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Stendhal et le lieu commun (Revue Stendhal, n°4) 

Stendhal et le lieu commun (Revue Stendhal, n°4)

Publié le par Romain Bionda (Source : Yvon Le Scanff)

Revue Stendhal n°4, mars 2023

 « Stendhal et le lieu commun »

Appel à contributions

 

 

Écrivain de la singularité, Stendhal fuit le lieu commun, dans lequel il voit la marque d’une pensée figée et qu’il associe au convenu, au rebattu, au plat – mot récurrent sous sa plume (ainsi de la « plate affectation » de certaines femmes, qu’il rapproche de la « fadeur » et de la « niaiserie[1] »). Le commun, de manière plus générale, est pour lui un repoussoir, comme en témoigne le portrait de ses héros et héroïnes, êtres d’exception dont l’« âme tendre et passionnée » s’oppose toujours à l’« âme sèche et commune[2] ».

Objet de raillerie, le lieu commun participe, dès lors, de la qualité de la satire sociale, mais aussi de la finesse de la mimèsis stendhalienne. Restituer la « voix » d’une société passe notamment par un relevé des lieux communs dont elle fait usage. En ethnologue de la doxa, Stendhal dépiste les opinions à la mode et les conventions langagières, signe d’un conformisme (bourgeois et français, le plus souvent) – parfois de manière explicite : « Quoique madame de Rênal n’eût jamais pensé aux théories de l’amour, la différence d’âge est, après celle de fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu’il est question d’amour[3]. » La nature politique du lieu commun s’avère là évidente. Pierre Bourdieu fait des lieux communs, rappelons-le, la marque d’un ordre social figé et, partant, les instruments d’une « domination », d’autant plus efficaces qu’ils « s'imposent avec toutes les apparences de la nécessité objective[4]. » En effet, le lieu commun fait passer l’opinion pour une évidence, un élément culturel pour une loi essentielle, ou, pour reprendre les termes connus de Roland Barthes, l’« histoire » pour la « nature »[5]. Sur ce plan, l’œuvre de Stendhal constate la force idéologique du lieu commun. Le Rouge et le Noir, par exemple, peut se lire comme un dictionnaire des idées reçues et des « formules[6] » de la France bourgeoise de 1830 (mais aussi de la notabilité provinciale, des institutions ecclésiastiques, de la presse[7]etc.) Le lieu commun est peut-être ainsi la ligne de partage quasi ontologique entre la vie authentique, naturelle, et la vie dévaluée du fantoche à travers lequel « on » parle. D’un côté, le fait d’excéder toujours et donc de se surprendre (le naturel est cette faculté de se dépasser et d’être soi sans jamais être un en soi, sans jamais se chosifier dans un état) ; de l’autre, une pensée sous le contrôle du mot d’ordre, de la communication où la parole démonétisée n’a plus qu’une valeur d’échange, un commerce qui donne le change et qui n’a plus rien à voir avec l’art de conférer. En somme, le verbe contre le cliché[8].

L’autre domaine où le lieu commun est fustigé est celui de la création, du goût et du jugement esthétique. Pour l’auteur d’Histoire de la peinture en Italie, l’originalité est l’un des principes souverains de l’art. Au Salon de peinture, il apprécie les œuvres d’art en fonction de leur capacité à se démarquer des recettes dont usent les « amateurs à goût appris » et les « artistes perroquets[9] ». Raillant la dimension rebattue des scènes bibliques, il écrit : « Dans la transfiguration, dans la communion de saint Jérôme, dans le martyre de saint Pierre, dans le martyre de sainte Agnès, je ne vois rien que de commun[10]. » Le refus de la réutilisation d’une iconographie éculée, version picturale du lieu commun, trouve un écho dans son écriture, qui se veut au plus près de sa singularité, rejetant le mot galvaudé, les facilités du style, l’émotion à bon marché.

Mais le lieu commun existe pourtant dans l’œuvre de Stendhal. Ainsi pourra-t-on, en premier lieu, débusquer l’emploi des poncifs dont il est à son insu – ou même de manière délibérée[11] – tributaire, révélant l’empreinte d’éléments aussi divers que l’époque, le contexte culturel, l’actualité politique, l’écriture diariste, le style classique (ou romantique), le ton des mémorialistes, la critique d’art, le langage mondain, la culture italienne, l’ethos diplomatique, etc. L’auteur devient ainsi le médiateur d’une option idéologique, d’une sphère socioprofessionnelle, d’un moment culturel[12]. Viennent aussi à l’esprit, sur un plan différent mais obéissant à un mécanisme identique, les lieux communs inhérents à l’écriture stendhalienne. L’auteur a sa rhétorique. Quels sont ses tics, ses tours, ses toquades, ses marottes ? 

En second lieu, il faudra interroger la manière dont Stendhal recourt volontairement au lieu commun. Ce dernier possède d’abord une capacité de dire le réel. Ainsi, le romanesque stendhalien se fonde en partie sur des topoï, qu’ils soient mis à distance par l’ironie du narrateur (les gestes d’héroïsme de Julien et Fabrice ravalés à des attitudes rebattues) ou, de manière plus inattendue, utilisés comme tels (le suicide d’Octave à l’approche des côtes grecques, la claustration délicieuse de Fabrice à la tour Farnèse, etc.). Il en est de même des stéréotypes ou des archétypes qui structurent jusqu’au personnel romanesque même. Autant de phénomènes qui témoignent d’une efficacité narrative du lieu commun. 

Néanmoins, si le lieu commun renforce l’adhésion du lecteur et constitue un point d’appui pour se faire comprendre, c’est dans l’écriture de soi que cette utilité s’offre à voir de manière la plus flagrante (et la plus ambiguë). Se dire exige de se faire comprendre. Passer par la convention qu’est le lieu commun permet ainsi d’atteindre plus efficacement le lecteur. L’aphorisme et le mot d’esprit, par exemple, ne sont-ils pas quelques-unes de ces bases d’entente entre auteur et lecteur ? Cette vertu du lieu commun n’est pas sans résonances éthiques, le lieu commun s’instaurant comme l’espace – euphorique cette fois – de l’idéal et du bonheur. Si le cercle des happy few suppose un refus du commun (au sens d’ordinaire), il n’exclut en rien l’idée de communauté. Le lieu commun est donc aussi ce « lieu qui serait commun » aux âmes d’élite. Au-delà, l’on devra questionner les modalités du « commun » chez Stendhal. Peut-il, en particulier, advenir autrement que par le lieu commun ?

Il serait intéressant, en dernier lieu, de revenir au sens rhétorique du lieu commun. Selon Barthes, la topique ancienne proposait à la fois des formes vides (« une méthode » et « une grille ») et des formes pleines (« une réserve »)[13]. Le lieu commun est passé progressivement au cours de son histoire d’un sens à l’autre. Dans la rhétorique antique et classique, le lieu commun désigne donc et d’abord, « une façon de programmer les arguments et d’assurer l’efficacité de la parole[14] », selon des règles « communes aux trois genres[15] » (judiciaire, délibératif et démonstratif), d’où son nom. 

Mais il signifie aussi « un développement oratoire, une tirade, une digression ou une amplification[16] ». On a pu ainsi le lire comme « un passage obligé », « une valeur sûre et reconnue[17] ». Lieu attendu mais qui n’en fait que mieux ressortir l’originalité de l’inventio, il a été comparé – la comparaison n’aurait pas déplu à Stendhal – au grand air d’opéra[18]. Dans La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Ernst Curtius a consacré un chapitre spécifique au repérage des grands lieux communs de la civilisation occidentale naissante (chapitre v : « La Topique »), mais plus généralement son livre en entier relève tous ces grands airs qui seront repris par la suite, dont par exemple les « topoï de l’ineffable ». À partir de la Renaissance, le mot désigne un index, un registre où l’on consignait les citations glanées au cours de ses lectures, un réservoir de formules, d’idées, d’images. D’où le « sens actuel de cliché », « synthèse caricaturale[19] » du sens rhétorique. 

Dans quelle mesure ces différents sens se trouvent-ils réactivés par Stendhal ? Vittoria Accoramboni, par exemple, est présenté au « lecteur bénévole » comme un « récit sincère », bien loin du « style piquant, rapide, brillant de fraîches allusions aux façons de sentir à la mode » et des « émotions entraînantes d’un roman de George Sand ». Et pourtant ce récit, tout comme les autres chroniques, est originellement le fruit d’une copie, reprise et réemployée ensuite par Stendhal, celui-ci exploitant en quelque sorte un répertoire de références. Si on ajoute qu’il a employé les ressources d’une certaine amplification à l’italienne pour les raconter, on retrouve là le feuilleté de sens du « lieu commun » au sens rhétorique. Cette enquête sur la réactivation du lieu commun gagnerait ainsi à être étendue à toute l’œuvre de Stendhal. 

 

Les questions suivantes pourront être abordées (la liste n’est pas exhaustive) :

  • La satire du plat et du commun
  • Dénonciation de la doxa / usage de la doxa
  • Conventions 
  • Commun et singulier
  • Le prosaïque

·      Mythes, idéologèmes, stéréotypes, clichés

  • L’usage rhétorique du lieu commun 
  • Le rôle du poncif
  • Expressions lexicalisées et métaphores usées
  • Les références communes à l’auteur et au lecteur
  • Le rapport aux normes et aux codes
  • Citation, intertexte, réécriture
  • Le lieu commun chez Stendhal critique
  • Le lieu commun musical et pictural
  • Le « commun » stendhalien
  • Lieu commun et communauté
  • Les lieux communs du touriste
  • Les lieux communs de la critique stendhalienne

 

Quelques références bibliographiques :

Ruth Amossy et Elisheva Rosen, Les Discours du cliché, Paris, Éditions CDU-SEDES, 1982.

Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Nathan, 1997.

Brigitte Diaz (dir.), Stendhal et la critiqueL’année stendhalienne, n°16, 2017.

Antoine Compagnon, « Théorie du lieu commun », Cahiers de l’AIEF, 1997, n° 49, p. 23-37. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1997_num_49_1_1269

Itzhak Goldberg et Marie-Laure Delaporte (dir.), Lieux communs. L’Art du cliché, Paris, CNRS Éditions, 2019.

Francis Goyet, Le Sublime du « lieu commun ». L’Invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 1996.

Francis Goyet, « Aux origines du sens actuel de ‘lieu commun’ », Cahiers de l’AIEF, 1997, n° 49, p. 59-74. 

Anne Herschberg-Pierrot, « Clichés, stéréotypie et stratégie discursive dans le discours de Lieuvain (Madame Bovary, II, 8) », Littérature, n° 36, décembre 1979, p. 88-103.

Laurent Jenny, « Structures et fonctions du cliché. À propos des Impressions d'Afrique », Poétique, n° 12, 1972, p. 495-517.

Marie Parmentier, Stendhal stratège. Pour une poétique de la lecture, Genève, Droz, coll. Stendhalienne, n°32, 2007.

François Vanoosthuyse, Le Moment Stendhal, Paris, Classiques Garnier, coll. Etudes romantiques et dix-neuvièmistes, n°57, 2017.

« Le Lieu commun », Études françaises, Presses de l’université de Montréal, numéro préparé par Robert Mélançon, vol. 13, nos 1-2, 1977. Disponible sur : https://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/1977-v13-n1-2-etudfr1685/

« Le sens (du) commun : histoire, théorie et lecture de la topique », Études françaises, Presses de l’université de Montréal, numéro préparé par Éric Méchoulan, vol. 36, n° 1, 2000. Disponible sur : https://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/2000-v36-n1-etudfr1056/

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Les propositions d’article, d’une longueur de 1000 espaces-signes au maximum, sont à envoyer avant le 1erdécembre 2020, à :

- François Kerlouégan : francois.kerlouegan@univ-lyon2.fr

- Yvon Le Scanff : yvon.le-scanff@sorbonne-nouvelle.fr

 

Les textes des articles devront être envoyés à l’automne-hiver 2021 pour transmission à l’éditeur (Site de l’éditeur : https://psn.univ-paris3.fr/revue-stendhal)

 

[1] Stendhal, De l’Amour [1822], Paris, Flammarion, « GF », 2014, chap. xxv, p. 107-108.

[2] Stendhal, La Chartreuse de Parme [1839], Œuvres romanesques complètes, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, I, chap. viii, p. 282.

[3] Stendhal, Le Rouge et le Noir [1830], Œuvres romanesques complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, I, chap. xvi, p. 429-430.

[4] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 549-550.

[5] « [J]e souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l’exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l’abus idéologique qui, à mon sens, s’y trouve caché. » (Roland Barthes, Mythologies [1957], Paris, Le Seuil, « Points », 1970, « Avant-propos », p. 9).

[6] Voir Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, [1902], Paris, Gallimard, « Idées », 1973, p. 3-4 : « Le vrai Bourgeois, c’est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre, sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l’authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules. »

[7] Stendhal fait évoquer à Julien les « lieux communs des journaux », qu’il oppose au « vrai » et au « neuf » (Le Rouge et le Noirop. cit., II, chap. vii, p. 600. 

[8] Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 192 : « Le peintre ne peint pas sur une toile vierge, ni l’écrivain n’écrit sur une page blanche, mais la page ou la toile sont déjà tellement couvertes de clichés préexistants, préétablis, qu’il faut d’abord effacer, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d’air issu du chaos qui nous apporte la vision. »

[9] Stendhal, Histoire de la peinture en Italie [1817], Paris, Gallimard, « Folio essais », 1996, chap. lxvi, p. 229.

[10] Ibid., chap. xvi, p.122.

[11] Voir les analyses de Marie Parmentier sur la reprise, inavouée mais peut-être consciente, par Stendhal, des procédés des romans « pour femmes de chambre » (notamment sur la « colle du lisible ») dans Stendhal stratège. Pour une poétique de la lecture, Genève, Droz, 2007. 

[12] Voir Laurent Jenny, « Structures et fonctions du cliché. À propos des Impressions d’Afrique », Poétique, n° 12, 1972, p. 505.

[13] Voir Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique », Communications, n° 16, Paris, Le Seuil, 1970, p. 206-210.

[14] François Lecercle, « La réversibilité du lieu commun, d’Aristote à Flaubert et Léon Bloy », Itzhak Goldberg et Marie-Laure Delaporte (dir.), Lieux communs. L’Art du cliché, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 31.

[15] Antoine Compagnon, « Théorie du lieu commun », Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 1997, n° 49, p. 24.

[16] Francis Goyet, « Aux origines du sens actuel de ‘lieu commun’ », Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 1997, n° 49, p. 62.

[17] Idem.

[18] Voir ibid., p. 66.

[19] Ibid., p. 60.