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"À la lisière". Entretien avec Caroline Lamarche, par Jean Kaempfer (Diakritik.com)

Publié le par Université de Lausanne

« À la lisière » : entretien avec Caroline Lamarche

par Jean Kaempfer

en ligne sur Diakritik.com le 28 avril 2021.

Jean Kaempfer s’entretient avec Caroline Lamarche (Nous sommes à la lisière, L’Ours, La Chienne de Naha, Dans la maison un grand cerf, etc.) dans le cadre du festival Littérature au Centre 2021, cette année en ligne en partenariat avec Diacritik. Une édition centrée sur « Littérature et animal ».

 

Comme les titres de vos livres déjà le montrent – L’Ours, La Chienne de Naha, Dans la maison un grand cerf, pour n’en citer que quelques-uns –, les animaux sont omniprésents dans vos livres. Et c’est un bestiaire très varié, qui va des insectes aux animaux domestiques et de rente, et inclut l’univers de la chasse. Ainsi, on a l’embarras du choix, pour aborder votre œuvre en suivant la piste animale. Je vous propose de le faire en deux temps, en allant du propre au figuré.

En un premier temps, nous avons les animaux tels que vous les présentez dans leur environnement concret, avec nos façons de les aborder, les usages, respectueux ou barbares, auxquels nous les soumettons. Nous sommes alors à la lisière, pour reprendre le titre de votre recueil de nouvelles, paru en 2019, en un premier sens, dans le lieu tout à la fois partagé et séparé d’une rencontre.

Mais, et ce serait là le deuxième temps de la discussion, les animaux nous sont aussi des miroirs ; parfois, leurs comportements éclairent les nôtres ; nous y puisons des modèles pour nous aider à vivre ; ils nous donnent à lire un monde second, riche en significations, où nous allons faire le plein de symboles. C’est là une autre lisière, mentale cette fois, sur laquelle les métaphores s’épanouissent et fructifient.

Une façon d’entrer en matière, me semble-t-il, cela pourrait être de considérer « Frou-frou », la première nouvelle recueillie dans Nous sommes à la lisière. Autour de la cane, qui en est l’héroïne, ce sont en effet diverses manières de se rapporter au monde animal qui sont déployées dans ce récit, où alternent l’idylle et la satire. Voudriez-vous préciser quelques éléments de la petite comédie humaine et animale que vous mettez ainsi en place ?

Ce bestiaire n’était en rien prémédité, mais je constate qu’il s’est en effet étoffé au fil de mes livres. Dans mon enfance, en ville, nous n’avions pas d’animaux familiers. Mais mes parents nous emmenaient le dimanche en forêt écouter le chant du coucou au printemps, le brame des cerfs à l’automne, à une époque où personne n’y allait. Mon attention aux oiseaux date de la mangeoire à graines que mon père avait installée sur l’appui de fenêtre de ma chambre, avant qu’on ne sacrifie le grand jardin voisin à un ensemble d’immeubles. Depuis je n’ai pu que constater leur raréfaction partout, pour des raisons évidentes — destruction de leur habitat, pesticides, disparition des insectes, pollution, etc. Bien avant de lire Printemps silencieux, de Rachel Carson, qui fut prophète dans les années soixante comme Greta Thunberg l’est aujourd’hui, j’étais consciente de ceci : un ciel sans hirondelles sera vide. J’ai travaillé comme bénévole dans un centre de revalidation pour oiseaux sauvages et j’ai constaté le même effondrement : de moins en moins d’oiseaux insectivores, d’oiseaux natifs, de plus en plus de gros pigeons porteurs de zoonoses. Les associations de bénévoles offrent pas mal d’occasions d’observer la comédie humaine. Les bêtes aussi, qui ont leur caractère, leurs particularités, leur manière personnelle de lutter, d’entrer en relation. Mon personnage partage sa vie avec la cane Frou-Frou, blessée. Sa mission est de la rendre à la vie sauvage. Or la blessure ne guérit pas tout à fait : la cane volera-t-elle un jour ? La personnalité de cette cane donne lieu à des scènes diverses qui illustrent la solitude des deux protagonistes, leur entraide mutuelle, leur quête de liberté en dépit des obstacles. Alors miroirs ? Modèles ? En tout cas, c’est un monde d’une intelligence inouïe. Etre conscient des lisières c’est marcher au bord de ce monde-là avec attention, précaution, sans hâte, en respectant son rythme, en l’observant sur le terrain plutôt qu’à travers les images de nos écrans dits « tactiles ». […]

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