Essai
Nouvelle parution
H. Meschonnic, Poétique du traduire

H. Meschonnic, Poétique du traduire

Publié le par Bérenger Boulay

Henri Meschonnic, Poétique du traduire. Paris: Verdier, 1999,  480 p. px_blanc.gif


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  • ISBN : 978-2864323075
  • 30,20 €

 

Présentation de l'éditeur:

    Ce livre est une théorie d'ensemble de la traduction. Par son pointde vue et son ampleur, il n'a pas d'équivalent parmi les ouvrages quitraitent du traduire.
     Il propose une critique, c'est-à-dire une fondation, des principes qui relient l'acte de traduire à la littérature.
     Ilcommence par l'examen des idées reçues, et l'histoire de la traductionen Europe, continent culturel bâti sur des traductions, à l'inversed'autres, et bâti sur l'effacement de leurs effacements.
     L'objetest de fonder la nécessité de tenir l'acte de traduire, et sesrésultats, par le fonctionnement des oeuvres littéraires. D'où unecritique de l'étude des traductions comme discipline autonome, quirevient à la remettre à l'herméneutique, aux seules questions de sens,en méconnaissant que le langage fait autant et plus qu'il ne dit.
     La question de la poétique est comment.
     Seule une théorie d'ensemble du langage et de la littérature peut situer la spécificité du traduire.
     Caron ne traduit pas seulement des langues, mais des textes. Si onl'oublie, cet oubli se voit. C'est ce qu'il faut montrer. L'élémentdéterminant est ici le rythme, et le continu.
     Poétique du traduire prolonge Critique du rythme.
     Unepremière partie établit la poétique du traduire comme éthique etpolitique des rapports entre identité et altérité, dans lestransformations du traduire. Une seconde partie met des traductions àl'épreuve d'une poétique des textes. La théorie et la pratique sontinséparables.
     Les textes traduits vont du sacré à la poésie,au roman, au théâtre et à la philosophie. Ils passent par l'hébreubiblique, le grec ancien, le chinois classique, l'italien, l'anglais,l'allemand et le russe.

Notice rédigée par Alexandre Gefen (1999): 

Poétique de la traduction, un long et riche essai d'HenriMeschonnic (Verdier, 1999) touchant aux problèmatiques esthétiques etpoétiques de la traduction, que l'on ne saurait réduire à une simple tekhneet dont les implications éthiques, politiques et métaphysiquesapparaissent aujourd'hui immenses. A placer dans la lignée des grandesréflexions d XXème. sur l'art de traduire, depuis le génial Sous l'Invocation de saint Jérome de Valery Larbaud jusqu'au merveilleux Après Babel de G. Steiner.
AG

Revue de presse:

 La Tribune internationale des langues vivantes, n° 28, novembre 2000,
     par Jean-Pierre Attal,

     Que l'on vive actuellement un âge d'or de la traduction, celane fait aucun doute. Les causes en sont multiples, tout autantpolitiques, économiques, que scientifiques ou littéraires, et l'AELPLaussi bien que La TILV ont, depuis le début de leurexistence, donné à ce domaine du langage la place légitime qui luirevient, en organisant des colloques, en ne publiant la plupart destextes littéraires qu'en édition bilingue, même lorsqu'ils sontoriginellement écrits en français, en créant des collectionsspécifiques, en rendant compte, de façon régulière, sous formed'interviews ou d'articles, des ouvrages qui traitent de la question.
     Une des publications d'Henri Meschonnic, De la langue française, a fait l'objet d'un recensement dans le n'23 de La TILV sousla plume de Frédéric Lamotte. Une critique d'humeur qui s'explique enpartie par le fait que F.L. connaît assez mal l'oeuvre considérable deMeschonnic et qu'il n'a donc pas replacé l'ouvrage dans son contexte.Avec Poétique du traduire, Meschonnic donne une sorte derécapitulation de tous ses thèmes favoris, ou mieux un exposé quasicomplet de sa doctrine, Car il est un des rares, peut-être le seul, deslinguistes actuels, à avoir bâti, à partir de l'acte de traduire, unvéritable système philosophique. Cette théorie d'ensemble de latraduction s'ouvre aux principes généraux de l'écriture et de laré-écriture. H. M. sort la traduction de sa condition ancillaire pourlui donner « un rôle unique et méconnu comme révélateur de la pensée dulangage et de la littérature » (p. 10), parce que « Traduire met en jeula représentation du langage tout entière et celle de la littérature.Traduire ne se limite pas à être l'instrument de communication etd'information d'une langue à l'autre, d'une culture à l'autre,traditionnellement considéré comme inférieur à la création originale enlittérature. C'est le meilleur poste d'observation sur les stratégiesdu langage, par l'examen, pour un même texte, des retraductionssuccessives » (p. 14). Dans cette optique, c'est tout unarsenal de termes et de concepts qui est inventé ou ré-inventé.H. M. les dresse en une série de couples contraires dont on pourraitdonner un tableau (qui est nôtre) pour en montrer la processionarticulée :
Langue VS Discours
      DISCONTINU                             CONTINU
     HISTORICISME                          HISTORICITÉ
     IDENTITÉ                                    ALTÉRITÉ
     BINARITÉ                                   PLURALITÉ
     EMPIRISME                                EMPIRIQUE
     SÉMIOTIQUE                             SÉMANTIQUE
     SENS                                             SIGNIFIANCE
     ÉNONCÉ                                       ÉNONCIATION
     STYLISTIQUE                             POÉTIQUE
     MÉTRIQUE                                  RYTHMIQUE
     INTERPRÉTATION                    TRADUCTION

     À gauche (ou à sinistre) se classent les termes à sens mauvais,à droite ceux à sens juste qui s'y opposent. C'est donc dans un universintellectuel spécifiquement aimanté que se meut la pensée de l'auteur.Il faut bien entendre, cependant, que ces termes n'acquièrent cettequalité négative ou positive que dans le contexte précis de l'acte detraduire. C'est dans le rapport à la traduction que s'opposent langue àdiscours, discontinu à continu, etc., dans ce que H. M. appelle « lapoétique du traduire ou du retraduire ». C'est là que « la confusionentre langue et discours est la plus fréquente et la plusdésastreuse ». Car traduire ce n'est pas uniquement faire passer ce quiest dit d'une langue dans une autre, c'est aussi participer à uneactivité du sujet qui, de sujet de l'énonciation et du discontinu de lalangue, « peut devenir une subjectivation du continu dans le continu dudiscours, rythmique et prosodique » (p. 12). La traduction d'un textelittéraire (c'est uniquement de cela qu'il s'agit, bien entendu) doitainsi faire ce que fait un texte littéraire, par sa prosodie, sonrythme, sa signifiance ; ce qui déplace radicalement les préceptes detransparence et de fidélité de la théorie traditionnelle. L'équivalencene se pose plus de langue à langue, mais de discours à discours, eneffaçant l'identité pour faire valoir l'altérité dans son historicité.Réduire la traduction à un pur moyen d'information, c'est du même coupréduire la littérature tout entière à de l'information, une informationsur le contenu des livres. Si le traducteur est un passeur, il lui fautprendre bien garde de ne pas être un Charon passeur de morts qui ontperdu la mémoire. Pour la poétique, la traduction n'est par conséquentni une science ni un art, mais une activité qui met en oeuvre une penséede la littérature, une pensée du langage (p. 16-18). Définir une bonne traductionen termes d'équivalence, de fidélité, de transparence, c'est la pensercomme une interprétation. Or l'interprétation est de l'ordre de lalangue, du sens, du signe, du discontinu, radicalement différente dutexte, du discours qui fait ce qu'il dit, qui est porteur et porté. L'interprétation n'est que portée. La bonne traduction doit faire autant que dire. Elle doit, comme le texte, être porteuse et portée. À la conception fallacieuse qui oppose les sourciers (qui louchent vers la langue de départ, en tâchant de la calquer) aux ciblistes (qui regardentdevant eux vers la langue d'arrivée et qui ne pensent qu'à préserver lesens), la poétique répond que l'unité du langage n'est pas le mot etson sens, mais le discours, le système du discours, une sémantique sanssémiotique. L'unité, pour la poétique, est de l'ordre du continu - parle rythme, la prosodie - et non pas du discontinu qui distingue languede départ et langue d'arrivée, signifiant et signifié, sans s'aviserqu'une pensée fait quelque chose au langage et que c'est ce qu'ellefait qui est à traduire. Il n'y a qu'une source, c'est ce que fait un texte ; il n'y a qu'une cible, faire dans l'autre langue ce qu'il fait (p. 23).
     J'aiété d'autant plus sensible à ces arguments que je les ai moi-même,d'une certaine manière, exposés et défendus à plusieurs reprises depuisplus de trente ans : principalement dans ma Traduction et commentaire de Homage to Sextus Propertius d'Ezra Pound (in L'Image « métaphysique », Gallimard, 1969), et, l'année dernière, dans la postface à ma traduction en vers anglais du Cimetière marin de Paul Valéry, L'Art poétique de Paul Valéry ou la traduction sans réduction,(La TILV, éditeur, Collection Traduire, 1999) où, m'appuyant sur lespropos mêmes de Valéry qui disait que la poésie implique une décisionde changer la fonction du langage et que la composition d'un poèmerelève plus du faire que du dire, j'ai tenté de rapporter àla traduction ces principes de non réduction du langage aux unités dela langue (signe et sens), pour mieux s'attacher à la signifiance et aurythme, et comme le dit Meschonnic : «… traduire le récitatif, le récitde la signifiance, la sémantique prosodique et rythmique, non lestupide mot à mot que les ciblistes voient comme la recherche poétique[...], parce que le mode de signifier, beaucoup plus que le sens desmots, est dans le rythme [...], c'est pourquoi traduire passe par uneécoute du continu » (p. 24-25).
     Il faut donc, à mon avis,saluer la longue recherche de Meschonnic, lui reconnaître non seulementson originalité dans l'effort de théorisation, et par conséquent sanouveauté, mais aussi l'importance intellectuelle de sa revendicationultime qui donne à la traduction le statut d'une véritable écriture :« Traduire n'est traduire », dit-il, « que quand traduire est unlaboratoire d'écriture ». Et il poursuit : « S'il y a une aventure,c'est celle de l'historicité. Le rapport entre écrire et traduire estune parabole, une histoire apparente dont le sens est caché. Il semontre après coup. Écrire ne se fait pas dans la langue, comme si elleétait maternelle, donnée, mais vers la langue. Écrire n'est peut-êtrequ'accéder, en s'inventant, à la langue maternelle. Écrire est, à sontour, maternel, pour la langue. Et traduire n'est cela aussi que sitraduire accepte le même risque. Sinon traduire est une opérationd'application, de conscience bonne ou mauvaise (l'honnêteté, lafidélité, la transparence)... » (p. 459).
     Traducteur lui-mêmeet poète, il propose dans la seconde partie de son ouvrage une série deconfrontations de traductions des Sonnets de Shakespeare,entre autres, (p. 275-307), où il compare et commente les traductionsde F.-V. Hugo, Charles-Marie Garnier, Pierre-Jean Jouve, Jean Fuzier,Henri Thomas, Armel Guerne, Jean Rousselot, Jean-François Peyret, JeanMalapate et les siennes propres, des sonnets 27, 30 et 71. On regrettequ'il ait ignoré celles de Maurice Blanchard, poète moderne méconnu,qui aurait trouvé ici une juste place. La traduction par Meschonnic dusonnet 27 est tout à fait réussie, grâce, il me semble, à unerésurgence (il le reconnaît lui-même) du rythme scévien. On peut ne pasêtre toujours d'accord avec ses commentaires et ses jugements devaleur, mais l'ensemble est une bonne illustration de sa théorie.
     Cette seconde partie consacrée à la pratique comprend aussi l'étude d'un récit de Kafka, Eine kleine Frau, Une petite femme (p. 319-342), d'un texte philosophique de Humboldt, Sur la tâche de l'écrivain de l'histoire (p. 343-393) ; de la traduction-mise en scène de La Mouette deTchékhov d'Antoine Vitez (p. 394-419) et enfin de la traduction dusacré et du rapport au divin (p. 427-458), en particulier du passage dela Genèse sur la tour de Babel qui est, selon H. M., la scène primitivede la théorie du langage, et de la traduction et où il propose cecurieux néologisme embabeler.

 Le Monde, vendredi 4 juin 1999
     par Pierre Lepape
 Fidèle, mais à quoi ?

     Dans la cent vingt-huitième des Lettres persanes, Ricaraconte à Usbek la rencontre entre un géomètre follement épris deméthode et de régularité, et un traducteur. « J'ai une grande nouvelleà vous apprendre, dit le traducteur, je viens de donner mon Horace aupublic. — Comment !, dit le géomètre, il y a deux mille ans qu'il yest. — Vous ne m'entendez pas, reprit l'autre : c'est une traduction decet ancien auteur que je viens de mettre à jour ; il y a vingt ans queje m'occupe à faire des traductions. — Quoi ! monsieur, dit legéomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ? Vous parlez pourles autres, et ils pensent pour vous ? »
     Les traducteurs nepensent pas, sinon à l'ombre des auteurs qu'ils ont choisi de servir,voilà leur réputation. Eux-mêmes revendiquent, pour la plupart, cestatut subalterne comme une vertu professionnelle. Ils doivent êtremodestes, ils doivent s'effacer jusqu'à faire oublier que le texte dontils proposent la version provient d'une autre langue. Leur excellencese confond avec leur transparence. Et la bonne traduction avec le naturel ; entendez : celui de la langue d'arrivée.
     Cetteconception, admise comme celle du bon sens et de la saine moraleartisanale, fait bouillir de rage Henri Meschonnic. Il faut direquelques mots d'Henri Meschonnic, en sachant qu'on ne devrait pas avoirà le faire : tous les lecteurs devraient le connaître. Depuis unetrentaine d'années, ce professeur de Paris-VIII a développé, à traversses cours, ses essais théoriques, ses poèmes et ses traductions, unepensée et une pratique de la langue et de la littérature dontl'influence est considérable, tant en France qu'à l'étranger, tant surles meilleurs écrivains que sur la communauté des chercheurs – enlettres, en histoire, en linguistique et en philosophie. Lorsqu'onfera, dans une vingtaine d'années, le bilan intellectuel de la Francedans le dernier quart du siècle, il y a tout à parier que Meschonnic yfigurera. Cette certitude a quelque chose de rassurant.
     MaisHenri Meschonnic, il est vrai, ne fait pas grand chose pour se mettre àla portée du grand public. Il préfère, et de loin, faire monter lepublic jusqu'à lui. Il veut, dit-il, reprenant Victor Hugo, des« lecteurs pensifs »: « Lecteur pressé s'abstenir. Mais s'absteniraussi de comprendre quoi que soit au langage, dont même le lecteurpressé est composé tout entier. » Comprendre ce qui nous fait vaut bienun petit effort. Ce n'est donc pas forcément pour décourager les bonnesvolontés un peu paresseuses que l'auteur précise dans les premièreslignes de sa Poétique du traduire : « Ce livre n'a pu être pensé que comme une partie d'un travail d'ensemble, qui va de Pour la poétique 1 à Critique du rythme, à Politique du rythme, politique du sujet 2 et à De la langue française 3.On se tromperait lourdement sur la poétique, et sur ce que c'est quetraduire, si on s'imaginait qu'on pourrait lire un livre sur latraduction, tel que je l'ai écrit, séparément des autres, et sans lesconnaître. » Nous voilà donc invités à un grand voyage, pas à ducabotage. Nous voilà parés pour l'été.
     On se tromperaitpourtant à croire que les livres de Meschonnic – et ce dernier enparticulier – sont difficiles. Ils essaient de penser notre expériencela plus commune, notre parole dans la multiplicité des langues. Maisils sont complexes, comme la réalité elle-même, et ils sont écrits :Meschonnic ne se contente pas d'enfiler des énoncés et desdémonstrations, des exemples et des conclusions. Sa pensée sur lapoétique est elle-même poésie, c'est-à-dire littérature, action sur lelangage, expérimentation, stratégie des effets, engagement personnel,histoire : discours.
     Pour comprendre ce que fait lelangage, la traduction est un terrain d'expérience privilégié. Maispour bien traduire, il est indispensable de penser le langage, de quoiil est fait, comment il agit. La pratique et la théorie se répondent,se critiquent et s'enrichissent continûment. Le livre est construit surcet échange et cette tension. Dans une introduction, très dense,Meschonnic pose les principes de son entreprise. Cela prend volontiersla forme de dogmes qui sonnent comme des évidences. Ainsi de la fameusecomparaison du traducteur comme un passeur ; « Passeurest une métaphore complaisante. Ce qui importe n'est pas de fairepasser. Mais dans quel état arrive ce qu'on a transporté de l'autrecôté. Dans l'autre langue. Charon est aussi un passeur. Mais il passedes morts. Qui ont perdu la mémoire. C'est ce qui arrive à bien destraducteurs. » Dans les chapitres suivants, Meschonnic soumet sesdogmes, ceux des autres théories et les pratiques de ceux quiprétendent n'avoir point besoin de théorie, au feu de la critique.C'est un joli bûcher : « La poétique est le feu de joie qu'on fait avecla langue de bois. »
     À chacun sa langue de bois. Meschonnic, qui a déjà consacré un livre au Langage Heidegger 4,ne revient que pour mémoire sur le vague théorique de la phénoménologiedu langage – type Michel Serres ou George Steiner – où traduire,interpréter et comprendre sont équivalents. Il n'y a plus langue, quedes signes et des interprétants. Où est passée la littérature ? C'estla même question qu'il pose aux linguistes structuralistes, beaucoupplus sévèrement. Il est vrai que ces derniers tiennent le haut du pavé,au prix, affirme Meschonnic d'un long contresens sur Saussure. Avecleurs beaux scalpels, couteaux à lexique, tranchoirs morphologiques etciseaux syntaxiques, les linguistes peuvent pratiquer avec dextéritél'anatomie d'un texte, mais ils n'atteignent que du mort, dudescriptif, du sens, des schémas de fonctionnement, de la langue. Lavie leur échappe : ce que fait le texte à la langue, ce qu'ily aurait précisément à traduire. Ce que Meschonnic nomme discours,rythme, poésie, oralité : « L'oralité, comme marque caractéristiqued'une écriture, réalisée dans sa plénitude seulement par une écriture,c'est l'enjeu de la poétique du traduire. » Ce n'est pas le parlé,c'est le « primat du rythme dans le mode de signifier ». C'est le modede présence du sujet, historiquement inscrit, dans le texte. « Il endécoule clairement que, dans un texte littéraire, c'est l'oralité quiest à traduire. » L'acte littéraire qui est une énonciation, et non unénoncé. Dès lors, la vieille querelle de la traduction entre ceux quiprivilégient la langue d'origine et ceux qui donnent tous leurs soins àla langue d'arrivée n'a plus grand sens. Pas plus que les déplorationssur l'intraduisible. Tout peut être traduit, pourvu qu'on s'en donne lapensée et les moyens littéraires, à commencer par la poésie, où il y amoins de risque à confondre littérature et information. À conditiond'en finir avec le mythe de Babel et avec la nostalgie d'une langueunique où les différences seraient enfin effacées. Alors que traduire,c'est traduire le différent. L'autre comme autre. Comme le faisaitsaint Jérôme lorsqu'il retraduisait la Vulgate en hébraïsant fortement le latin.
     C'est pourquoi les bonnes traductions ne meurent pas. Celle des Mille et Une Nuitsde Galland, par exemple. Elles vieillissent, comme les texteslittéraires eux-mêmes. Pour la bonne raison qu'elles sont des texteslittéraires. La traduction d'un poème doit être un poème, chacun enconviendra. Sinon elle n'est rien, ou pis : une désécriture. C'estainsi, montre Meschonnic preuves à l'appui, que quelques-uns des grandslivres du patrimoine universel n'ont jamais été réellement traduitsdans notre langue. Nous n'en connaissons qu'un vague squelette, uneombre amputée et déformée, une information sur le contenu. C'est lecas, en France, de la Bible, alors que les Allemands, eux, disposent deLuther, et les Anglais, de la King James Version. Meschonnic explique pourquoi, et comment. La traduction est aussi affaire d'histoire et de politique.
     Maisnous n'en sommes plus aujourd'hui à l'époque où une déviation dans laterminologie pouvait envoyer son auteur au bûcher, comme il advint àÉtienne Dolet. Si la philologie mène au pire, comme l'écrivait Ionescodans La Cantatrice chauve, elle n'est plus mortelle. Lestraducteurs n'ont plus besoin de disparaître derrière leurs traductionscomme de timides violettes. On aimerait qu'ils les revendiquenthardiment, qu'ils en expliquent la pensée – c'est-à-dire celle dulangage et de ce qu'est la littérature. Sûrement autre chose qu'un brinde style ajouté à du sens.
On aimerait aussi que les écrivains traduisent davantage, sans que cela soit une garantie. La liste des belles réussites – de l'Iliadede Pope aux negro-spirituals de Marguerite Yourcenar en passant biensûr par Baudelaire réinventant Edgar Poe – s'équilibre par autant demagnifiques ratages et de brillants contresens, tels les Kafka deVialatte. Il y a toujours le risque que l'écrivain-traducteur mange letraduit, qu'il lui impose son souffle et son rythme et le parasite.Mais, à tout prendre, le dommage est moindre d'être trahi par trop deprésence que par excès d'absence.
     On peut concevoir un traducteur aveugle, pas un traducteur sourd.

     1. Six volumes publiés chez Gallimard entre 1970 et 1978.
     2. L'un et l'autre chez Verdier, 1982 et 1995.
     3. Hachette, 1997.
     4. Presses Universitaires de France, 1990.

Libération, 6 mai 1999,
     par Jean-Baptiste Marongiu,
     Le sens du rythme

     Penseur, il dit ce qu'il fait ; praticien, il essaie de fairece qu'il dit. Poète, traducteur, théoricien du langage Henri Meschonnicn'a pas cessé depuis un quart de siècle de brocarder toutes lesmétaphysiques de l'indicible et de magnifier, non sans orgueil, lesbonnes raisons du faire. Ainsi il faut considérer Poétique du traduire, son dernier livre, comme une pièce d'un travail d'ensemble théorique qui va de Pour la poétique à Critique du rythme, et de Politique du rythme, politique du sujet à De la langue française.La théorie étant toujours seconde chez Meschonnic par rapport àl'expérience, tout cet effort de conceptualisation présuppose,accompagne et alimente une activité permanente de traducteur, notammentLes Cinq Rouleaux de la Bible et une production poétiquefoisonnante, cinq livres de poèmes. Né en 1932, Henri Meschonnic estprofesseur de linguistique à l'université de Paris-VIII.
     L'Europeest née de la traduction et par la traduction. D'une certaine manière,histoire de la traduction et histoire de l'Europe sont inséparables.Des grandes civilisations, l'occidentale est la seule dont les livresfondateurs sont des traductions : du grec, pour la science et laphilosophie et de l'hébraïque pour la Bible, l'Ancien comme le NouveauTestament. Assez remarquable est dès lors, selon Henri Meschonnic, la« série d'effacements » qui se trouve au coeur de cette histoire. Unetraduction « qui efface » est justement celle qui, dans le transportd'un texte d'une langue à une autre, oblitère complètement le point dedépart comme pour mieux en signifier l'annexion définitive, au lieu de se placer sur la ligne mouvante du décentrement.Tout traducteur est, à chaque fois, confronté à cette alternative :« La résistance au décentrement continue l'opposition de saint Augustinà saint Jérôme. Jérôme cherchait une hebraica veritas,Augustin était tourné vers le public récepteur seul ». Parce qu'elleest le plus souvent ethnocentrisme et logique de l'identité,« effacement de l'altérité », la traduction ramène l'autre au même,écrit Henri Meschonnic : la Poétique du traduire se veut unesorte de machine de guerre contre cette réduction. Il n'a donc jamaisaccès direct au texte. Dans la traduction, c'est du texte qui passe,mais aussi « la grille du traducteur qui s'y incorpore, tout ce qu'ilcroit qu'on peut ou ne peut pas dire, son sens de l'illisible ou de cequ'on peut dire dans telle langue mais pas en français ».
     Dans Poétique du traduire, il ne faut pas entendre, poétiqueau sens d'Aristote, selon Henri Meschonnic : « L'implication réciproquedes problèmes de la littérature, des problèmes du langage et desproblèmes de la société fait ce que j'appelle, et ce qu'est devenue,pour moi, la poétique, contre l'autonomie de ces problèmes, en termesde disciplines traditionnelles séparées ». Dans le prolongement despréoccupations d'Horkheimer et d'Adorno, cette théorie se veutcritique, parce qu'elle ne cesse de mettre à l'épreuve les principesqu'elle avance. Surtout, en se plaçant sous le signe de WilhemHumboldt, elle débouche sur une anthropologie. Pour Humboldt (commepour Meschonnic) en effet, le langage n'existe pas, c'est l'homme quiparle. L'unité du langage n'est donc pas le mot, ni la phrase, mais lediscours, inscrit dans sa propre « historicité ». La poétique dès lorss'oppose à une saisie du texte comme un ensemble d'élémentsdiscontinus, pour affirmer la primauté insécable du continu, qu'ils'agit de transporter d'une langue à une autre ou, mieux, d'un texte àun autre. C'est alors le rythme qui redevient l'organisation du continudans le langage. Au sens où, dans le langage, le rythme apparaît comme« l'organisation du mouvement dans la parole, l'organisation d'undiscours par un sujet et d'un sujet par son discours. Non plus du son,non plus une forme, mais du sujet. » Enfin, « la poétique est l'essaide penser le continu dans le discours. Elle tente d'atteindre, àtravers ce que disent les mots, vers ce qu'ils montrent, vers ce qu'ilsmontrent mais ne disent pas, vers ce qu'ils font, qui est plus subtilque ce que la pragmatique contemporaine a cru mettre à jour. »
     Pour Henri Meschonnic, « la théorie c'est la pratique ». Ainsi toute la première partie de Poétique du traduireest émaillée de courts exemples de traductions, qui ont une fonctiond'illustration et de démonstration. Dans la seconde partie latraduction (et sa discussion) est prépondérante. On y passe en revueShakespeare et la théâtralité du langage, Kafka et la subjectivation durécit, Tchekhov et l'occultation des sentiments, et, à nouveau, latraduction du texte sacré, par où cet ouvrage avait commencé. Il n'y apas une seule traduction possible, mais une infinité, pas plus bonnesque mauvaises, alors la poétique peut aider à discriminer la bonne dela mauvaise. L'enjeu est d'importance : « La traduction est cetteactivité toute de relation qui permet mieux qu'aucune autre, puisqueson lieu n'est pas un terme mais la relation même, de reconnaître unealtérité dans une identité. »

La Quinzaine littéraire, 1er mai 1999
     par Jean-Claude Chevalier
     Une parole de vérité

     Depuis Cluny I (1968) et Cluny II (1970), colloques de rupturecélèbres à l'époque, où Henri Meschonnic saisit pour la première foisun public, l'itinéraire de ce météorite a suivi une route singulièrepar sa rectitude. À Cluny II, il se présentait en linguiste pourébaucher une Poétique qu'il désignait alors comme pratique matérialistede l'écriture. Il disait sa familiarité avec l'immense Hugo et l'AncienTestament et accablait de critiques sarcastiques les parleurs etglossateurs du domaine. Puis il condensait sa démarche poético-critiqueen un petit livre-manifeste paru dans les Cahiers du Chemin de GeorgesLambrichs : Pour la poétique (Gallimard, 1970). Depuis lors,dans son séminaire de l'Université de Vincennes, dans ses écrits, il aapprofondi sa familiarité avec la Poétique en poète, en critique et entraducteur, trois domaines inséparables joints dans l'élaboration d'unemême écriture flamboyante. Et ce Poétique du traduire, quimontre la place fondatrice de la Traduction dans sa Poétique, apparaîtcomme la Somme de trente ans de réflexion et d'une vingtaine depublications.
     D'emblée, Henri Meschonnic, c'est d'abord uneparole-écriture, une parole de vérité : tranchante, soudure de phrasesnominales, de phrases découpées en leur milieu, définitive et quis'enfle tout à coup quand la vision devient forte, se charge deconcepts, d'abstractions, de syntagmes-évocations, touchant au lyrismede Hugo, du pâtre-promontoire-au-chapeau-de-nuées. Cette écriture, danssa tension, s'est maintenue telle jusqu'à aujourd'hui, atteignant unesorte de perfection dans cette Poétique du traduire, commeelle se ressourçait dans le texte d'inspiration majeure pour leMeschonnic traducteur : le Livre, la Bible. Avec d'incessantestrouvailles formulaires, comme : « Une grande traduction est unecontradiction tenue » en face de : « Cette conception manque de style,et manque le style. » Bien d'autres.
     C'est par l'écriturequ'Henri Meschonnic prend son lecteur, une écriture qui est création ouplutôt re-création, car tout grand texte est réécriture. De façonprivilégiée quand il s'agit de traduire la Bible : parole du peuplejuif, parole des prophètes, parole des traducteurs qui s'étagentinnombrables, comme à Babel, parole d'Henri Meschonnic, dernier d'entreeux qui les reprend dans un travail de rythme et de poétique ; chezlui, l'écriture est pleinement discours : « Le discours, organisationsubjective et historicité, est ce qui permet de tenir en tension lesens et la valeur, les moyens et la visée, l'écriture et latraduction. »
     Travail critique, du même chef, qui se double de polémique (terme qu'endossait Henri Meschonnic dans la jaquette de Pour la poétique I).Censure incessante qui lui a valu une sorte de célébrité, a entraînéaussi une certaine mise à l'écart ; et pourtant dans le système H. M.,une hygiène nécessaire : l'écrivain ne définit sa singularité que dansun mouvement collectif. C'est en passant au tamis des traductionscélèbres : celles de P. J. Jouve (Shakespeare), E. Triolet (Tchekhov),J. Risset (Dante) que le traducteur crée la situation de son discoursdans le monde contemporain, on dirait mieux avec lui sa « contiguïté ».S'il est un modèle invoqué, c'est Benveniste – et, en cela, Meschonnicreste fidèle à sa formation de linguiste – qui, dès 1935, différenciaitla « langue » (structures abstraites) et le « discours » (création parun sujet d'ensembles signifiants situés) ; opposition qu'on distingueradu couple « langue » – « parole » de Saussure.
     En somme,l'interprétation est le lieu actif d'une synthèse qui refuse laséparation de la forme et du sens marquée dans l'idéologie idéaliste dusigne (signifiant-signifié), qui, pour la Bible, englobe une analyserigoureuse, philologique, de la valeur des termes en hébreu pourconstruire un sens historicisé, qui garde intact le jeu sur les mots(jusque et y compris le calembour ou la paronomase), qui, par lerythme, cherche l'équivalence du caractère oral du texte biblique (« lerythme fait sens »), l'équivalence des accents du texte (au besoin pardes « blancs », comme il l'avait proposé très tôt dans la traduction deJona). Impossible jeu de distorsions, de « décentrements » qui fait la grandeur du métier de traducteur au XXesiècle et dont le succès est la « continuité ». Qui implique non « unescience le la traduction », mais « une poétique du traduire ».
     Enbref, un ensemble que Meschonnic dit « théorie », c'est-à-dire systèmed'interprétations d'une pratique (Titre de la Première partie : « LaPratique, c'est la Théorie »). On peut juger sur pièces, accepter ourefuser, crier à l'irrecevable, discuter les notes philologiques ethistoriques (pour la Bible), les notes philosophiques et historiques(pour Humboldt, par exemple). La pratique est là, massive.
     Le Poétique du traduire,disais-je, est une Somme. C'est aussi une histoire de la Traduction quiintervient par allusions ou par paquets, histoire critique, elle aussi,qui fait partie de la théorisation. Cicéron autant que les premierstraducteurs de la Bible, saint Jérôme et les Septante, et puis lestraductions multipliées à partir de l'invention de l'imprimerie et deséclats de la réforme : Dolet et Luther, Silvestre de Saci et lesversions postridentines et enfin les publications incessantes depuisquelques dizaines d'années. « Le traduire change. On ne peut pasl'empêcher de changer ». L'oeil aigu de Meschonnic dissèque lestentatives, dénonce les va-et-vient vicieux entre la traduction par lessens et les pièges de la littéralisation (avec une évidente indulgencepour la pente philologique). Au centre du bûcher, cette grande naïvetéde l'idéalisme moderne : la croyance en un sens profond unique et fixédont les diverses traductions seraient des approximations honteuses. Iln'y a pas de sens unique, seulement « le rythme héraclitéen desmouvements du sujet du langage » ; ou, comme disait un motd'Apollinaire, plusieurs fois repris, des « prosodies personnelles ».
     LaBible est donc le texte de prédilection. Mais, dans une deuxième partieintitulée « La Théorie, c'est la Pratique », Henri Meschonnic pose lecomment traduire différents textes, prose ou vers. En traducteurmoderne qui est aussi écrivain moderne. Car c'est la littératuremoderne qui nous a appris que le texte est mouvement, qui nous a apprisce « bougé », de R. Roussel à l'Oulipo, ce jeu de vases communicants :« C'est ce qui déborde ses propres traductions, sans cesse, qui peut sedire un texte » ; et encore : « En grattant la traduction, ce n'est pastant le texte, l'original qu'on découvre que ce qui échappe communémentau traducteur : sa théorie du texte et du langage. »
     Latraduction aventure personnelle : ce n'est pas le moins fascinant, quechacun de ces laboratoires de traduction soit un jalon dans l'aventureintellectuelle d'Henri Meschonnic : G. de Humboldt, père de sa pensée,fascinée par l'interprétation créatrice du langage qui opposait l'energeia à l'ergon, Kafka, qui bouleversa sa génération sous le déguisement terrorisant d'A. Vialatte, les sonnets de Shakespeare (face à Hamlet),qui défient le traducteur par le jeu du pentamètre iambique et de laparonomase (fallait-il trouver des « équivalences » dans Jodelle ouScève ?), l'impossible du traducteur enfin, le parler quotidien deTchekhov : l'étude est ici un hommage fervent à Antoine Vitez qui avaitlu en public les traductions bibliques d'H. M. dans le temps où iltraduisait lui-même La Mouette, translation qui construisaitla représentation même dans un souci aigu de la littéralité du texte.Occasion pour H. M. d'écraser le travail de falsification de MargueriteDuras qui corrigeait impudemment les dialogues de Tchekhov, trop« logorrhée », à son sens ; symptôme d'une perversion constanteaujourd'hui qui aplatit la culture pour n'en faire qu'une guignoladeressemblant platement à nos tristes figures. Claudel enfin, letraducteur « psalmiste », qui s'assimile rythme du corps et rythme dutexte, ce qu'il appelle « l'entre-écrire, l'entre-traduire », quidevient enragé de ces textes des Psaumes qui le prennent aux reins :« Il y a quelqu'un qui m'a enfoncé les doigts aussi loin qu'il peutdans la bouche et je vomis. »
     Et, pour finir, pour donner le ton et situer l'entreprise, la traduction de Babel, textecapital puisqu'il dit le moment où la pensée humaine, par lamalédiction de Iaveh, se fait langage, c'est-à-dire distinction etdispersion, Henri Meschonnic signifie cette naissance par le rythme etles marques des formes (ainsi les « blancs ») :
     « 6. EtAdonaï      dit si le peuple est un      et la langue une       poureux tous et cela      ce qu'ils commencent à faire.
     Et maintenant      ne pourra être retranché d'eux      rien de ce qu'ils méditeront       de faire.
     7. Alors descendons      et là embabelons      leur langue
     Qu'ils     n'entendent      pas     l'un     la      langue     de l'autre
     8. Et Adonaï les dispersa      de là      sur la surface de toute la terre. »
     Livreexigeant, abrupt et débordant d'intelligence, exceptionnel assurément.On progresse durement, mais, de là-haut, la vue est magnifique. Enreprenant Bohumil Hrabal, on dit : un itinéraire pour alpinistes de lapensée.