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Entretien avec Gabriel Matzneff (site Biffures)

Entretien avec Gabriel Matzneff (site Biffures)

Publié le par Matthieu Vernet

Biffures propose ce mois-ci un entretien avec l'écrivain Gabriel Matzneff. Il commente avec une certaine liberté de ton l'actualité littéraire et sa pratique de l'écriture:  "L'écrivain proscrit".


BIFFURES - Gracq, Robbe-Grillet, Césaire… Mort de la littérature ?

Gabriel MATZNEFF - Deux de ces morts m'ont peiné. Gracq et Robbe-Grillet étaient deux hommes charmants que j'appréciais beaucoup. J'ai connu Gracq après la guerre d'Algérie, je n'avais encore rien publié. Je l'ai rencontré chez une amie, une vieille dame - qui avait quatre-vingt ans et en avouait trente ! -, Lise Deharme. Elle avait été très liée avec Breton, Aragon. J'ai plusieurs lettres de Gracq, notamment une, très belle, sur Comme le feu mêlé d'aromates1 . C'était un homme bien élevé, fort timide. Je n'étais pas lié d'amitié avec lui comme je l'étais avec Montherlant, Hergé, Cioran, mais nous avions de très bons rapports. J'allais le voir chez lui, rue de Grenelle.

Avec Robbe-Grillet, on se retrouvait dans un petit restaurant, aujourd'hui disparu, de la rue Cujas. Il y avait Roland Topor, Fernando Arrabal, Alessandro Jorodowski, Kazik Hentchel, Pierre Clémenti… On buvait beaucoup. Robbe-Grillet était très drôle, extrêmement simple et sympathique. Oui, beaucoup plus drôle que ne pourraient le laisser supposer ses livres et ses films.

Ces deux morts m'ont fait de la peine, mais l'un et l'autre avaient eu le temps de faire leur oeuvre. Dieu a pensé que le moment était venu. En revanche, ce qui est affreux, ce sont les amis fauchés en pleine jeunesse, au zénith de leur puissance créatrice. Je songe à Dominique de Roux, mort d'une crise cardiaque, à Guy Hocquenghem, à Copi, à Conrad Detrez, à Hervé Guibert, emportés par le sida. Dieu a eu là une minute d'inattention, n'est-ce pas. Certes, une oeuvre n'est jamais achevée, mais entre mourir à quatre-vingt trois ans comme Goethe et à vingt-sept comme Lermontov, il y a une marge.

Césaire, je n'ai jamais lu une ligne de lui, et ce tintamarre autour de sa mort, je trouve cela extravagant. A la radio, à la télévision, dans la presse écrite, des sanglots pour Césaire, beaucoup plus que pour Gracq et Robbe-Grillet. Césaire a eu droit aux obsèques nationales qui avaient été refusées à Gide, à Claudel, à Aragon ! Non, je n'ai rien à vous dire de Césaire, c'était un écrivain officiel, couvert de décorations, d'honneurs. Ce genre là n'est pas ma tasse de thé. Il y a néanmoins un truc amusant : moi qui ne suis jamais invité dans les palais du pouvoir, vous savez que je suis un écrivain pestiféré, un scandale vivant, j'ai reçu hier, du président de l'Assemblée nationale, une invitation pour un hommage à Césaire. On y lira ses poèmes, ses discours parlementaires - ça, ça doit être extrêmement bandant. Si j'assiste à cette sauterie, et si je trouve ça bien, je vous le dirai. Je suis toujours prêt à admirer.

BIFFURES - Parlons des vivants. Quel regard portez-vous sur la littérature contemporaine ? Lisez-vous les auteurs actuels, les dernières parutions ? Est-ce que la vie littéraire vous intéresse, trouvez-vous qu'elle progresse, ou régresse, ou êtes-vous complètement extérieur à cela ?

Gabriel MATZNEFF - Je suis complètement extérieur à cela, avec toutefois une nuance : je lis les livres de mes amis. J'ai quelques amis écrivains et nous nous faisons l'amitié réciproque de nous offrir nos livres. Quand un de mes amis publie un nouveau livre, je me précipite pour le lire, pour le plaisir de le lire. De même, je vais aux vernissages de mes amis peintres, aux projections de mes amis cinéastes. J'ai un grand sens de l'amitié. Cela dit, je n'ai aucune fonction dans une maison d'édition, un journal, une radio, une télé, je ne suis membre d'aucun comité de lecture, d'aucun comité de rédaction, d'aucun jury littéraire, je ne suis directeur d'aucune collection, je ne suis rien, absolument rien. J'écris mes livres, un point c'est tout. Je n'ai donc pas la moindre obligation de me tenir au courant de ce qui se publie et, pour vous dire la vérité, je n'en ai rien à foutre. Tout ce qui touche la vie littéraire, le milieu littéraire, m'ennuie très vite.

Il y a quatre jours, je dînais avec un bon ami, qui est en outre un bon écrivain, Dominique Noguez, dans un restaurant franc-comtois. Le poulet aux morilles était excellent, le vin d'Arbois aussi. Eh bien, des hors d'oeuvre au café, Noguez n'a parlé que de littérature, de manuscrits, de la vie littéraire, des rapports souvent un peu difficiles que lui et moi nous entretenons avec Gallimard. Moi, de ces questions-là, j'aurais volontiers parlé dix minutes, mais pas plus. J'aurais préféré que Noguez me parlât de sa vie amoureuse, d'une rencontre qu'il aurait faite, bref de trucs plus rigolos que la rue Sébastien-Bottin.

J'ai un vif plaisir à vous voir, mais dehors il fait très beau, et si nous n'avions pas cet entretien à enregistrer, je vous proposerais qu'on aille se balader sur les bords de la Seine, ou se bronzer dans une piscine… Je crains de n'être pas un vrai intellectuel. J'écris mes livres, j'essaye qu'ils soient aussi beaux que possible, punto e basta. Nous sommes sur terre pour créer de la beauté et de l'amour. Le reste est sans importance.

BIFFURES - Que lisez-vous, alors ?

Gabriel MATZNEFF - Je préfère relire un livre. Cela n'est pas dû à mon âge, car il y a longtemps que je suis ainsi. J'ai beaucoup lu quand j'étais jeune. Les maîtres qui m'ont initié à la vie de l'esprit, aidé à accoucher de moi-même, je les ai rencontrés entre onze et vingt ans. Vous trouverez leurs noms dans mon journal d'adolescence, Cette camisole de flammes2 . Eh bien, trente ou quarante ans plus tard, ce sont toujours les mêmes auteurs que je cite, les mêmes livres auxquels je me réfère. Vous entendrez des gens qui disent : « Oh ! Matzneff est un homme très cultivé, il connaît bien l'ancienne Rome, le XVII° siècle français, le XIX° siècle russe… », etc., mais en réalité ma bibliothèque tient dans une valise. C'est une petite cohorte, un Parnasse très réduit.

Je suis un grand insomniaque : si la nuit je me réveille et ouvre un livre, ce sera un roman d'Alexandre Dumas, ou les Maximes de La Rochefoucauld, ou un essai de Schopenhauer, ou un album de Tintin et Milou, ou un polar d'Agatha Christie, bref un livre que j'ai déjà lu cinquante fois et connais par coeur - plutôt qu'un roman nouvellement paru qu'un éditeur, Dieu sait pourquoi, m'aura envoyé. Je relis Byron que personne ne lit et dont personne ne parle, mais, pour vous donner un exemple, je n'ai pas lu le roman de cet Américain dont on a beaucoup parlé, qui a eu le prix Goncourt, l'an dernier… Je ne sais même pas son nom…

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