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Profession : universitaire. Entretien avec Emmanuelle Picard
par Marieke Louis (mis en ligne le 11 février 2020)
La Loi sur la Programmation Pluriannuelle de la Recherche suscite de vives critiques dans le monde universitaire. Emmanuelle Picard, Maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine à l’École Normale supérieure de Lyon et auteure de plusieurs ouvrages sur l'histoire de l'enseignement supérieur et la "socio-histoire du monde académique", revient sur la genèse et l’évolution des institutions qui régulent la profession universitaire, en France et à l’étranger.
La Vie des idées : Peut-on parler d’une exception universitaire française dans la manière dont la profession s’est constituée et codifiée depuis le XIXe siècle ? Quelles en sont les principales caractéristiques ?
Emmanuelle Picard : Dans la plupart des pays occidentaux, que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord, le doctorat est considéré comme une condition nécessaire, mais suffisante pour prétendre obtenir un poste à l’Université. Longtemps d’ailleurs, il n’a pas été obligatoire : encore dans l’entre-deux-guerres, on pouvait devenir enseignant à Oxford sans être titulaire d’un PhD. Ce qui est ailleurs une forme de coutume s’est à l’inverse institutionnalisé très précocement en France. L’exigence du doctorat a ainsi été codifiée de manière réglementaire dès 1808, les professeurs de faculté ne pouvant être recrutés que s’ils étaient titulaires d’un doctorat, ce qui n’a pas été sans poser de problème pour les lettres et les sciences. En effet, quand Napoléon a refondé les facultés après la suppression des universités d’Ancien Régime en 1793, il a institué aux côtés des traditionnelles facultés de médecine et de droit, un couple inédit faculté des lettres/facultés des sciences. À la différence des deux premières disciplines qui décernaient le doctorat depuis le Moyen Âge, les lettres et les sciences n’avaient de fait pas produit de docteurs avant la Révolution. En l’absence d’un vivier de docteurs pour pourvoir les postes ouverts dans ces nouvelles facultés, c’est au ministre (« le Grand Maître de l’Université » ainsi qu’on le désigne alors) qu’il incombe de nommer les universitaires, en leur attribuant le titre de docteur sans qu’une thèse ait été produite et soutenue, et ce pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Dès l’origine, l’enseignement supérieur refondé par le Premier Empire est donc très centralisé et étroitement contrôlé.
Cette centralisation et cette réglementation de l’accès au monde universitaire sont l’une des principales caractéristiques du système français, comparé à d’autres pays d’Europe et à l’Amérique du Nord où les universités constituent des entités autonomes, dont les liens organiques avec l’État peuvent être très faibles. Cette situation repose, en France, sur une construction systémique d’ensemble : l’enseignement supérieur est partie prenante du service public de l’éducation et s’y intègre sans solution de continuité. Ce faisant, il est régi par une réglementation qui s’applique de façon identique à chacune de ses parties (les établissements), à l’inverse des universités de la plupart des autres pays occidentaux qui sont libres d’élaborer leurs réglementations et leurs pratiques. […]