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L’altérité du passé. Consciences d’époque et jugements de valeur, XVIIe-XIXe s. (Saint-Étienne)

L’altérité du passé. Consciences d’époque et jugements de valeur, XVIIe-XIXe s. (Saint-Étienne)

Publié le par Marc Escola (Source : Delphine REGUIG)

L’altérité du passé 

Consciences d’époque et jugements de valeur 

(XVIIe-XIXe siècle)

 

Organisation :

Delphine Reguig (UJM Saint-Étienne-IHRIM-IUF) et Stéphane Zékian (CNRS-IHRIM)

 

Colloque international 21-22-23 janvier 2026, Université Jean Monnet, Saint-Étienne

           

Depuis plusieurs années, de nombreuses controverses mettent en lumière les difficultés de notre présent à envisager sereinement certaines œuvres ou productions culturelles du passé. Une virulence parfois extrême caractérise ces controverses. À première vue, deux blocs semblent se faire face : le premier prône l’adaptation, la réécriture voire la destruction de ces productions, arguant du caractère désormais inassimilable des traces laissées par un âge périmé de la pensée comme de la conscience humaines ; le second, au contraire, plaide pour une meilleure prise en compte de la différence des temps ; il souligne aussi l’importance primordiale d’une approche esthétique des œuvres incriminées. Chacun crie au scandale et renvoie l’adversaire à son aveuglement idéologique : on dénonce, d’un côté, une idéologie « bien-pensante » qui appellerait à vandaliser le legs du passé, de l’autre, une crispation « réactionnaire » qui masquerait son adhésion aux pires dérives sous le paravent de la vénération patrimoniale. Paradoxalement, la conviction de vivre un moment de bascule fédère les antagonistes. Les uns pensent sortir enfin d’un âge obscur quand les autres redoutent d’y entrer. Mais dans tous les cas, il paraît entendu que nous vivons un moment inouï.

 

Fondé sur l’hypothèse inverse, ce colloque voudrait montrer que la connaissance des pratiques anciennes jette un éclairage utile sur les lignes de fracture contemporaines, et qu’elle permet de mieux évaluer ce qui fait réellement rupture dans les luttes actuelles. Replacer notre actualité dans un temps relativement long devrait aider, d’une part, à cerner les raisons pour lesquelles, dans certains contextes critiques, on ne tolère plus qu’un passé-miroir, éloge ou justification de notre propre présent, d’autre part, à exhumer les soubassements de pratiques mémorielles dont le caractère sélectif a parfois tout d’une cécité volontaire.

 

En conséquence, ce colloque propose d’examiner, dans des conjonctures variées s’échelonnant sur environ 250 ans, les modes d’appréhension par les vivants d’un passé jugé par eux problématique. Si chaque conscience d’époque cristallise dans les jugements de valeur portés sur les productions du passé, sur quelles décisions pratiques ont débouché ces jugements depuis le xviie siècle ? Nous souhaitons analyser les enjeux et les implications des gestes intellectuels et matériels qui, en sanctionnant l’altérité du passé, scindent autoritairement l’histoire entre ce qui parle encore au présent et ce qui, à l’inverse, ne le regarde plus – ou seulement de loin. Nous nous attacherons aux différents types d’opérations renvoyant les productions culturelles dans le passé, sous le signe d’une étrangeté qui peut être, ou non, valorisée en tant que telle. « Le passé » ne répond en effet a priori à aucun critère chronologique ni axiologique stable : il apparaît toujours comme le produit mental d’une conjoncture qui catégorise ainsi le socle de l’expérience à la fois transmise et vécue, et lui accorde une valeur que les rapports de force et les besoins symboliques du moment soumettent à variations. Le sentiment d’éloignement que nous pouvons éprouver à l’égard de certaines époques historiques étant dissocié de la mesure chronologique objective, le singulier de ce que nous nommons le passé a lui-même tout d’une illusion : pour faire droit à la simultanéité des non-contemporains théorisée par plusieurs penseurs allemands de la première moitié du xxe siècle, et, plus généralement, au feuilletage des expériences temporelles composant toute conscience d’époque, nous nous interrogerons à la fois sur les processus de délimitation du passé (quand s’arrête-t-il, quand commence notre présent ?) et sur les logiques présidant à son évaluation (que vaut-il encore pour nous, qu’avons-nous à y chercher ?). Une attention spéciale sera portée aux étiquettes et autres catégories dont la portée descriptive s’est longtemps doublée d’une fonction normative. Parmi elles, les dénominations d’« ancien » et de « moderne » sont les noms disponibles et de fait toujours réinvestis de fonctions variées (de démarcation, d’auto-identification, de rejet) qui, au moins depuis le xviie siècle, ont perduré jusqu’à nous.

 

Pour mener cette réflexion, nous choisissons d’explorer une période encadrée par deux querelles exemplaires dans la mesure où la définition de la modernité y engage une nécessaire altération du passé fondée, d’une part, sur une conception nouvelle de la situation de la « littérature » par rapport aux arts et aux sciences, et, d’autre part, sur une analyse polémique de l’évolution des critères de jugement. Notre point de départ sera la Querelle des Anciens et des Modernes telle qu’un certain consensus historiographique la modélise à l’âge classique, avec des manifestations européennes aiguës entre 1687 et 1750. L’un des arguments les plus polémiques de cette première Querelle consiste à défendre la possibilité d’aligner la mesure du perfectionnement des arts et des lettres sur celui des sciences et des techniques, pourtant beaucoup plus objectivement observable.  L’argument se formule sur le fond d’une conception cumulative de la temporalité dont le rythme, arrivé au sommet du siècle de Louis XIV, ralentit nécessairement. Il s’agit d’inscrire le présent dans une forme de quasi immobilité conquise par le degré de civilisation atteint. Cette immobilité, qui joue la perfection contre l’historicité des faits, renvoie le passé à l’inactuel et à l’intraduisible, et légitime la thèse d’une rupture esthétique et morale du « public » avec les productions du passé et leur possible autorité. Ses détracteurs lui opposent une position tout aussi critique à l’égard des phénomènes historiques en ce sens qu’il s’agit de les extraire du flux temporel afin de les associer définitivement à une origine unique. Le rapport au passé se formule alors en termes de fidélité à ce qui a été accompli et qui peut encore animer le geste esthétique. Quelle que soit la position des acteurs de la Querelle, le débat concerne ce que le présent peut actuellement réaliser et la détermination de cette qualité du présent se produit à partir d’une qualification et d’une caractérisation des œuvres du passé, qu’elles soient vouées à l’obscurité, à l’invraisemblance, à l’indécence ou bien pensées comme les repères an-historiques d’une fondation perpétuelle. Que l’on soit « Ancien » ou « Moderne », l’enjeu est toujours de dater le passé, c’est-à-dire de choisir la relation adéquate au passé pour produire une modernité virtuellement déjà « classique ».

 

La réflexion portera jusqu’à la fin du xixe siècle et la crise de l’historisme dont l’une des manifestations françaises fut la querelle dite de la Nouvelle Sorbonne à la veille de la Grande Guerre. À cette époque de profondes mutations disciplinaires et institutionnelles, l’avènement d’une conception scientifique de l’histoire et sa généralisation à tous les champs du savoir, y compris la littérature, soulèvent des réactions de forte hostilité. En même temps que le statut des productions du passé, ce sont les ressorts légitimes de la mémoire et les motivations mêmes de connaissance historique qui sont alors mis en débat. Pour les détracteurs les plus virulents de la nouvelle discipline littéraire (notamment dans les rangs de l’Action française mais pas seulement), le rapport scientifique au passé suspendrait la question de la valeur en favorisant une forme de nivellement relativiste. Jusqu’alors située dans l’objet remémoré pour être honoré, la valeur serait désormais investie dans la démarche savante elle-même. Les promoteurs de cette dernière, au contraire, défendent les procédures d’objectivation comme le seul moyen d’une approche dépassionnée du passé. 

Cette querelle aujourd’hui bien connue concluait logiquement un siècle dont les rapports au passé avaient été multiples et contradictoires. Marqué par un fort sentiment d’accélération, par une caducité galopante de l’expérience vécue, le xixe siècle avait vu émerger puis s’instituer une relation patrimoniale aux productions du passé. L’altérité du passé produit alors un sentiment de distance qui s’exprime dans un large éventail de pratiques allant de la démonétisation la plus expéditive à des formes pour le moins ambivalentes de sacralisation.

Entre les xviie et xixe siècles, l’histoire littéraire et culturelle fut-elle maîtresse de vie ? Le passé constituait-il un réservoir de modèles potentiellement toujours valides ? Dans quelles conjonctures, dans quels lieux désignait-il au contraire un simple alignement de références et de faits pouvant susciter la curiosité, mais déliés des besoins vitaux du présent ? Ces questions ne concernent pas uniquement l’ordre de la création et le passage du dogme de l’imitation au culte de l’innovation, de la tradition aux avant-gardes. Elles regardent tout autant vers le terrain des pratiques savantes elles-mêmes, où le renouvellement des méthodes ajuste continuellement la distance envers nos objets de connaissance. De l’âge classique à l’avènement des disciplines, du culte du passé à celui des procédures savantes, les cartes des gestes mémoriels ont été rebattues et redistribuées, mais la relation entre les dynamiques respectives de la connaissance et du jugement n’a pas été clarifiée. De ce point de vue, les controverses actuelles sont peut-être l’ombre portée d’une querelle de très longue durée sur les motivations de la mémoire collective. Elles figurent le nouvel acte d’un débat jamais tranché qui met en jeu les trois pôles du dispositif patrimonial que sont la connaissance, la transmission et l’adhésion.

Le colloque dégagera la structure de ces questionnements au long cours sur la validité problématique du passé en privilégiant trois points d’observation étroitement liés :

 

-       Le point de vue historique, afin de rendre compte des manifestations de ces conflits à répétition, des moments où ils surgissent, des éventuelles régularités de rythme, de scansion qu’ils introduisent dans l’histoire, en cherchant à cerner aussi les contextes qui favorisent les demandes d’actualisation, d’adaptation ou d’oubli des œuvres du passé. On pourra s’interroger sur la construction des différentes identités de lecteur et sur la mobilisation argumentative des émotions esthétiques dans toute leur ambivalence (l’ennui ou l’admiration par exemple). 

 

-       Le point de vue discursif et formel, afin de mettre en évidence les récurrences argumentatives et poétiques dans la figuration du passé (notamment sous la forme oratoire de l’éloge et du blâme), ainsi que les registres privilégiés par cette figuration. On se demandera comment ces choix donnent forme au passé, quel rapport ils engagent à l’exemplarité supposée des productions anciennes, comment ils en matérialisent la distance ou en favorisent l’effet de présence. Une attention particulière sera donnée aux dispositifs polémiques mobilisant l’imaginaire de la table rase pour donner congé à des auteurs, des corpus, des périodes.

 

-        Le point de vue idéologique, afin d’identifier les positions disciplinaires et politiques traduites par ces figurations du passé. La transmission du passé se produit en effet de façon privilégiée dans des cadres institutionnels qu’on ne saurait tenir pour des chambres d’enregistrement neutres. Tout en codifiant les pratiques plus ou moins savantes et rigoureuses sur lesquelles se fonde la présence du passé, les institutions remplissent en effet des fonctions sociales (éducation, instruction, etc.) qui pèsent de tout leur poids sur la formalisation de la mémoire collective et sur les filtres qui la caractérisent. On s’intéressera, par exemple, à l’évolution des protocoles éditoriaux dans la mise à disposition et la diffusion du passé, ainsi qu’aux manifestations éventuelles d’un interventionnisme éditorial et à ses présupposés. 

 

 

Pistes bibliographiques

 

 

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