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Journée d'étude : "Guerre et fiction, ou les effets de la fiction sur la conduite de la guerre"

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Sandra Cureau)

Journée d’étude

14 juin 2022 – Guer (Morbihan)

CReC – FoReLLIS
 

Guerre & fiction ou les effets de la fiction sur la conduite de la guerre

 
Que serait toute la littérature occidentale voire mondiale sans l'Iliade ? La guerre et la fiction entretiennent des liens forts. La fiction alimente la guerre et s'en nourrit en retour. Les recherches ont souvent consisté à mesurer la part de véracité et de reconstruction des représentations et à envisager les réalisations destinées à faire œuvre de propagande (noircir l'ennemi, justifier la guerre...). On a pu également s'intéresser aux enjeux esthétiques, fonctionnels et moraux de la représentation fictionnelle des femmes et des hommes de guerre (de l'ennemi, de l'allié, du héros, du chef, de la troupe...), du temps (moment suspendu, accéléré...) et de l'espace de la guerre (territoires abîmés, étrangers, mère-patrie...), et de la guerre elle-même (comme moment mortifère, glorieux ou émouvant...).

Notre projet s'attachera quant à lui à comprendre dans quelle mesure les fictions ont pu influencer la vision qu'on peut avoir de la façon de mener une campagne et, de là, la conduite de campagnes elle-même par les militaires en particulier. En effet, un tournant se dessine en ce moment même à ce sujet. Le ministère des Armées français a décidé de lancer le projet « Red Team », ainsi présenté : « composée d’auteur(e)s et de scénaristes de science-fiction travaillant étroitement avec des experts scientifiques et militaires, elle a pour but d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. [...] Les travaux pour partie classifiés auront pour objectif de nourrir les réflexions stratégiques, opérationnelles, technologiques et organisationnelles des armées, mais également d’acteurs extérieurs au ministère[1] ». Aux États-Unis, l’amiral James Stavridis, ex-commandant suprême des forces alliées de l’OTAN, et Elliot Ackerman, écrivain et journaliste qui a servi huit ans dans l’U.S. Marine Corps (infanterie, renseignement et forces spéciales), se sont employés à rédiger un roman d’anticipation relatant un conflit à venir, 2034: A Novel of the Next World War (mars 2021), dont le New-York Times et d’autres journaux de grande audience ont vanté les mérites. Cet ouvrage n’est pas le premier du genre à envisager sous forme fictionnelle l’hypothèse d’une troisième guerre mondiale provoquée par des frictions entre la Chine et les États-Unis. Ghost Fleet: A Novel of the Next World War (parue en 2015, traduite en français en 2021, action située aux alentours de 2030) le faisait déjà. Ses auteurs, Peter W. Singer[2] et August Cole[3], sont des analystes proches des milieux politiques. Pas n’importe lesquels néanmoins : le premier est loin d’être un inconnu dans le monde de la cybersécurité… et dans celui des jeux vidéo, puisqu’il a participé à l’élaboration du scénario de Call of Duty. Le second, non-resident fellow à la Marine Corps University et ailleurs, est analyste et consultant pour des questions de sécurité extérieure. La page wikipédia du roman, par exemple, postule que « Le roman a été acclamé comme étant une explication indispensable de futurs conflits, et recommandé par l'élite militaire américaine [dont James Stavridis] comme livre de chevet pour les troupes[4] ». Le Point du 22 juillet note par ailleurs que la recommandation n’est pas limitée aux États-Unis : « Dans son discours de rentrée en septembre 2020, le général Vigilant, directeur de l’École de guerre, a exhorté les officiers à lire La Flotte fantôme, saluant “un scénario stratégique très plausible à l’horizon des cinq à dix ans ». Selon les commentaires qu’on trouve sur le site de Peter W. Singer, c’est ce qu’on appelle de la « useful fiction », mais aussi « a new type of novel, using the format of a technothriller to communicate nonfiction research », ou encore, « a visionary new form of storytelling – a rollercoaster ride of science-fiction blended with science fact ». Visionnaire et nouveau, jusqu’à quel point ?

Les officiers et les soldats (ayant servi plus ou moins longtemps) ont longtemps été aussi hommes de plume (comme J. Stavridis, ils ont beaucoup écrit : des manuels et recommandations dans l’art de la guerre ou des témoignages ou récits de leur vie), mais lorsqu’ils se sont intéressés à la fiction, ils ont écrit des textes sans rapport avec la guerre (Michel Marulle), ou en rapport avec des affrontements passés (Eschyle le premier), parfois de l’ordre du témoignage plus ou moins romancé. Une fiction portant sur un conflit à venir écrit ou recommandé comme outil pédagogique par un militaire semble être quelque chose de peu banal. Or, si des travaux existent sur les bibliothèques d’officiers, sur le théâtre aux armées, sur des œuvres de fiction évoquant la guerre en temps de guerre, il y en a peu sur la réception des fictions dans les milieux militaires et combattants, et encore moins sur la manière dont cette réception est éventuellement traduite ensuite en action. Est-ce parce que le phénomène est nouveau ?

Il s'agit de ne verser ni dans le panfictionnalisme, ni dans le panfactualisme[5], mais de tester la définition des liens entre l'art et la société, à l'instar notamment de Michael Baxandall ou de Danielle Haase-Dubosc[6], c'est-à-dire en essayant de comprendre sur quelles bases littéraires et fictionnelles les auteurs racontent la guerre (qu'ils l'aient vécue ou non) et, en retour, de comprendre l'influence des fictions sur les représentations mentales de la guerre, et donc sur sa mise en œuvre, chez les militaires[7] – c’est bien évidemment ce deuxième aspect que nous souhaitons privilégier. Les débats sur la définition de la fiction sont vifs actuellement : nous suggérons de la prendre dans un sens large afin d’ouvrir le champ au maximum. Ce projet pourrait donc proposer également une modeste contribution à la question si vaste et si actuelle de la fiction. Le champ d’étude se limitera à la sphère occidentale. Les corpus peuvent être filmiques, picturaux ou textuels au sens large, la limite entre les productions fictionnelles et non fictionnelles étant souvent floue de toute façon. Ils remplissent trois fonctions que nous aimerions décliner.

D'abord, ces corpus décrivent ou plutôt racontent les mouvements de troupes et les décisions du chef souvent moins en fonction de la réalité des faits qu'en fonction d'une idée de l'armée et de la stratégie que leurs auteurs se font en amont – qu'ils aient été eux-mêmes confrontés ou non au fait militaire, qui innervait autrefois les sociétés bien plus qu'aujourd'hui. Dans la relation qu’il fait de la révolte et de l'écrasement de Firmus en Maurétanie Césarienne en 373-375 par le général Théodose, Ammien Marcellin, lui-même homme de guerre, se focalise sur les mouvements de l'armée romaine qui forment des figures géométriques sur le territoire seulement suggéré de la province. L'aspect symbolique est plus signifiant aux yeux de l'auteur que la précision de la description de l'espace où a lieu le conflit : l'armée romaine ordonne le territoire. Qu'importent les détails de cet ordonnancement. Les aléas de la campagne disparaissent au profit d'un récit symbolique mettant en lumière les qualités de l'armée et, partant, de la civilisation romaines[8]. 

Ainsi, les récits de guerre, y compris quand ils sont sentis comme des reconstitutions historiques (même s'ils ne se présentent pas forcément comme tels), reposent sur des enjeux symboliques qui informent le propos.

Ensuite, la manière de raconter la guerre répond souvent moins à une réalité de la guerre et à une volonté accusée et assumée de réécriture (éventuellement propagandiste) du fait qu'à une recomposition presque imperceptible pour les auteurs eux-mêmes en raison d'un fonds culturel commun. Ammien Marcellin prend pour modèles Salluste, père des relations de guerres romaines en Afrique, ainsi que les scènes de la colonne trajane et de celle de Marc-Aurèle, si bien que son récit s'apprécie à la lumière de ses sources culturelles romaines avant même que comme récit d'une campagne particulière. 

La référence littéraire permet même de combler des lacunes. Les mouvements de l'adversaire peuvent être décrits sans possibilité d'en connaître les détails ni même les grandes lignes dans la mesure où ils ne sont pas compris, s'ils font partie de tactiques ou de mouvements inconnus de l'écrivain-témoin de la scène. Dès lors, les références littéraires et culturelles propres de l'écrivain sont utilisées pour tenter d'expliquer ce qu'il voit sans le comprendre. C'est le cas pour Marco Polo lorsqu'il relate les attaques faites par les voleurs Caraons dans la plaine de Camandu : selon lui, les voleurs ont des pouvoirs magiques qui leur permettent d'instaurer l'obscurité sur terre pendant plusieurs jours afin de profiter de ce brouillard dense pour piller le pays. C'est là confondre la cause et l'effet : le brouillard est en réalité utilisé par les troupes de voleurs pour accomplir leurs forfaits, mais Marco Polo, démuni face à cet usage des conditions climatiques dont il est personnellement victime, interprète le phénomène à la lumière de ce qu'on lui dit à Camandu, mais aussi d'un substrat littéraire occidental qui ne lésine pas sur les interventions magiques lors des batailles et des guerres.

Enfin, ces deux éléments – la reconfiguration fictionnelle de la guerre et l'intertextualité envahissante des auteurs de relations guerrières – peuvent nourrir à leur tour la lecture de la guerre que font les militaires en action. 

En effet, la fiction n'est pas un obstacle à la pratique de la guerre elle-même, bien au contraire. Elle peut ainsi constituer une réserve d'images et d'attitudes utiles en développant des facultés cognitives : d'anciennes histoires de ruse ont pu se concrétiser, une rhétorique d'exhortation pour entraîner les hommes à la guerre se développer et se transmettre, voire l'entraînement à la guerre elle-même a pu se déguiser en fiction pour pouvoir se faire. Ainsi, alors que Louis XII avait interdit les tournois, Huart de Bazentin et Aubert de Longueval en ont organisé un sous couvert de reconstituer un épisode d'un roman de Chrétien de Troyes[9], mettant en scène notamment Lancelot. Bien sûr il faut se garder du panfictionnalisme et faire la différence entre tout ce qui a trait à la simulation (simulateurs de vol, de tir, SWORD...), aux croyances, aux idéologies, et ce qui est à proprement parler de la fiction, sans oublier le cas très singulier des « fictions juridiques », susceptibles d’être mobilisées dans le cadre, par exemple, de la justification des interventions militaires. On peut cependant poser la question des liens qui existent entre ces différents champs.  

Sans doute faudrait-il aussi distinguer entre d’une part une fiction qui viendrait fournir un ensemble de scenarii, laissant aux militaires la question des décisions, comme cela semble être l’ambition de la Red Team, et d’autre part une fiction représentant, sous de multiples formes, des modèles de décisions.

De fait, les décisions et les mouvements eux-mêmes, au cœur de la bataille ou de la guerre, semblent parfois répondre davantage à une idée préconçue – de la fonction du chef, de la stratégie, de la pertinence de la ligne droite par rapport à la ligne courbe... – alimentée par la consommation de fictions (romans, théâtre, jeux vidéo...) qu'à une réalité. Les productions culturelles déterminent en effet ce qu'est un beau mouvement ou une belle action individuelle dans l'esprit des militaires qui ont une certaine culture, ce qui est le propre des officiers, dont certains prennent d'ailleurs la plume. Le « panache » hérité de Rostand en est un exemple malheureux : pétris de la lecture de Cyrano de Bergerac, comme en témoignent les productions théâtrales de fin de formation écrites et montées par chaque promotion, de jeunes officiers sortis de Saint-Cyr montant à l’assaut en gants blancs se sont fait tuer en 1914 au nom d'un idéal littéraire – se cristallisant ensuite en une sorte de mythe encore vivant. S’il convient de se demander si cet épisode relève de l’exception, ou si au contraire il est le signe de l’existence de multiples formes d’influences subtiles, parfois non conscientisées. On sait que la figure du grand général a été durablement dessinée dans un ouvrage beaucoup lu par Napoléon, les Vies parallèles de Plutarque, dont le but était surtout philosophique et moral.

Mais n’y a-t-il pas alors un danger ? Si l'on mène une campagne à l'aune de ses représentations culturelles, façonnées et imprimées en chacun en grande partie par la consommation de fictions, n'y a-t-il pas un risque d'aveuglement sur les réalités du combat, et donc d'échec militaire et, pour l'individu, de mort ? Si l'on forge un droit de la guerre en fonction des fictions héroïques qu'on a lues, quelle universalité peut-on lui attribuer ? C’est à cet égard que se pose la question de la croyance, la fiction pouvant être le vecteur, le révélateur ou le dénonciateur de croyances ancrées dans une société : comment envisager la mort des combattants et des combattantes, celle des adversaires, celle des alliés ? Que faire de l'empathie dans la guerre, elle qui est aujourd'hui au cœur des recherches sur la fiction ? Quel code déontologique adopter, et alors faut-il l'analyser en termes de fiction, en termes de représentations ou de discours ? La figure du jeune officier idéaliste à laquelle s’oppose le vétéran pragmatique et débarrassé des belles idées (qui ressemblent fort à des fictions) sur la guerre est un type des fictions contemporaines (voir La 317e Section par exemple, Pierre Schoendoerffer ayant été lui-même engagé dans la guerre d’Indochine ; Le Hussard bleu ; Capitaine Conan). Ce type fleurit sans doute après 1914, la réalité de la guerre ayant creusé un écart béant avec les récits et les discours qui en avaient été faits au préalable, même si des antécédents existent (Fabrice del Dongo à Waterloo dans La Chartreuse de Parme). Y a-t-il des phénomènes d’identification, de rejet…, capables de s’activer sur le terrain, et dans quelle mesure ? 

 Le projet se décomposera en deux ou trois parties. 

-        Une première journée, qui aura lieu à l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan (Guer, Morbihan) le 14 juin 2022, portera sur la période contemporaine, en prenant son point de départ en 1870, avec la guerre franco-prussienne. Les périodes les plus récentes de notre histoire présentent des facilités d’étude en raison de l’accès à des documents qui permettent de saisir la réception (écrits du for privé, interviews…). De plus, il s’agira d’apprécier l’ampleur du phénomène à notre époque. Il se peut, selon le nombre des propositions reçues, que nous organisions une deuxième journée d'approfondissement à l’Académie militaire fin 2022, sur la même tranche chronologique, avec possibilité d’en prendre connaissance à distance.

-        Une seconde journée d’étude, qui aura lieu à l’université de Poitiers (date à définir, printemps 2023, organisée par Sandra Cureau, Anne Debrosse, Yann Lagadec, Lionel Mary et Ana Maria Misdolea), s’intéressera aux siècles qui précèdent, afin de mesurer la pérennité et les racines des éléments dégagés au cours de la première journée. L’usage de la fiction comme exploration sérieuse, comme capable d’apprendre aux militaires à réagir dans les faits, etc., n’est-il qu’un effet de notre monde contemporain ?

 

Les propositions pour la période contemporaine sont à envoyer avant le 25 novembre 2021 aux quatre adresses suivantes :

sandra.cureau@st-cyr.terre-net.defense.gouv.fr
anne.debrosse@univ-poitiers.fr
yann.lagadec@st-cyr.terre-net.defense.gouv.fr
ana.misdolea@st-cyr.terre-net.defense.gouv.fr


 
[1] https://redteamdefense.org/decouvrir-la-red-team
[2] https://www.pwsinger.com/biography/
[3] https://www.augustcole.com/
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Flotte_fant%C3%B4me_(roman)
[5] Il faut rappeler, avec Françoise Lavocat Fait et fiction. Pour une frontière, p. 378, la chose suivante : « La période historique dans laquelle nous vivons est caractérisée par un grand mouvement de balancier entre le panfictionnalisme des années 1980 et un panfactualisme diffus, qui s'exprime aussi bien dans la « faim de réel » dont se disent saisis essayistes et poètes, que dans la valorisation du documentaire ou encore dans l'insistance critique sur ce que font les fictions à la vie ».
[6] Michael Baxandall, « Art, Society and the Bouguer Principle », Representations, n. 12 Autumn, 1985, p. 32-43 ; Danielle Haase-Dubosc, « Armide, la blanchisseuse et les autres. Une tentative de mise en relation de l'art et de la société », Le Verger « Viol et Ravissement », juin 2013.
[7] Les questions de croyance et d’idéologie, dont les fictions se nourrissent et qu’elles alimentent, ne seront envisagées que dans leurs liens étroits avec la fiction.
[8] Lionel Mary, « Per exustas caloribus terras : la formalisation de l’espace maurétanien au livre 29 des Res gestae d’Ammien Marcellin », dans le colloque La représentation du sol par l'image et l'écrit dans l'Aurès préhistorique, antique et médiéval, Nanterre, 2019.
[9] Voir Françoise Lavocat, op.cit., p. 349.

  • Responsable :
    S. CUREAU - A. DEBROSSE - Y. LAGADEC - A. MISDOLEA
  • Url de référence :
    https://forellis.labo.univ-poitiers.fr/
  • Adresse :
    Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, Guer (Morbihan)