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"Du style philosophique. À propos de Jacques Rancière", par J.-J. Lecercle (Diakritik.com)

Publié le par Université de Lausanne

"Du style philosophique. À propos de Jacques Rancière", par J.-J. Lecercle

Diakritik.com, le 22 avril 2021.

 

"Je commence, par provocation, par avancer quelques propositions, qu’il faudra prendre, comme il se doit, la langue dans la joue.

Première proposition : à chaque philosophe digne de ce nom son fou littéraire. A Deleuze son Wolfson, à Foucault son Brisset, à Rancière son Jacotot. Le terme « fou littéraire » est à entendre en son sens technique, que nous devons à Raymond Queneau : il désigne un excentrique, catalogué ou non comme dément, dont les excès intellectuels mêmes contiennent des intuitions, souvent sur le fonctionnement du langage, auxquelles la construction rationnelle ne réussit pas à parvenir. Le terme ne stigmatise donc pas, il célèbre.

Seconde proposition : à chaque fou littéraire sa scène primitive. L’intuition princeps est ainsi mise en scène : Wolfson est assis, une grammaire d’une langue étrangère sur les genoux, une radio étrangère allumée près de lui, et les mains levées, prêtes à se boucher la oreilles, au cas où sa mère ferait irruption dans la pièce et lui parlerait en anglais ; Brisset reçoit la révélation de la science de Dieu, qui lui éclaire la nature de la parole, cette homonymie généralisée, et l’origine batracienne de l’humanité ; Jacotot, le maître ignorant, permet à ses élèves néerlandais, dont il ne connaît pas la langue, d’apprendre le français en lisant conjointement le texte du Télémaque de Fénelon et sa traduction hollandaise.

Troisième proposition : à chaque scène primitive sa phrase. J’ai dit que les intuitions des fous littéraires (du moins ceux qui ont été adoptés par des philosophes) concernaient le fonctionnement du langage. Au cœur de chacune de ces scènes primitives il y a donc une phrase. Wolfson traduit en quatre langues mélangées l’inscription anglaise, Don’t trip over the wire, qui lui est insupportable et cause de douleurs morales et physiques, ce qui donne « Tu nicht trébucher über eth he zwirn » ; Brisset réanalyse indéfiniment la même suite de mots, « Les dents, la bouche » (« Les dents la bouchent », « L’aidant la bouche », « L’aide en la bouche », « Laides en la bouche », et ainsi de suite) ; Jacotot s’émerveille que l’égalité des intelligences permette à l’élève néerlandais émancipé de comprendre les premiers mot du Télémaque, « Calypso ne pouvait… ». […]"

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