Web littéraire
Actualités
Au fil du labyrinthe Bourdieu. Entretien avec G. Sapiro et F. Poupeau (laviedesidees.fr)

Au fil du labyrinthe Bourdieu. Entretien avec G. Sapiro et F. Poupeau (laviedesidees.fr)

Publié le par Université de Lausanne

Au fil du labyrinthe Bourdieu. Entretien avec Gisèle Sapiro et Franck Poupeau

par Nicolas Duvoux & Jules Naudet, en ligne le 5 mars sur laviedesidees.fr.
 

La Vie des idées : L’œuvre extrêmement riche de Pierre Bourdieu permet-elle un usage aléatoire et ponctuel de ses concepts (que viendrait faciliter la forme du dictionnaire) ou bien la mobilisation de ses travaux nécessite-t-elle de réinvestir la cohérence globale qu’il a souhaité donner à son œuvre ?

G. S.& F. P. : Pour Bourdieu comme pour d’autres auteurs canoniques, on observe cet usage superficiel et ponctuel de concepts extraits de leur cadre théorique, que ce soit en vue de construire une problématique dans le cadre d’une approche empirique ou de les critiquer. On ne peut que s’inscrire en faux contre un tel usage qui vide les concepts de leur signification et de leur portée profonde : par exemple, lorsqu’on réifie les concepts d’habitus, de capital culturel ou de champ, au lieu de tirer parti de leur valeur heuristique qui permet de mettre en relation une série de phénomènes en vue de construire adéquatement un objet et réfléchir aux choix que l’on fait dans cette construction, comme lorsqu’on prend en compte les agents et instances qui produisent la valeur littéraire par transfert de capital symbolique (critiques, revues, éditeurs, prix, etc.) ; ainsi, le concept de champ ne fait sens que par rapport à celui d’autonomie, laquelle ne doit pas être présupposée : il faut étudier les contraintes politiques, économiques, religieuses concrètes qui pèsent sur ces agents et instances.

De même, la notion d’habitus n’a jamais supposé une cohérence parfaite des dispositions, puisque d’une part elle renvoie surtout aux propriétés et aux styles de vie qui différencient les groupes sociaux (classes, groupes professionnels), et que d’autre part, il y a un habitus primaire façonné par l’éducation familiale, un habitus secondaire inculqué par l’école, puis un habitus professionnel, et on peut ainsi signaler les éventuelles contradictions entre eux, qui sont souvent source de souffrance d’ailleurs.

Si la théorie de Bourdieu elle-même est le fruit d’une synthèse raisonnée entre différents systèmes de pensée (en particulier ceux de Durkheim, Marx et Weber), il faut, contre les usages éclectiques des concepts, rappeler que les théories véhiculent souvent des présupposés épistémologiquement incompatibles entre eux : par exemple, entre l’approche relationnelle objectiviste qui sous-tend la théorie des champs et l’approche interactionniste des mondes de l’art de Becker, ou l’approche relationnelle interactionniste de l’analyse de réseaux. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas utiliser certaines méthodes interactionnistes d’observation ou l’analyse de réseaux, mais à condition de ne pas adopter la théorie qui les sous-tend et de les rendre compatibles avec l’objectivisme relationnel de Bourdieu, si l’on souhaite rester dans son cadre théorique.

Ce dictionnaire vise précisément à éviter de tels usages ponctuels et aléatoires, comme à rectifier nombre de malentendus, voire de distorsions délibérées qui tendent à les détourner de leur sens visé par Bourdieu, même si toute œuvre échappe inévitablement aux intentions de son auteur. Car si les appropriations possibles sont illimitées, cela ne signifie pas que toutes se valent, il y a des usages plus ou moins corrects de la théorie et des concepts. Notre démarche a consisté à la fois à historiciser les concepts, car elle s’inscrit aussi dans une approche d’histoire des sciences humaines et sociales, à reconstituer leur élaboration théorique par Bourdieu et les éventuelles inflexions qu’ils ont subies dans son œuvre, à partir des usages empiriques que Bourdieu en a lui-même faits, puis dans la mesure du possible d’autres exemples d’usages empiriques.

Nous avons tenté aussi d’évoquer les principaux débats critiques qu’ils ont suscités et les réponses qui y ont été – ou peuvent y être – apportées. Il y a en outre un système de renvois aux autres notices pour permettre une navigation en rhizome. Le dictionnaire permet donc de se repérer dans cette œuvre immense, de replacer la théorie dans le dialogue qu’elle a entretenu avec les sciences humaines et sociales de son temps (avec par exemple des notices sur les principaux paradigmes et théories : fonctionnalisme, marxisme, structuralisme) ainsi que dans la trajectoire de son auteur. Le dictionnaire prend aussi en compte les conditions matérielles de la vie intellectuelle en s’intéressant aux institutions que Bourdieu a fréquentées (École normale supérieure, École des hautes études en sciences sociales, Collège de France), aux groupes qu’il a animés (le Centre de sociologie européenne, le collectif Raisons d’agir), et aux entreprises éditoriales qu’il a dirigées (la revue Actes de la recherche en sciences sociales, les collections « Le sens commun » aux Éditions de Minuit et « Liber » au Seuil). Par sa dimension internationale, le dictionnaire inscrit aussi cette œuvre dans une approche transnationale de l’histoire des sciences humaines et sociales, qui s’intéresse à la circulation internationale des idées selon le programme tracé par Bourdieu […].

Lire la suite sur laviedesidees.fr…