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Des amnésies mémorables. La mise en texte et en images de l’oubli (Paris 8)

Des amnésies mémorables. La mise en texte et en images de l’oubli (Paris 8)

Publié le par Vincent Ferré (Source : Pauline Hachette)

Des amnésies mémorables. La mise en texte et en images de l’oubli

3 et 4 juin 2021, Université Paris 8

Colloque international organisé par Paris 8 & l’Université de Montréal

En collaboration avec

le Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST)

 

Dans Récits d’Ellis Island[1], Georges Perec rapporte une anecdote célèbre que reprend l’incipit de 4321 de Paul Auster. Un immigré juif polonais, à peine débarqué du bateau, se voit demander son nom par l’officier d’immigration d’Ellis Island. Comme il s’identifie, on lui répond qu’il lui faut un nom américain. Or l’étranger, qui ne parle pas anglais, n’en connaît pas. Le cerbère lui donne alors celui de Rockfeller et lui recommande de s’identifier ainsi au poste de contrôle suivant. Seulement les heures passent dans la vaste salle de triage de « l’Île aux larmes » et, lorsque l’immigré arrive enfin au guichet administratif, il répète au second officier posté derrière son pupitre : « Schon vergessen ! Schon vergessen ! », soit, en yiddish : « J’ai déjà oublié ! J’ai déjà oublié ! » Imperturbable, l’agent des frontières note soigneusement sur son registre ce qu’il vient d’entendre : « John Ferguson ». Alors qu’il efface l’identité de celui qu’il nomme, le nom garde la trace de cet effacement. 

Comment la littérature et le cinéma font-ils des effacements qu’une société opère sur son passé la matière même d’une histoire des oublis de l’histoire ? La mémoire collective rassemble un ensemble de rites, de phénomènes commémoratifs et d’hommages qui participent d’un besoin anthropologique de conjuration de l’oubli. Comment les œuvres littéraires et les films font-ils, non pas un simple enregistrement de ce qui est relégué, mais une réinvention de ces oublis dans un espace imaginaire ? 

L’enregistrement d’une mémoire qui s’efface déjà n’est pas le seul fait de l’œuvre de Georges Perec. À l’importance de l’oubli et de la mémoire involontaire dans les réminiscences proustiennes, les personnages larvaires de Samuel Beckett répondent par une amnésie qui n’en finit jamais de se rendre compte que « tout s’est effacé » (L’Innommable). Cet oubli peut être de nature pathologique, tel celui qui frappe le personnage principal de Siegried ou le Limousin de Jean Giraudoux ou, au théâtre, celle du Voyageur sans bagages de Jean Anouilh. Mise en vers, l’amnésie donne lieu à des explorations spectrales comme celle de « La maison des morts » d’Apollinaire, peut faire l’objet d’un Livre de l’oubli comme celui de Bernard Noël ou inspirer une vocation amnésiologique pareille à celle qu’exprime le poète Frank Venaille : « Il est plus que temps de dire que, pour moi, l’écrivain est celui qui n’oublie rien ». Dans la littérature contemporaine, nombre de récits de filiation procèdent à une saisie du passé d’après des archives, des traces ou, comme dans La maison rose de Pierre Bergounioux, à partir d’albums de famille où plus personne ne reconnaît l’ancêtre. Si l’œuvre de Patrick Modiano baigne toute entière dans les brouillards d’une époque que le pays ne souhaite pas forcément voir se dissiper, un roman comme Les sorcières de la République de Chloé Delaume lie cette question de l’effacement à des enjeux féministes. D’autres textes, comme Ce que j’appelle oubli de Laurent Mauvignier, font de l’amnésie une caractéristique structurelle des sociétés en régime de capitalisme avancé. 

L’image entretient avec l’oubli un rapport plus paradoxal encore. Au-delà de la photographie ou de la vidéo vernaculaires, destinées à garder une mémoire ou une preuve du moment à jamais perdu, toute image fixe ou mobile « se souvient et nous demande d’identifier ce dont elle est le souvenir », pour reprendre les termes de Jean-Christophe Bailly (L’imagement). À partir de la notion de survivance d’Aby Warburg, Georges Didi-Huberman a travaillé cette paradoxale vie des images dans le temps, chargée d’un devenir fantomatique et d’une capacité de revenance. En tension avec leur propre présence physique, les images développent des moyens spécifiques pour évoquer le manque, l’effacement progressif ou le travail de remémoration. Des films narrent la disparition de pans entiers de la mémoire collective (Kaurismäki, Šulík), la difficile mise au jour du souvenir enseveli (Inflame de Ceylan Özgün Özçelik), son surgissement dans la fiction (Lumières d’été de Jean-Gabriel Périot), la volonté de faire mémoire (Bertrand Tavernier, La vie et rien d’autre) ou d’oublier (La femme sans tête de Lucrecia Martel), etc. L’image peut également représenter l’amnésie à partir de nombreuses autres techniques – que l’on pense, parmi bien d’autres exemples, au travail pictural sur la remémoration comme la série 18 October 1977 de Gerhard Richter, aux installations de Christian Boltanski ou aux gravures de Jean Fautrier.

En prenant exemple sur les rares travaux d’anthropologues (Augé, Loraux, Dorty & Küchler), de sociologues (Connerton) et d’historiens (Mazurel, Gacon, Rousso, Stora, Ferro, Rey), ainsi que sur des travaux plus spécifiques à la littérature (Blondiaux, Weinrich, Guidée, Wolf) et au cinéma (Didi-Hubermann), ce colloque international considérera l’oubli comme le complément de la mémoire, et non son contraire. Elle cherchera à identifier au contraire les mots, les motifs, les figures et les savoirs relatifs à une vocation amnésiologique différente du devoir ou du travail de mémoire souvent attribué aux œuvres d’art et à la littérature. Afin de distinguer clairement cet art de l’oubli de la vocation mémorielle – sinon patrimoniale – généralement accordée au roman, cette étude propose le terme de littérature léthéenne. Il qualifie, par référence au fleuve légendaire de l’Antiquité, les formes-sens d’une œuvre qui compose un espace de reconfiguration de la mémoire collective d’après ses oublis, dont le relevé fonde une écriture ou une représentation critiques et inventives. Revenir sur des épisodes méconnus ou gênants d’une histoire qui est de notoriété publique ; faire entendre les aspects négligés d’une œuvre antérieure ; donner à lire les potentialités inaccomplies d’une séquence historique écrite avec des si, consacrer des figures anonymes, contester les récits établis, ce sont là quelques-unes des démarches qui caractérisent la mise en texte et en images de l’oubli dont ce colloque international veut dresser un aperçu historique. 

Cet événement scientifique favorisera toute réflexion qui, à partir d’un questionnement sur l’oubli et sa mise en forme au XXe siècle et dans la période contemporaine, porte un regard nouveau sur la production littéraire et cinématographique du XXet du XXIe siècle et sur la façon dont une œuvre littéraire ou un film reconfigurent la mémoire collective à partir de ses oublis. Les propositions de communication pourront aussi bien aborder le problème de manière synthétique – en pistant par exemple les effacements et les réécritures successives d’un événement – que proposer une analyse d’un cas particulier de mise en texte ou en images de l’oubli. Si le champ littéraire francophone reste notre premier objet d’étude, toute proposition qui donne un écho à cette réflexion sur l’oubli dans le domaine de la peinture ou du cinéma est la bienvenue. 

Ce colloque international se tiendra les 3 et 4 juin 2021 à l’Université Paris 8 (amphithéâtre B106). Afin de favoriser les échanges, la durée des interventions sera de vingt minutes. Les propositions de communication (un titre et 500 mots maximum) doivent être envoyées à desamnesiesmemorables@gmail.com avant le 31 octobre 2020. 

*

Comité scientifique :

Pierre Bayard

Martine Créac’h

Pauline Hachette

Elvina Le Poul

Mireille Séguy

Bernabé Wesley

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Bibliographie

A.            L’oubli et la saisie littéraire du passé

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[1] Robert Bober et Georges Perec, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Paris, Le Sorbier/INA, 1980. (Rééd. P.O.L/INA, 1994.)