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La distance critique, par Carlo Ginzburg (trad. M. Rueff, en-attendant-nadeau.fr)

La distance critique, par Carlo Ginzburg (trad. M. Rueff, en-attendant-nadeau.fr)

Publié le par Marc Escola

La distance critique, par Carlo Ginzburg (en ligne le 13 avril 2020)

À l’occasion de la nouvelle édition augmentée de son livre Occhiacci di legno. Dieci riflessioni sulla distanza, aux éditions Quodlibet, Carlo Ginzburg a accordé un entretien au journaliste Carlo Crosato pour l’hebdomadaire L’Espresso [1]. Martin Rueff en propose la traduction sur le site en-attendant-nadeau.fr.

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Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire. Trad. de l’italien par Pierre-Antoine Fabre. Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires » [2001], 256 p., 26 €

Carlo Ginzburg, Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique. Trad. de l’anglais et de l’italien par Martin Rueff. Les Presses du réel [2013], 208 p., 55 ill., 28 €

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Vous citez la formule de Tacite : « Fingunt simul creduntque ». Les hommes finissent donc par croire en ce qu’ils ont inventé ?

Tout à fait. Mais comment traduire « fingunt » ? Par « Ils imaginent » ou par « Ils construisent » ? En latin, le verbe fingo offre les deux significations, matérielle et immatérielle (le fictor, c’est le potier). Mais simul, « en même temps », fait de ces quelques mots de Tacite un des legs les plus importants et les plus inattendus de la littérature latine. Geppetto, le père de Pinocchio, m’a conduit à Tacite, et vice versa : en 2008, dix ans après Occhiacci di legno, j’ai écrit un essai, « Peur révérence terreur : Hobbes aujourd’hui », réimprimé en 2015 dans un livre publié par Adelphi. Dans l’essai sur Hobbes, j’ai suivi une indication de Vico et me suis servi de la phrase de Tacite pour analyser le frontispice du Léviathan : la célèbre image du géant, le Léviathan, composé d’une multitude de petits bonshommes qui regardent avec révérence, sans avoir conscience de ce qu’ils font, leur propre créature : l’État. Cette image condense la signification de l’œuvre de Hobbes.

« Les hommes se fabriquent des dieux et vénèrent leurs créations », suggère l’évangile gnostique de Philippe. Pensons aux relations que nous entretenons aujourd’hui avec le discours des médecins, ou avec les décrets qui se succèdent en Italie : que peut bien signifier notre conscience de la « fiction » des conventions, des catégories, des cérémonies, des pratiques ?

Sur l’opportunité qu’il y aurait à recourir au terme « fiction », avec ses nuances réductives, pour décrire ce qui est en train de se passer, il me faut tout de suite déclarer mon désaccord. Nous nous trouvons face à une tragédie : laissons Bolsonaro liquider le coronavirus comme s’il s’agissait « d’un simple rhume ». Face à la nouveauté de ce virus, les épidémiologistes tâtonnent dans le brouillard, et formulent, comme de juste, des hypothèses, dont pourront discuter ceux qui en ont la compétence. Quant aux conséquences politiques de tout ce qui est en train de se passer, elles sont aussi considérables qu’imprévisibles. Il y a quelques jours, la revue en ligne Le Grand Continent a republié la traduction de l’essai sur Hobbes auquel je faisais allusion pour en proposer la relecture à la lumière du coronavirus et de ses corollaires. Selon moi, une telle relecture n’a rien d’arbitraire. Mes recherches étaient nées des pages que Thucydide consacre à la peste d’Athènes, traduites par Hobbes, avec une petite variation significative. Je proposais d’y voir le germe de l’œuvre future de Hobbes : de nombreux éléments font penser que la dissolution des liens sociaux provoquée par la peste et décrite par Thucydide a contribué chez Hobbes à l’idée de la guerre primordiale de tous contre tous, avancée dans le Léviathan comme légitimation de l’institution de l’État. Ce thème revient sous une forme différente dans la conclusion de mon essai où je formule une hypothèse tout en espérant qu’elle ne s’avère jamais : confrontée à une pollution mondiale de proportions insoutenables, l’espèce humaine pourrait se trouver dans l’obligation de s’assujettir à un pouvoir encore plus envahissant et plus étouffant que celui mis en place dans l’État-Léviathan, dans le but de venir en aide à une nature dévastée et à un monde abîmé. […]

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