisie", au bénéfice de la lisibilité.

La non-fiction et les codes narratologiques

Qu’il s’agisse de biographies, d’autobiographies ou d’autofictions, la relation avec la réalité n’est jamais parfaitement claire et dépend soit du point de vue de l’auteur (dans le cas d’une biographie), soit d’une lecture subjective des faits (dans le cas d’une autobiographie ou d’une autofiction). Ces questions, largement soulevées dans le domaine littéraire, prennent une autre dimension au regard de la bande dessinée. En effet, l’expression graphique elle-même suppose des effets de style qui permettent de marquer le type de récit. Autobiographie et autofiction peuvent ouvrir rapidement sur des expérimentations graphiques (Journal et Carnation, cités plus haut, en sont de bons exemples), qui permettent de développer les codes narratifs de la bande dessinée. Si, en soi, ces genres ne sont pas les seuls à permettre cela, l’attention portée aux humeurs et aux émotions des personnages ouvre une gamme élargie de modalités d’expression.

Journalisme et vulgarisation nécessitent au contraire une assise factuelle qui se développe par l’appel aux cartes, aux tableaux et autres schémas. Les effets narratologiques propres au récit non- fictionnel peuvent alors interférer avec les codes habituels de la bande dessinée. Séverine Bourdieu développe cette question en montrant comment, dans les œuvres mêmes, les artistes vont baser leur narration sur le modèle-même du reportage : « Dans cette optique, la densité informative du reportage est un critère majeur, mais la mise en page et certains détails visuels, tels les illustrations photographiques, les notes de bas de page ou les éléments d’infographie, jouent un rôle non négligeable pour orienter la lecture vers un régime factuel » (Bourdieu, 2012, 14). Elle précise qu’on voit alors se développer dans le paratexte des ouvrages, des revues ou des journaux, des effets de légitimation, qui permettent soit de valider les compétences de l’auteur, soit de référencer ses sources.

Dans les deux cas, selon le type de récit, des codes particuliers peuvent être développés, qui nécessitent d’être décryptés, que ce soit en termes narratologiques ou sémiotiques.

Axes des propositions

Les auteurs sont encouragés à ne pas présenter de textes portant sur un seul auteur ou une seule œuvre, mais au contraire à tenter de réunir plusieurs œuvres dans un même corpus, justifié scientifiquement et permettant de mieux montrer le développement de la bande dessinée du réel au-delà d’une approche hagiographique.

Un premier axe porte sur l’histoire sociale de la bande dessinée du réel. Si l’émergence du terme en est quelque peu documentée (Groensteen, 2017, Gerbier, 2020), on manque de données chiffrées et d’analyses du cheminement qui a mené, tant du côté des éditeurs que des revues, à investir ces nouveaux secteurs narratifs. Que ce soit sur l’évolution des sous-genres de la bande dessinée du réel, séparément ou ensemble, sur les mécanismes qui ont présidé à leur reconnaissance éditoriale ou sur les spécificités de leur lectorat, il y a là matière à mieux déterminer la manière dont la bande dessinée du réel a su s’imposer sur le marché.

Un deuxième axe traite des auteurs de la bande dessinée du réel. Ont-ils un profil particulier ? Qu’il s’agisse de développer une bande dessinée engagée ou simplement rendant compte d’évolutions sociales, les auteurs qui s’inscrivent dans le courant de la bande dessinée du réel ont peut-être une histoire familiale militante (on pense aux parents d’Étienne Davodeau dans Les Mauvaises Gens), un âge qui les rend plus sensibles à certains aspects du monde contemporain, des expériences personnelles à délivrer. On peut penser aussi que les orientations des écoles de bande dessinée peuvent parfois jouer sur l’expression même des jeunes auteurs. Enfin, les binômes qui se constituent pour traiter d’un sujet particulier, que ce soit entre scientifiques et auteurs de bande dessinée dans le domaine de la vulgarisation scientifique ou de l’apport de connaissance, entre journalistes et dessinateurs dans celui du journalisme ou du témoignage, peuvent être examinés pour comprendre comment se déterminent les arbitrages narratifs.

Les modes d’expression de la bande dessinée du réel constituent le troisième enjeu de cet appel à contributions: Quel(s) que soi(en)t le(s) sous-genre(s) examiné(s), on retrouve là, considérablement élargies, des questions que posait déjà Mario Beaulac (2007) : il s’agit de rendre visibles les balises factuelles et les modes d’énonciation qui permettent d’ancrer les récits dans le réel, ce qui revient notamment à convoquer, en sous-main, les concepts de médiagénie et de médiativité (Marion, 1997), pour expliciter à la fois les prédispositions du factuel et du réel à se couler dans les moyens expressifs de la bande dessinée (médiagénie) et, complémentairement, à évaluer le potentiel véridictoire et réaliste intrinsèque de la bande dessinée (médiativité). Les analyses peuvent aussi bien être sémiologiques, narratologiques que poétiques, pourvu qu’elles prennent en compte les spécificités graphiques aussi bien que textuelles et méta-textuelles.

Bibliographie sommaire

« La bande dessinée, art reconnu et média méconnu », Hermès, La revue, 2009/2, n° 54, CNRS Ed.

Beaulac Mario, « ‘Je te dessine, donc tu es.’, Les auteurs de Bd (re)vus par leurs collègues », La bande dessinée à l’épreuve du réel, Pierre-Alban Delannoy (coor.) Les Cahiers du CIVAC, n°19, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 46-66.

Bourdieu Séverine, « Le reportage en bande dessinée dans la presse actuelle : un autre regard sur le monde », COnTEXTES, [En ligne], 11 | 2012, mis en ligne le 16 mai 2012. URL : http://journals.openedition.org/contextes/5362 ; DOI : https://doi.org/10.4000/contextes.5362

Delannoy Pierre-Alban (coord.), La bande dessinée à l’épreuve du réel, Les Cahiers du CIVAC, n° 19, L’Harmattan, Paris, 2007.

Dozo Björn-Olav, « Note sur la bande dessinée de reportage », Textyles, 36-37, 2010, 149-155.

Gauthey Jean-Louis, « La bande dessinée du réel est une imposture intellectuelle absolue », interview de Raphaël Bourgois, AOC, 24/04/21. https://aoc.media/entretien/2021/04/23/jean-louis-gauthey-la- bande...e-du-reel-est-une-imposture-intellectuelle-absolue/?loggedin=true

Gerbier Laurent « la bande dessinée du réel et la poésie de la non-fiction », Neuvième Art 2.0., Avril 2020. http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1288

Groensteen Thierry, La bande dessinée au tournant, CIBDI, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2017.

Marion Philippe, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, n° 7, pp. 62-88, DOI: https://doi.org/10.14428/rec.v7i7.46413 , 1997.

Marion Philippe, « Les images racontent-elles ? (Variations conclusives sur la narrativité iconique) » Recherches en communication, n° 8, Louvain, p. 129- 148. https://doi.org/10.14428/rec.v8i8.46603 , 1997.

Vandermeulen David, « La bd et la transmission du savoir », Gallimard, Le Débat, 2017/3 n° 195, p. 199-208.

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Modalités de soumission

Le présent appel à communication est ouvert à tou·te·s les chercheuses et chercheurs, quels que soient leur statut et leur origine. Nous les invitons à nous répondre en nous soumettant deux documents :

une fiche signalétique prenant la forme d’un court curriculum vitae exposant leurs axes de recherche ;

un texte anonyme en français ou en anglais de 3000 signes espaces compris maximum, présenté sans aucun enrichissement autre que l’italique ou le caractère gras, et adoptant une présentation standardisée (Times New Roman 12 pts pour le corps de texte, 10 pts pour les notes, aucun alinéa ou retrait de paragraphe, interligne 1,5). Ce texte présentera le positionnement théorique et le corpus retenus, ainsi que les principales conclusions attendues.
           
La proposition sera évaluée de façon anonyme par deux membres du comité scientifique de la journée d’étude. Elle doit nous parvenir aux adresses électroniques suivantes des membres du comité d’organisation :

sylvain.aquatias@unilim.fr
soazig.villerbu@unilim.fr
nicolas.couegnas@unilim.fr
laurent.hugot@univ-lr.fr

Les propositions sont attendues pour le 28 janvier 2022.

Les réponses seront données fin février 2022. La journée d’étude aura lieu le 19 mai après-midi et le 20 mai matin à La Rochelle.

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Comité scientifique

Sylvain Aquatias (Université de Limoges, GRESCO)
Jan Baetens (Université de Louvain, MDRN)
Vivien Bessière (Université de Limoges, CeReS)
Nicolas Couegnas (Université de Limoges, CeReS)
Erwin Dejasse (Université libre de Bruxelles, Philixte, ACME) Jean Depelley (journaliste, scénariste et traducteur)

Thomas Faye (Université de Limoges, CeReS)
Laurent Hugot (Université de La Rochelle, LIENSs)
Sylvain Lesage (Université de Lille, IRHIS)
Isabelle Licari-Guillaume (Université Côte d’Azur, LIRCES) Philippe Paolucci (Docteur en sémiologie, LERASS)
Pierre Pretou (Université de La Rochelle, LIENSs)
Gilles Ratier (journaliste)
Sylvain Venayre (Université de Grenoble, LUHCIE)
Soazig Villerbu (Université de Limoges, CRIHAM)