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Créer le présent, imaginer l'avenir: nouvelles dissidences po/éthiques de la philosophie et de la littérature contemporaines (Pau)

Créer le présent, imaginer l'avenir: nouvelles dissidences po/éthiques de la philosophie et de la littérature contemporaines (Pau)

Publié le par Marc Escola (Source : Université de Pau et des Pays de l'Adour (UPPA))

Créer le présent, imaginer l'avenir:

nouvelles dissidences po/éthiques de la philosophie et de la littérature contemporaines

Université de Pau et des Pays de l'Adour

Du 16 décembre 2021 au 17 décembre 2021

 

Ce colloque s’inscrit dans un projet de coopération transfrontalière entre l’Université des Pays de l’Adour et l’Université de Saragosse Pyren E2S (« Habiter le monde, refaire un monde »), et bénéficie du soutien du Fond commun Nouvelle aquitaine/Aragon, ainsi que du projet de recherche espagnol «Racionalidad económica, ecología política y globalización: hacia una nueva racionalidad cosmopolita» (PID2019-109252RB-I00).  

Le présent au prisme de la pandémie de covid-19 : contours d’une communauté d’époque.

Cela a beaucoup été dit, la pandémie que nous traversons est sans doute, à bien des égards, un extraordinaire révélateur des faiblesses et des misères de nos sociétés européennes et mondialisées. Osons qu’elle figure également de manière plus radicale (et avec une force certaine) toute l’angoisse de notre temps, celle d’un présent forclos (« tout est pareil en pire », « demain sera pire qu’hier »), où le désastre en cours est désormais (aussi) rendu sensible dans les images des rues désertes, des agoras vidées de leurs forces vives, et des morts qui s’amoncellent, et finissent par faire partie du décor (« l’ordre ordinaire de la mort ordinaire », écrit J. Andras). On pourrait dire qu’on ne glisse plus à la surface des choses, et que, comme par un approfondissement du regard, ce qui se donne à ressentir dans ce moment si oppressant (et oppressif) de réclusion, d’égarements et de souffrances accrues, donne peut-être la mesure de l’épuisement et de l’asphyxie contemporaines. Deux métaphores qui ont ces derniers temps retrouvé une force sensible inouïe, et suffiraient presque à tracer les contours d’une sorte d’exigence commune de la pensée, ou d’une communauté d’époque, dans l’urgence et l’élan retrouvé « d’ouvrir et de déployer des possibilités de vie nouvelles » : ce qui est aussi le cœur du sursaut éthique tel que le définit Paul Audi (dans l’immanence absolue de la subjectivité) et qu’on retrouve au fondement de sa puissante « esth/éthique » de la création qui replace l’activité créatrice au centre de la vie, où doit se jouer l’accroissement de nos puissances d’agir. Un formidable enjeu éthique pour la philosophie et la littérature contemporaines dont le rapport au monde (et à l’agir) se pose et s’éprouve aujourd’hui dans des termes nouveaux, où de « nouvelles urgences catégoriques » (F. Lordon) imposent aussi des formes, des poétiques, des pensées et des propositions nouvelles : de nouvelles dissidences dont le présent appel se donne pour tâche d’explorer la puissance de questionnement, d’intervention et de reconfiguration utopique (ou hétérotopique) du partage du sensible.

No future. Quand Borges souligne la noirceur et la tristesse des récits d’anticipation de H.G. Wells ou de Ray Bradbury, c’est toujours pour signifier que ces mondes terrifiants sont déjà les nôtres (« les coupables, c’est toi et moi », écrit-il au sujet de Things to come), et que le présent préfigure toutes les prophéties les plus sombres des mondes à venir. Aujourd’hui, c’est bien ce sentiment d’une brutale rétractation du temps qui prédomine, « un avenir sans passé ni futur » (J.L. Nancy), comme celui qui accable les personnages des fictions borgésiennes, et dans lequel rien ne semble plus devoir advenir. Historiens et philosophes ont su nommer depuis quelques temps déjà cette troublante dégradation corrélative des temps, et le sort qui est fait à l’événement : la « dérivation du désir » par saturation de réalité technique et virtuelle ((J. Baudrillard), l’éclipse des utopies contemporaines de l’émancipation collective (E. Traverso), le « présentisme » historique qui brise la tension entre passé et futur (F. Hartog), et confine les imaginaires dans l’étroitesse d’un présent frénétique ravagé par le mirage de l’innovation et de l’autoréalisation individuelle. L’imagination n’est pas au pouvoir, mais elle est désormais à vendre, et propose ses services (le « science-fiction prototyping ») à des entreprises en mal d’innovation, et à une société dramatiquement privée d’horizons, ou qui semble résignée à essayer d’anticiper le pire. Comme cette « Red Team » d’écrivains de science-fiction chargée par le Ministère Français des Armées d’imaginer, non pas de nouvelles formes de vie en commun, mais la forme effrayante des menaces à venir[1]. Qui sont déjà les nôtres… car s’il est vrai que l’espérance semble s’être rétractée dans un présent éternel, on sait en revanche que la catastrophe écologique s’accélère de manière effrayante, nous enjoignant de considérer la fin pure et simple de la vie humaine (ou d’une bonne partie de l’humanité) comme le nouvel horizon inéluctable de nos urgences chroniques (climatiques, chimiques, sanitaires). Il faudrait ainsi accepter d’apprendre à « vivre l’effondrement » qui vient, comme le suggèrent nombre de publications récentes[2], et mieux nous préparer pour la prochaine zoonose… Ce qui ne saurait être à la mesure de ce que notre époque exige désormais d’être et de (re)penser pour construire la possibilité d’un futur, et il faut désormais, instamment, ouvrir de nouveaux espaces pour la pensée (M. Garcés)

« L’homme fuit l’asphyxie », écrivait René Char en ouverture de l’Avant-Monde (Seuls demeurent, 1938), qui invitait plutôt à reprendre inlassablement la tâche de « déborder l’économie de la création », et retrouver la faculté de nous rapporter au monde. Ainsi, rouvrir « un horizon d’attente crédible pour les espérances contemporaines », comme le suggère Michaël Foessel, c’est accepter de poser la question du développement humain dans lequel nous sommes pris (nous demander, par exemple, « qui tient l’événement sous sa poigne ? », comme le faisait déjà J.F. Lyotard dans sa « Glose sur la résistance » en 1985), et oser imaginer d’autres récits (ou contre-récits) possibles capables d’inventer des modèles conceptuels nouveaux, travaillant à faire advenir une ligne de fuite, une échappée possible. Du côté de la philosophie, on assiste ainsi à un questionnement toujours plus intense du « partage donné du sensible » (J. Rancière) et des évidences dans lesquelles s’enracinent, par exemple, nos discours sur le changement et « l’agir climatique » (JB. Fressoz, F. Locher, J. Riechmann, E. Santiago Muiño), les systèmes économiques dominants, ou le modèle de la souveraineté étatique (P. Dardot, C. Laval, L. Arenas).

Camus expliquait déjà qu’ « une époque créatrice se définit par l’ordre d’un style appliqué au désordre d’un temps » : un temps qui nous impose aujourd’hui de substituer aux images (ou aux mirages) du monde « une vie dans le monde » (JL. Nancy), et à la philosophie et à la littérature contemporaines, de toucher terre, et de (re)devenir de véritables forces d’exploration du sensible. De tout ce qui nous arrive, et tout ce qui nous éprouve.

 Désillusions versus destructions. Dissidences et puissances de la pensée et de la création contemporaines.

 « Quelque chose s’impose aujourd’hui à la pensée »… c’est déjà ce qu’écrivait Jean Luc Nancy en 1993 dans son ouvrage Le sens du monde, où le philosophe posait ensemble la question du sens (la fin du sens du monde) et celle de l’exigence d’un autre style (ou frayage du sens) pour la configuration politique de notre être-en-commun. Une exploration qui s’élabore dans ces années où l’histoire, nous disait-on alors, arrivait à sa fin et où le naufrage des expériences socialistes des pays de l’Est (et de ce que l’on croyait être le dernier de nos « grands récits »), ouvrait sur un vide et une inquiétude qui faisait aussi de ce temps une chance, celle de nous savoir bel et bien « exposés à cet abandon de sens », et de retrouver la foi en notre commune capacité à le reprendre. Convaincus, peut-être, que le parjure n’avait pas tout à fait emporté la promesse de l’émancipation et de la liberté. La belle « praxis du sens du monde » que propose alors le philosophe, s’éprouve aussi dans cette ouverture et cet élan, et la force de résistance à toute signification assignable. Mais près de trente années plus tard, quelque chose semble s’être inversé dans l’ordre des forces et des puissances, et l’épreuve du vide (qui s’affectait parfois d’une sorte de vertige un peu enivrant) est brutalement devenue celle d’une chute irrésistible dans la matérialité sensible des dévastations de nos vies, de nos corps machinés et meurtris, de nos identités algorithmées, de nos sols empoisonnés, ce dont semble attester aussi à sa manière, çà et là, l’émergence d’un style philosophique et théorique plus brut et heurté (que l’on songe aux derniers textes de J.L. Nancy, F. Lordon ou B. Latour, en vrac : « nos cancers nous bouffent, nous bouffons des particules, partout on crève de faim et de peur », « et voilà que la nature, dont le capital s’était fait un bouclier épistémologique et politique, lui revient en pleine gueule », etc.), mais également de formes insolites (le journal de bord de la philosophe B. Stiegler, l’essai-poème de Nathalie Quintane, « lacrónica » et les récits-enquêtes de M. Caparrós, etc.), suscitant rapprochements ou interférences (entre la philosophie, les sciences sociales, la littérature, le journalisme, la performance…) que le présent appel se propose également d’explorer et mettre en lumière : partout où se pensent et s’élaborent des textes en quête d’une efficace (critique et politique) nouvelle (« écrire : verbe transitif », pour J. Faerber), au plus près des expériences singulières et des lieux qui les composent, dans « l’universel concret » de nos existences, dont Frédéric Worms[1] rappelle qu’il touche à nos conditions concrètes de vie (les biens minimaux vitaux et sociaux des humains, l’eau, l’air, l’éducation, le travail, le soin…), et doit impérativement être préservé du saccage et de l’appropriation qui le menacent. Car si l’on peut bien dire, comme on l’a fait à intervalles réguliers, que « le désert croît sans plus rencontrer d’obstacle » (P. Audi), il faut aussitôt rajouter qu’il nous expose aujourd’hui à une puissance de destruction inédite, encodée dans les plis d’un nouveau « grand récit » qui constitue peut-être l’ultime dévoiement des métarécits émancipateurs de la modernité (Lyotard), où construire ce « grand environnement globalisé d’une compétition juste » (B. Stiegler 2020), c’est détruire, méthodiquement (et activement), toutes nos protections, nos écosystèmes, nos vies singulières, et jusqu’à « l’horizon d’un monde commun à partager » (B. Latour). Le désert n’est plus seulement une figure de pensée, mais l’expérience concrète de populations entières privées d’un monde habitable (M. Foëssel, B. Latour, I. Stengers), et presque insensiblement, une force active de dématérialisation effrénée des flux et des masses, et du fardeau (salarial) humain qui disparaît lui aussi sous la loi implacable du flow de l’économie financiarisée, comme le met puissamment en lumière le dernier livre de l’écrivaine Sandra Lucbert (Personne ne sort les fusils , 2020).

No escape. A l’instar du conte de Borges, où des géographes rigoureux s’ingénient à dresser une carte de l’Empire coïncidant scrupuleusement avec son territoire, un modèle hégémonique de développement a fini par recouvrir le monde comme une seconde peau, indigente et bornée, s’imposant à tous comme« une loi […] naturelle de production compétitive [et d’expansion technique] illimitée » (J.L. Nancy, 2016), dont la rationalité et le cap ne souffriraient plus la moindre contestation dans nos sociétés contemporaines (B. Stiegler, 2020), enserrées dans un économisme ayant « colonisé toute notre activité », toutes nos institutions, et « effacé jusqu’aux traces d’une action qui ne serait pas production » (M. Potte-Bonneville, 2018). Une sorte de monde effrayant « sans bords ni extérieur » (F. Lordon), version ultime de ce « consensus du système » qu’analysait J.F. Lyotard au début des années 90, dans la fin de tout écart et de toute dissidence possible (celle de soi à soi-même), soit la fin de la pensée elle-même. Alors, en ces « temps sombres qui sont les nôtres et qui sont en train de basculer dans la nuit » (B. Stiegler), il faudrait demander comme le poète Tadeusz Rózewicz, non pas un maître, mais des textes et des images « à vivre et à penser », de ceux qui « rende[nt] la vue l’ouïe et la parole […], nomme[nt] à nouveau les choses et les concepts, [et] sépare[nt] la lumière de l’ombre » (Inquiétude 1947). Des voies nouvelles (et parfois étrangement connexes) s’ouvrent ainsi depuis quelques temps dans la philosophie et la littérature contemporaines, où l’on explore la puissance affectante des idées (ou la teneur affective des pensées), et où il s’agit de travailler à redonner force et visage aux idées (passées et présentes) de l’émancipation collective (comme dans les ouvrages de J. Andras ou de D. et A. Frappier), ou de réinventer la physionomie de nos « imaginaires sociaux » (C. Castoriadis). De nouvelles « batailles de l’imaginaire » (F. Lordon) où la fiction, comme modèle de notre relation au monde, est aussi force de recomposition du réel (« plateforme des possibles », écrit le romancier argentin J.I. Pisano), et où la littérature reconduit (sous des formes diverses et souvent hybrides) le geste borgésien de désarticulation de la fiction du réel, en dynamitant les plis discursifs de nos configurations socio-économiques (S. Lucbert), ou en sondant l’épaisseur et la complexité du réel, et le grand « détournement de la matière du monde » (D. Robert). Autant de stratégies destinées à promouvoir « la force des faibles » (A. Fernádez-Savater), pour construire un « désir de multitude » (J.M. Aragüés).

De nouvelles dissidences po/éthiques qui soient donc aussi de nouvelles puissances de création où interfèrent (se croisent, s’entrelacent ou se percutent) les lignes mélodiques de la philosophie et de la littérature contemporaines dans la belle entreprise commune d’« empuissantiser » nos imaginaires, désirer et inventer « la force, les sens et les formes d’exister » (J.L. Nancy).

Et sans délai, renouveler la dignité et l’espérance.

Corinne Ferrero

JM Aragüés.

 *

Les propositions de communications pourront suivre les axes suivants (et en interférer allègrement les perspectives) :

La littérature (et la poésie) comme outils de reconfiguration du réel, exploration des forces politiques de la littérature, comment penser des livres « socialement et symboliquement actifs » ? (N. Quintane). Faire le réel (« hacer lo real »), exploration de nouvelles fabriques de narration mêlant l’enquête journalistique, l’essai, la performance artistique…

La littérature en ses affects et ses effets : les nouvelles « machines affectantes » (Lordon) de la littérature contemporaine, renouer avec la puissance des imaginaires de l’émancipation…

Littérature et écritures du réel, fiction et non-fiction (narrative non fiction), écrivains enquêteurs, l’art de la « crónica » et ses évolutions contemporaines…

L’opération sensible de la philosophie et de la littérature contemporaine : physique des corps et de la matière du monde (« ma peau comme la peau du monde », J.L. Nancy)

Partages et interférences contemporaines des champs et domaines disciplinaires (philosophie, littérature, sciences sociales, histoire, journalisme) pour la constitution de nouveaux imaginaires sociaux (les reconfigurations du monde éditorial -français ou étranger- et des modes de diffusion pourront être explorés)

Le « communisme littéraire » (ou « l’expérience littéraire de la communauté ») et la pensée du singulier-pluriel esquissée par J.L. Nancy dès La communauté désœuvrée. Elargissements et relectures contemporaines d’un concept.

Critique(s) contemporaine(s) du néolibéralisme et politiques du commun

Les crises de notre temps et la crise du temps : est-il encore possible de penser le futur ? Quel est le rôle de l’imagination?

Les limites du monde: est-il possible d’éviter l’effondrement ? Vers un nouveau sens commun…

*

Ce colloque s’inscrit dans un projet de coopération transfrontalière entre l’Université des Pays de l’Adour et l’Université de Saragosse Pyren E2S (« Habiter le monde, refaire un monde »), et bénéficie du soutien du Fond commun Nouvelle aquitaine/Aragon, ainsi que du projet de recherche espagnol «Racionalidad económica, ecología política y globalización: hacia una nueva racionalidad cosmopolita» (PID2019-109252RB-I00).  Il s’adresse à des spécialistes de sciences sociales (philosophie, sociologie, économie) et humaines (littérature, théorie, critique), et pourra porter sur les champs hispaniques (Espagne et Amérique Latine) et français contemporains. Il est également ouvert à des propositions (et des performances) émanant d’auteurs, écrivains, poètes, enquêteurs, chroniqueurs et inventeurs de réel…

Les langues de communication de ce colloque international seront le français et l’espagnol. Les propositions de communication comporteront un titre, un résumé d’environ 300 mots, ainsi qu’une courte notice biographique.

Elles sont à faire parvenir aux organisateurs au plus tard le 15 octobre 2021.

Corinne Ferrero, corinne.ferrero@univ-pau.fr

Juan Manuel Aragûés,  aragues@unizar.es