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Configurations et défigurations du temps. Nouvelles temporalités romanesques.

Configurations et défigurations du temps. Nouvelles temporalités romanesques.

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Anne-Sophie Donnarieix)

Configurations et défigurations du temps. Nouvelles temporalités romanesques

Troisième colloque international à l’Université de Regensburg dans le cadre des Rencontres Allemandes de la Littérature Contemporaine (RALC) du 29 juin au 02 juillet 2022

Jochen Mecke et Anne-Sophie Donnarieix

 
La littérature moderne a souvent été analysée depuis la perspective privilégiée de la temporalité, conduisant certains à parler d’une véritable « école littéraire du temps » (Lewis, 1927). Sous l’égide de Marcel Proust, Virginia Woolf ou James Joyce, le roman met en branle ses structures discursives pour répondre aux enjeux d’une « accélération » de la société moderne (Rosa, 2005), voire déconstruit de manière plus radicale, sous l’impulsion d’auteurs comme Nathalie Sarraute, Claude Simon ou Michel Butor, l’idée même de cohérence chronologique en inscrivant la narration dans un temps désancré, subjectif, lacunaire ou insaisissable (Mecke, 1990). Qu’en est-il dans la littérature de l’extrême contemporain ? 

S’interroger aujourd’hui sur la temporalité romanesque ne va pas de soi. Dans le sillage de ce que l’on nomme désormais communément le « spatial turn » des sciences humaines, l’attention accrue portée aux dimensions géographiques, migratoires ou environnementales semble parfois reléguer le temps, si longtemps au cœur des réflexions littéraires, à une catégorie surannée. À ce déplacement de la focale critique s’ajoute une certaine gêne dans l’appréhension théorique des temporalités contemporaines : si le schème du « retour » est régulièrement invoqué pour circonscrire les évolutions du roman contemporain depuis les années 1980, celui-ci hérite aussi d’une époque postmoderne fascinée par l’imaginaire de sa propre fin (Gervais, 2009) – fin des « grands récits » (Lyotard, 1979), fin de l’Histoire (Fukuyama, 1992), fins de la littérature (Demanze/Viart, 2012) – et pose la question de savoir comment décrire aujourd’hui notre présent face à des structures téléologiques régulièrement désavouées, voire phagocytées par la prépondérance de l’espace.

Or l’idée d’un remplacement du temps par l’espace nous semble reposer sur une dialectique problématique, opposant deux entités qui gagnent au contraire à être pensées ensemble. Si l’on suit la définition de Heidegger, le temps se caractérise par une « non-présence » fondamentale (Heidegger, 1976) : il ne peut être représenté qu’à travers des formes spatiales, qu’elles soient cycliques, linéaires ou stratifiées. Et inversement : l’espace est toujours ancré dans le temps, il est l’Autre du temps, le non-être du temps (Derrida, 1967). Partant, le passage de la modernité à la postmodernité serait peut-être moins à comprendre comme une évolution du temps vers l’espace, que comme un passage de certaines temporalités modernes vers de nouvelles modalités de représentation.

À partir de la notion de « configuration narrative » proposée par Paul Ricoeur (1983-1985), nous souhaitons explorer durant le colloque tout particulièrement les « défigurations » du temps à l’œuvre dans l’imaginaire romanesque contemporain. Car si le roman postmoderne s’émancipe des expérimentations formalistes, ses temporalités n’en apparaissent pas moins altérées, déformées, fragmentées ou mouvantes – multipliant les strates, jouant d’incohérences, proposant aussi de nouvelles durées simultanées, indécises ou spectrales. La perspective d’une défiguration du temps nous semble donc prometteuse pour une investigation sur les dimensions temporelles de la littérature contemporaine.

Partant, plusieurs pistes pourront être explorées. D’un point de vue théorique, il importera de mieux cerner les régimes de distorsion temporelle du roman contemporain. Quel impact ont par exemple les notions de temporalité « mémorielle » (Nora, 1984-1992) ou de « présentisme » (Hartog, 2003), héritées des sciences humaines, sur la délinéarisation des axes temporels ? Quelles figures président à ces nouveaux imaginaires (symbolique, métaphorique, elliptique, entropique etc.) et comment les appréhender depuis les perspectives offertes par les domaines de la narratologie, de la stylistique ou de la réception ? Peut-on même rendre féconds les apports des études spatiales pour appréhender des temporalités volontiers fragmentaires, frontalières ou archipéliques, voire identifier des « chronotopes » (Bakhtine, 1978) résolument postmodernes ? 

On pourra également analyser les défigurations du temps à partir d’une réflexion sur la mise en récit problématique de l’histoire, depuis les saisies mythiques ou archéologiques du passé (par exemple chez Sylvie Germain, Assia Djebar, Pierre Michon, Éric Vuillard ou Olivier Rolin) et jusqu’aux régimes obsessionnels d’un temps resté bloqué à l’heure des traumatismes collectifs (chez Nicole Caligaris, Patrick Modiano, Alain Fleischer). Comment envisager encore les fictions dystopiques ou post-apocalyptiques qui déforment le futur à l’aune des désastres du passé ou des inquiétudes du présent, comme dans les romans d’Antoine Volodine, Léonora Miano ou Alain Damasio ? Et qu’en est-il des écritures fantastiques, chamaniques ou quantiques qui irrationalisent le temps de l’histoire, le dilatent, l’évident ou le prolongent, en font dévier le cours, notamment chez Bernard Lamarche-Vadel, Valérie Ovaldé, Christian Garcin ou Philippe Forest ?

On pourra en outre se pencher sur les modalités énonciatives liées aux défigurations du temps. Dans quelle mesure les instances narratives contribuent-elles à désorganiser l’agencement temporel du texte, depuis les distorsions subjectives induites par les récits de filiation – fictionnels ou non – d’Annie Ernaux, Pierre Bergounioux, Leïla Sebbar ou Marie NDiaye, ou lorsque le roman poursuit, comme dans le cycle de Jean-Philippe Toussaint, une recherche postmoderne du temps perdu ? Entre décalage et simultanéité, quel rôle joue la démultiplication des voix narratives dans le récit-choral, de Maylis de Kerangal à Laurent Mauvignier ou Laurent Gaudé ? Comment envisager encore les déformations cognitives et discursives mises en scène par les instances narratives non-anthropomorphiques, dès lors que l’énonciation est par exemple confiée à des animaux, comme chez Wajdi Mouawad, Marie Nimier ou Tristan Garcia ?

Enfin, on cherchera à replacer ces régimes temporels singuliers dans une réflexion plus vaste sur l’histoire littéraire. Le roman postmoderne poursuit-il à certains égards les subversions entreprises par la modernité, ou renoue-t-il avec des catégories temporelles plus traditionnelles ? Qu’en est-il des défigurations du temps à l’œuvre dans les écritures francophones, notamment québécoises, africaines ou caribéennes, qui s’inscrivent dans d’autres traditions littéraires et critiques ?

Les propositions de communication (300 mots environ) sont à envoyer d’ici le 28 février 2022 aux adresses anne-sophie1.donnarieix@ur.de et jochen.mecke@ur.de accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique.


 
Bibliographie indicative


Asholt, Wolfgang, Der französische Roman der 80er Jahre, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994.

Attali, Jacques, Histoires du temps, Paris, Le livre de poche, 1982.

Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.

Bertrand, Denis (dir.), Régimes sémiotiques de la temporalité : la flèche brisée du temps, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.

Biemel, Walter, Zeitigung und Romanstruktur: philosophische Analysen zur Deutung des modernen Romans, Freiburg/München, Alber, 1985.

Bouguerra, Mohamed Ridha, Le temps dans le roman du XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.

Demanze, Laurent et Dominique Viart (dir.), Fins de la littérature, Esthétique et discours de la fin, Paris, Armand Colin, 2012.

Derrida, Jacques, La Voix et le Phénomène, Paris, Presses Universitaires de France, 1967.

Engélibert, Jean-Paul, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, La découverte, 2019. 

Gervais, Bertrand, Imaginaire de la fin, Montréal, Le Quartanier, 2009.

Hamel, Jean-François (dir.), Le temps contemporain : maintenant, la littérature, Montréal, Cahier Figura, 2009.

Hamel, Jean-François, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, 2006.

Hartog, François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003.

Heidegger, Martin, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1976.

Hel-Bongo, Olga, Roman francophone et modernité, Paris, Riveneuve, 2016.

Kristeva, Julia, Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Paris, Gallimard, 1994. 

Lewis, Wyndham, Time and Western Man, London, Chatto and Windus, 1927.

Lyotard, Jean-François, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.

Mecke, Jochen et Ulrich Leinsle (dir.), Zeit – Zeitenwechsel – Endzeit: Zeit im Wandel der Zeiten, Kulturen, Techniken und Disziplinen, Regensburg, Regensburger Universitätsverlag, 2000.

Mecke, Jochen, Roman-Zeit. Zeitformung und Dekonstruktion des französischen Romans der Gegenwart, Tübingen, Narr, 1990. 

Rauh, Helmut, Zeitkulturen als Vermittlung von Individuum und Kollektiv im neuen französischen Roman seit 1983, dargestellt an Werken von Bon, Houellebecq und Beigbeder, Bayreuth, 2018.

Ricoeur, Paul, Temps et récit, I-III, Paris, Seuil, 1983-1985.

Rosa, Hartmut, Beschleunigung und Entfremdung: Entwurf einer kritischen Theorie spätmoderner Zeitlichkeit, Berlin, Suhrkamp, 2013.

Samoyault, Tiphaine, La montre cassée, Lagrasse, Verdier, 2004.

Samoyault, Tiphaine, Littérature et mémoire du présent, Nantes, Pleins feux, 2001.

Sheringham, Michael, Everyday life: theories and practices from surrealism to the present, New York, Oxford University Press, 2006.

Ouellet, Pierre, Hors-temps. Poétique de la posthistoire, Montréal, VLB, 2008.

Viart, Dominique et Bruno Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005.