Les formes de l’accueil : poétiques, politiques et éthiques de la parole
Le monde contemporain présente un paradoxe saisissant : une interconnectivité sans précédent coexiste avec une fragmentation sociale et identitaire profonde. Les sciences humaines et sociales offrent des clés de lecture rigoureuses pour comprendre ces dynamiques.
La globalisation, loin d’homogénéiser les cultures, a souvent exacerbé les revendications identitaires. Comme le souligne Alain Touraine (1992), la perte des grands repères universalistes (progrès, classes sociales) a conduit à une « production de soi » centrée sur des appartenances culturelles, religieuses ou ethniques spécifiques. Cette fragmentation n’est pas un simple retour du passé, mais une réaction à un monde perçu comme insécurisant et déracinant.
Les déplacements humains massifs, qu’ils soient forcés (conflits, changement climatique) ou économiques, sont une autre fracture majeure. Pour Catherine Wihtol de Wenden (2013), la fermeture croissante des frontières des pays riches transforme les migrants en « indésirables », alimentant à la fois les drames humanitaires et les discours xénophobes. Ces déplacements créent des tensions qui se manifestent par des violences tant réelles (agressions, conflits armés) que symboliques. Pierre Bourdieu (1988) estime que la violence symbolique, naturalisant des rapports de domination (de genre, de race, de classe), légitime un ordre social injuste et nourrit un ressentiment propice aux explosions de violence physique.
Face à ces bouleversements, le repli communautaire apparaît comme une réponse défensive. Il constitue une tentative de recréer un lien social et une sécurité ontologique dans un monde perçu comme hostile. Cependant, ce réflexe, selon Dominique Schnapper (1994), menace le modèle de l’intégration républicaine. En privilégiant l’appartenance particulière sur le lien civique universel, il fragilise le « vivre-ensemble » et peut conduire à une société archipélisée, où chaque groupe évolue en vase clos.
Ces fractures – identitaires, territoriales, sociales – ne sont pas indépendantes. Elles forment un système complexe où chacune entretient l’autre. La compréhension scientifique de ces phénomènes, à travers les travaux fondateurs de Bourdieu, Touraine, Wihtol de Wenden ou Schnapper, est un préalable indispensable pour imaginer des politiques capables de recoudre le tissu social et de promouvoir un universalisme non plus naïf, mais conscient de cette diversité et de ces tensions. Ainsi, la nécessité de la (ré) conciliation, par exemple, a fait l’objet de plusieurs études dont celles réunies sous la direction de TOH Bi Emmanuel, HOUESSOU Dorgelès et DIAMA K’Monti Jessé, dans les actes du colloque des 4 et 5 août 2020 à l’Université Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, intitulé La réconciliation en débat : formes, valeurs et représentations collectives.
Ce constat pose la question de l’accueil — de l’autre, de la différence, de la parole ou du texte — comme piste de résolution à la fracture de notre temps. Ainsi, les sciences du langage, la littérature, la philosophie et la communication partagent une même préoccupation : comment penser et représenter l’hospitalité du sens, dans un espace discursif souvent dominé par le conflit, la fermeture ou l’exclusion ?
L’accueil n’est pas seulement un geste moral ou politique : il est aussi une forme poétique et discursive, un mode de présence du langage à l’autre. Dans la littérature, il s’exprime par des poétiques de la relation (Glissant, 1990), du fragment ou de la traduction ; en linguistique, il renvoie à la dimension interactionnelle et pragmatique du dialogue ; dans le champ de la communication, il questionne les dispositifs médiatiques et les conditions d’un discours éthique à l’ère numérique.
Dès lors, réfléchir aux formes de l’accueil, c’est interroger la capacité du langage à créer du lien, à ouvrir un espace de reconnaissance réciproque, à penser la pluralité plutôt que l’uniformité.
Dans la continuité des travaux de Levinas (1961), Derrida (1997), Ricœur (2004) ou Habermas (1987), mais aussi dans la lignée des écrivains et penseurs de la relation tels que Glissant (1990), Chamoiseau (1993, 1997, 2021), Le Clézio (2004), etc., cet appel à contribution propose d’explorer la parole comme lieu d’hospitalité — qu’elle soit littéraire, linguistique, critique, politique ou médiatique.
NB : Le Réseau Africain d’Analyse du Discours (R2AD) prend part à ce projet dans le cadre de la campagne internationale de lutte contre les discours de haine lancé depuis le 9 avril 2025.
Objectifs scientifiques
Ce numéro de la revue L’Impact consultable à l’adresse suivante https://revues.imist.ma/index.php/limpact/ vise à :
- interroger les modes d’accueil et de circulation du sens dans les discours contemporains ;
- analyser la dimension éthique et poétique des formes narratives, langagières ou médiatiques de l’hospitalité ;
- réfléchir aux mutations de la parole dans les sociétés traversées par le numérique, la migration, la mémoire et la mondialisation ;
- favoriser le dialogue interdisciplinaire entre littérature, linguistique, communication et critique contemporaine.
Axes de réflexion (non exhaustifs)
Axe 1 – Poétiques de l’accueil
L’hospitalité dans les textes littéraires : figures de l’étranger, du passeur, de l’invité.
Poétique de la relation, de la traduction, du fragment ou du métissage.
Le texte comme espace d’ouverture : voix multiples, polyphonie et hétérogénéité narrative.
L’écriture de l’exil, de la migration et du déracinement comme geste d’accueil.
Axe 2 – Éthiques de la parole
L’éthique du dialogue et la responsabilité du discours (Levinas, Ricœur, Habermas).
Dire l’autre sans le réduire : enjeux de représentation et de reconnaissance.
La parole hospitalière dans les contextes d’enseignement, de médiation ou de soin.
Discours religieux, philosophique ou politique : conditions de l’accueil du différent.
Axe 3 – Politiques et médiations de l’accueil
Médias, migration et altérité : hospitalité ou hostilité des représentations ?
La communication interculturelle à l’épreuve de la mondialisation.
Réseaux sociaux, algorithmes et hospitalité numérique : nouvelles formes de visibilité ou de rejet ?
Discours institutionnels, diplomatiques et humanitaires autour de l’accueil.
Axe 4 – Théorie critique et interdisciplinarité
L’hospitalité dans la critique littéraire, les études postcoloniales ou décoloniales.
Hospitalité linguistique et traductologique (Ricœur, Derrida).
Les humanités à l’épreuve du divers : vers une épistémologie de la relation.
La voix de l’autre dans la pensée, le texte et la recherche scientifique.
Modalités de soumission
Les articles en version intégrale, rédigés selon les normes scientifiques de la revue L’Impact, pourront être soumis en français ou en anglais, et feront l’objet d’une évaluation en double aveugle. Ils devront avoir une longueur comprise entre 30 000 et 45 000 caractères (espaces compris).
Les contributions sont à envoyer à la rédaction de la revue avant le 15 février 2026 aux trois adresses suivantes : revue.limpact@uca.ac.ma ; jessediama@gmail.com et dorgeleshouessou@yahoo.fr
La publication du numéro est prévue pour le mois de juin 2026.
Le numéro est sous la coordination de :
DIAMA K’Monti Jessé
HOUESSOU Dorgelès
AMRAOUI Abdelaziz
Bibliographie indicative
AMRAOUI, Abdelaziz. « L’Algérie reterritorialisée de Mohammed Dib » in L’Impact, n°5, « L’écrivain africain francophone et ses fictions », 2025, pp. 57-66. DOI : https://doi.org/10.34874/PRSM/limpact-voliss5.57527
BOURDIEU, Pierre. La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998,
BHABHA, Homi. The Location of Culture. London : Routledge, 1994.
DERRIDA, Jacques. De l’hospitalité. Paris : Calmann-Lévy, 1997.
GLISSANT, Édouard. Poétique de la relation. Paris : Gallimard, 1990.
HABERMAS, Jürgen. Théorie de l’agir communicationnel. Paris : Fayard, 1987.
LEVINAS, Emmanuel. Totalité et Infini. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961.
RICŒUR, Paul. Sur la traduction. Paris : Bayard, 2004.
SCHNAPPER, Dominique. La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.
TOH Bi Emmanuel, HOUESSOU Dorgelès, DIAMA K’Monti Jessé. La réconciliation en débat : formes, valeurs et représentations collectives, Actes du colloque des 4 et 5 août 2020, Université Alassane Ouattara, Bouaké, Côte d’Ivoire, Éditions de la Fondation Félix Houphouët-Boigny, Abidjan 2021.
TOURAINE, Alain. Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992.
WIHTOL DE WENDEN, Catherine. Le Droit d'émigrer, Paris, CNRS, coll. « Débats », 2013, 58 p., ISBN : 978-2-271-07882-7.