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Filiation en deuil : figures, styles, politiques de l'héritage dans la culture roumaine (Revue Romània Orientale)

Filiation en deuil : figures, styles, politiques de l'héritage dans la culture roumaine (Revue Romània Orientale)

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Laura Marin)

Filiation en deuil : figures, styles, politiques de l'héritage dans la culture roumaine

 Dossier thématique Revue Romània Orientale, Sapienza Università Editrice, Roma, 2023 (appel à contribution)


À la différence des cultures occidentales qui doivent la crise généalogique de la modernité aux processus d’émancipation et d’autonomisation du sujet, dans les cultures émergentes l’obsession de la filiation touche aussi bien le destin des individus que celui de la société dans son ensemble, jouant ainsi un rôle bien plus complexe.

La recherche des origines, ce que Anne Marie Thiesse nommait « le patronage international d’une culture nationale », fut un geste fondateur, signifiant à la fois le raccord imaginaire d’une culture périphérique aux traditions des cultures majeures et la justification d’un transfert à grande échelle de capital symbolique et de prestige. Si la production culturelle s’est en grande partie fondée sur le principe « formes internationales, matériel local », c’est l’imagination filiale qui décide quelles formes adopter et de quel aréal culturel. Les rapports à une « culture-mère » ou à des « cultures-sœurs » ont ainsi défini le parcours de la culture roumaine moderne. Même plus, l’intensité de la confusion entre généalogies culturelles et généalogies individuelles, propre aux sociétés émergentes, a déterminé un entrelacement singulier entre le domaine public et le domaine privé : non seulement la culture s’est imprégnée de l’imagination filiale mais aussi les familles ont pris en charge des missions et des fonctions culturelles. Aux origines de la culture roumaine, on trouve les Văcărești, une famille suivie sur plusieurs générations qui remet en scène sur le plan des relations de sang l’épisode de la fondation et du processus de la transmission culturelle. Titu Maiorescu se trouve au bout d’un fil qui traverse Ioan Maiorescu et Petru Maior. V.A. Urechia, père de deux écrivains, Alecu et Nestor, se proclame le descendant du chroniqueur Ureche. Certains parcours véhiculant les valeurs de la culture roumaine sont en réalité des trajets filiaux : parfois, ces fils imaginaires qui lient les écrivains entre eux permettent de communiquer ou de débattre des formes et des thèmes (c’est le cas des poètes Văcărești) ; d’autrefois, ce sont des gestes normatifs (c’est le cas du clan Maiorescu), ou encore, des attitudes esthétiques (c’est le cas de la famille Caragiale). Toujours est-il que les liens entre fils et parents, les parentages plus ou moins éloignés, fictifs ou réels, constituent un plan parallèle doublant les institutions de la culture roumaine tout en créant un champ-fantôme organisé selon la loi du sang, de la substitution et de l’intimité. 

Enfin, on peut ajouter à cette relation spécifique entre une culture émergente et la question de la filiation la représentation forcément négative de la descendance généalogique. Paradoxalement pour la fonction fondatrice attribuée à la filiation, on remarque dans les cultures périphériques des usages de l’héritage dans un régime de l’illégitimité. Afin d’entrer dans le flux de la modernisation, la culture roumaine assume une affiliation difficile, marquée d’incertitudes à l’égard des grandes cultures, mais aussi une désaffiliation, problématique et temporaire, à l’égard des généalogies locales. Une longue série de lamentations, de mélancolies et de deuils accompagne la culture roumaine sur toute la durée de son existence, l’héritage étant à la fois sacralisé et pleuré, et cela à partir même des représentants de l’École transylvaine (Școala ardeleană) qui déploraient l’oubli de la descendance latine. Le cours de l’histoire ne cesse de produire de nouvelles expériences de la non-appartenance, les grands événements (guerres, changements de régime, émigration, exil) ayant été vécus comme une crise de l’origine : la formation de la Grande Roumanie en 1918 fut marquée par de multiples récupérations des « branches obscures », l’époque du réalisme socialiste faisait proliférer les « chroniques de famille » évoquant l’effacement des origines bourgeoises, la Révolution de 1989 s’identifiait avec les « jeunes » et découvraient les « orphelins ». 

Ce que nous proposons, c’est d’interroger la culture roumaine par le biais des liens filiaux qui la traversent et d’observer ainsi ses fluxes intimes, la manière dont le tissu familial souterrain participe à une histoire parallèle des institutions, à une singulière mobilisation des formes et à l’orientation des destins individuels. On entend réfléchir sur le complexe généalogique dans son ensemble, en poursuivant à la fois les effets d’imaginaire, les politiques culturelles entraînées par les relations filiales, voire la dynamique collective de ce que Sigmund Freud appelait « roman familial », marqué par les angoisses de l’abandon, du deuil et de l’orphelinisme.

Il y a quelques axes de recherche que nous sommes intéressés à développer :

Réseaux. Depuis une perspective transnationale, la généalogie mobilise un ordre particulier de connexions entre les cultures. Elle rend ainsi possibles des liens à grande distance qui remplacent les échanges régionaux. La filiation est une technique de mise en réseau, qui se distingue des autres formes de contact culturel non seulement par ses justifications mais aussi par ses résultats. Nous voulons examiner la manière dont les transferts culturels se redistribuent par la mobilisation des représentations filiales : comment les « familles » culturelles influencent-elles les formes littéraires, visuelles, politiques adoptées dans l’espace roumain ?

Temporalités. Si la filiation suppose toujours une dimension diachronique, lorsqu’elle s’engage dans une culture émergente, elle présente une dynamique particulière, déterminée par la revendication soudaine de certaines traditions étrangères. C’est ce que Jacques Derrida nommerait un « héritage illégitime ». Or, ce qui caractérise les héritages illégitimes c’est qu’ils agissent soit dans un régime de l’intempestif, soit dans un régime de l’anachronisme. On peut s’interroger ainsi de quelle manière s’organise le temps de la culture roumaine par rapport à cet ordre spécifique de la filiation, comment s’expriment les « temps forts » des changements, des traumas et des séparations, mais aussi des avant-gardes, dans le vocabulaire généalogique. L’épilogue de Vidéogrammes d’une révolution, le film de 1992 réalisé par Andrei Ujică et Harun Farocki, met en avant un homme qui pleure ses „frères et ses beaux-frères” perdus lors des mouvements de rue. Quelles figures de la famille viennent alors traduire notre rapport aux événements historiques et comment se positionnent-elles devant le temps ?

Formes. La chronique, le tableau et l’album de famille, l’arbre généalogique, le « portrait de groupe », le testament, les enseignements transmis aux descendants, les genres visionnaires animés par le « principe espérance » – évoquant le destin ou la dette –, ce sont des formes mobilisées par l’ordre de la filiation. Définies au croisement du droit, des arts et de l’existence, déclinées aussi bien sur le plan esthétique qu’éthique, ces formes pourraient être interrogées par le biais de leur actualisation dans l’espace roumain ou celui de leur récurrence historique, ou encore à travers les alliances idéologiques ou politiques qu’elles réclament. On pourrait mettre en question la position centrale de telles formes dans le cadre de l’économie culturelle (le testament littéraire, par exemple, de Ienache Văcărescu à Tudor Arghezi). On pourrait aussi se demander quelle est la relevance politique de certains gestes filiaux (comme, par exemple, l’association entre communisme et les chroniques de famille). On pourrait enfin examiner l’urgence d’évoquer certaines figures et dynamiques familiales, suggérée par la fréquence des scènes de famille dans les arts du visuel, des fresques votives au film contemporain. Mais au-delà de ces formes directement liées au vocabulaire de l’héritage il y a aussi, dans un sens plus général, un régime d’usage qualifiant, selon l’expression de Georges Didi-Huberman, des « formes généalogiques », qui se définissent par leur lien génétique avec un ethos communautaire et s’identifient par un processus de transmission intergénérationnel : les formes de vie ou d’art pratiquées parce qu’elles viennent des « parents » s’inscrivent dans cette catégorie.  

Illégitimités. L’angoisse de la perte du lien avec les origines, propre aux espaces émergents, engendre un ample éventail de représentations culturelles, dont les figures du bâtard et de l’orphelin, les topoï de l’abandon, de la dégénération, du deuil, de l’errance, les genres de la lamentation etc. Mais la perte de la filiation a également une vocation politique. Les fantômes des ancêtres qui hantent les héritiers, les survivances et les restes en tant qu’expressions de l’oubli et d’une descendance inaccomplie, gagnent du pouvoir – par réprimande, obsession, répétitions accablantes, étrangeté. C’est ainsi qu’au-delà des genres de l’orphelinisme, si bien représentés dans la culture roumaine, du roman de mystères aux documentaires des années 1990, au-delà des thèmes de l’abandon qui définissent la littérature de l’exil, on peut interroger les revenances spectrales des ancêtres, produites par le même pathos négatif de la filiation. Que disent les voix des aïeuls ou des parents impliquées dans les scénarios généalogiques ? Quelles politiques engagent ces revenants que l’on rencontre dans la poésie d’Octavian Goga, les proses de Mircea Eliade ou de Radu Cosașu, dans les photographies de Iosif Király, les spectacles de Gavriil Pinte ou les peintures d’Adrian Ghenie?

 Nous attendons des propositions d’articles qui situent l’approche de l’héritage au croisement des arts du texte, de l’image et du spectacle, des études culturelles, socio-juridiques, de l’histoire ou de la théorie politique.

Les propositions d’articles (4000 signes espaces compris), accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, rédigées en français, anglais, italien ou roumain (les langues acceptées par la revue Romània Orientale) sont à envoyées d’ici le 30 avril 2022 à l’attention de Laura Marin (Université de Bucarest) et Adrian Tudurachi (L’Académie Roumaine) sur les adresses suivantes : laura.marin@litere.unibuc.ro et adrian.tudurachi@academia-cj.ro.

Les propositions retenues feront l’objet de deux journées d’étude qui auront lieu à Cluj-Napoca, le 12 octobre 2022, et à Bucarest, le 15 décembre 2022. À cette fin, les articles en version de travail sont attendus pour le 15 septembre 2022, et en version définitive, ils sont à soumettre au plus tard le 31 janvier 2023.

Le paradigme généalogique en quelques cadres théoriques :

Bonte, Pierre & al., L’argument de la filiation. Au fondement des sociétés européennes et méditerranéennes, Paris, EMSH, 2011.
Buden, Boris, « Children of Communism », Radical Philosophy, nr. 1, 2010, p. 18-25.
Birnbaum, Jean (dir.), Hériter, et après ?, Paris, Gallimard, 2017.
Demanze, Laurent, « Prologue », Encres orphelines. Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, Paris, José Corti, 2008, p. 9-38 [disponible en ligne sur Fabula, sous le titre « Récits de filiation »]. 
Derrida, Jacques, Spectres de Marx. L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle internationale, Paris, Galilée, 1993. 
—, « Le ruban de machine à écrire », Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 33-146.
Didi-Huberman, Georges, « L’image-matrice. L’histoire de l’art et la généalogie de la ressemblance » (1995), Devant le temps. L’histoire de l’art et l’anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000, p. 59-83.
—, « Formes généalogiques : l’empreinte comme matrice », La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Minuit, 2008, p. 52-70.
—, Ninfa dolorosa. Essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019.
Dumănescu, Luminița, Familia românească în comunism, Cluj-Napoca, Presa Universitară Clujeană, 2012.
Guidée, Raphaëlle, « Malaise dans la généalogie », « Conjurer les fantômes », « Modernités spectrales », Mémoires de l’oubli. William Faulkner, Joseph Roth, Georges Perec et W.G. Sebald, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 27-92.
Freud, Sigmund, « Le roman familial des névrosés » (1909), Le roman familial des névrosés et autres textes, traduit par Olivier Mannoni, Paris, Payot & Rivages, 2014, p. 33-41.
Hamel, Jean-François, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, 2006.
Ingold, Tim, « The genealogical line », Lines. A brief history, Londra & New York, Routledge, 2007, p. 104-119.
Iorga, Filip-Lucian, Strămoși pe alese. Călătorie în imaginarul genealogic al boierimii române, București, Humanitas, 2013. 
Noudelmann, François, Pour en finir avec la généalogie, Paris, Léo Scheer, 2004.
Pârvulescu, Constantin, Orphans of the East. Postwar Eastern European Cinema and the Revolutionary Subject, Indiana University Press, 2015. 
Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972. 
Roux, Philippe (dir.), « Défiliation », De(s)générations, no. 2, Saint-Etienne, 2007.
Trévisan, Carine, Christine Pinçonnat (dir.), « Transmission et Filiation », Revue des sciences humaines, no. 301, 2011.