"Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue". Les couleurs fugaces du visage dans la littérature française du XVIe au XVIIIe s. (Sorbonne Université, Paris)
« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ».
Les couleurs fugaces du visage dans la littérature française du XVIe au XVIIIe siècle
De nombreux colloques ont été consacrés, ces dernières années, au visage humain[1]. Dans des sociétés occidentales où le numérique est de plus en plus utilisé pour modéliser et transformer les visages qui circulent sur les réseaux sociaux ou dans l’espace public, mais aussi à l’ère de la reconnaissance faciale, le visage se charge en effet d’un paradoxe : caché derrière des filtres qui lui appliquent des normes qui gomment ses spécificités, il demeure pourtant le siège irréductible de l’individualité. Ces filtres uniformisent ses couleurs, font disparaître les creux et les ombres pour faire de ce qui nous distingue toutes et tous un véritable masque numérique sur lequel nulle tache ou anomalie colorée ne se laisse distinguer. La variation rapide des couleurs du visage traduit pourtant très souvent le vécu émotionnel d’un individu : les filtres actuels qui s’appliquent aux photographies mais aussi aux vidéos suppriment la possibilité de voir s’exprimer sur nos visages quelque émotion que ce soit. Bien en amont de ces phénomènes contemporains, c’est à la représentation littéraire de ce lien entre émotions et couleurs du visage que nous aimerions nous intéresser.
Dans les études littéraires, et plus précisément dans les travaux portant sur les couleurs, le visage ne tient en effet qu’une place réduite. Les « changements de couleur[2] », comme les a nommés Descartes, sont pourtant fréquents en littérature. L’une des citations les plus connues de Phèdre montre ainsi le personnage éponyme soumis à un choc si violent que son corps passe d’un extrême à l’autre, sa peau trahissant ses secrets, tandis qu’au siècle suivant, la rougeur constitue l’un des « topoï du roman au XVIIIe siècle[3] ». Or, si le rougissement a été déjà abordé par la critique, le palissement comme les changements de couleurs successifs n’ont que très rarement été étudiés[4]. Pourtant, les implications de ces réactions physiologiques sont nombreuses et vont de l’histoire des émotions et du genre[5] à l’épistémologie visuelle[6].
Nous avons choisi de limiter notre corpus aux textes français du XVIe siècle au XVIIIe siècle. En effet, par contraste avec les visages stéréotypés du Moyen Âge, l’historien de l’art André Chastel évoque une « Renaissance pleine de visages », grande époque, selon toute une tradition historiographique, de l’affirmation de l’individu et de son arrachement au groupe. C’est aussi à cette période que l’on accorde une attention plus grande aux couleurs passagères de ces visages, des couleurs fugaces vues comme les signes accidentels des émotions. Le discours médical sur les couleurs hérite en effet de l’essor du genre médiéval des régimes de santé[7], mais aussi de la diffusion de plus en plus large de traités de médecine antique comme les Aphorismes d’Hippocrate, le Tegni de Galien ou l’Isagoge ad Tegni Galieni de Johannitius, qui consacrent des développements spécifiques aux diverses couleurs du corps. Sous la plume de plusieurs commentateurs médiévaux, se dessine ainsi peu à peu la catégorie des « couleurs spirituelles », ou des couleurs « non-naturelles[8] ». On observe par ailleurs une lente inflexion des traités de physiognomonie, qui s’intéressent peu à peu non seulement aux signes fixes du visage, représentatifs d’un tempérament donné, mais aussi à des signes plus accidentels jusque-là absents de cet art de lire les visages, parmi lesquels les changements de couleur[9].
Le déchiffrement du corps demeure un sujet majeur à l’âge classique[10]. Descartes aborde longuement les « signes extérieurs des passions[11] » comme les « changements de couleur », surtout la rougeur, tantôt associée à la honte[12], à une forme de pudeur[13], le fameux « vermillon de la honte[14] », comme l’a nommé Somaize. Ce phénomène physiologique, apparemment discret, réalise la synthèse de plusieurs grandes préoccupations de l’âge classique : les passions de l’âme, le corps éloquent pris entre simulation et dissimulation[15], mais aussi l’obscénité qui résonne dans les habitudes langagières, les débats sur l’honnêteté, la pudeur des femmes ou encore les bienséances artistiques[16]. La rougeur « n’est plus une marque de spontanéité mais le signe de l’inconfort d’une femme tenue de réprimer l’authenticité de ses émois pour paraître innocente », dévoilant ainsi « la violence d’un code social qui soumettait le corps féminin à une surveillance de tous les instants[17] ».
Si la physiognomonie perd son autorité au XVIIIe siècle[18], l’interprétation des couleurs du visage se poursuit sur de nouvelles prémisses. Le modèle des passions est abandonné au profit du sentiment, une « catégorie plus subtile et variée, et surtout plus positive[19] ». Parallèlement, l’influence des sciences naturelles et l’avènement de l’empirisme mènent à « une revalorisation de l’observation et une nouvelle confiance dans les données des sens » qui « modifie la manière même d’écrire[20] » entraînant un « renouveau des pratiques descriptives[21] » dès les années 1760 dans les belles-lettres.
L’intérêt pour les couleurs passagères des individus prendra une nouvelle dimension au XIXe siècle : certes « l’expressivité en public[22] » décline mais la description s’autonomise en littérature et de nouvelles techniques de l’observateur apparaissent[23] - tous ces nouveaux enjeux entérinent la rupture avec les siècles précédents justifiant nos bornes temporelles.
Au sein des différents genres, ces mentions colorées revêtent par ailleurs des enjeux différents qui méritent d’être considérés dans leurs spécificités. Dans les romans, les changements de couleur, aussi fugaces soient-ils, repoussent ainsi les limites traditionnelles entre narration et description : ils font progresser l’intrigue à travers l’analyse des émotions et la communication non-verbale des personnages tout en témoignant des évolutions des manières de voir et de décrire. Rougeur et pâleur sont des instantanés chromatiques à part entière, variant en intensité (ou en saturation) selon la force de l’émotion tandis que rougissement et palissement rendent compte de la dimension cinétique de ces phénomènes. On parle certes de couleurs mais cette perception visuelle dépasse les simples tonalités. Il est question de clarté, de saturation, mais aussi d’éclat du teint, de fraîcheur de la peau : la brillance est une autre qualité visuelle (parachromatique).
En poésie, les blasons du corps féminin ne sont pas dépourvus de notations colorées mais ces couleurs sont généralement fixes, comme si elles avaient été déposées par un peintre sur la surface d’une toile ou d’une statue, ce qui confère une apparence stable et immuable à la femme évoquée. Le visage féminin est ainsi bien souvent, dans la poésie de la Renaissance, saisi dans son invariabilité alors que la prose du roman sentimental de la même époque (songeons aux Angoisses douloureuses qui procèdent d’amour d’Hélisenne de Crenne, à Melicello de Jean Maugin ou encore à L’Amant ressuscité de la mort d’amour, attribué à Nicolas Denisot) traite justement de la perturbation de cette disposition des couleurs par les émotions. L’agitation intérieure vient de fait altérer l’apparence du visage. Toutefois une certaine porosité existe entre poésie et roman et certains portraits féminins sont traités, chez Hélisenne de Crenne par exemple, selon les codes du blason, genre à la mode au moment de la composition des Angoisses douloureuses qui procèdent d’amour.
De manière plus explicitement didactique, les couleurs passagères apparaissent enfin dans des traités relevant de domaines aussi variés que la médecine, la physiognomonie, la théologie ou la civilité. Il s’agit alors d’indiquer au lecteur (qu’il soit médecin, prêtre ou simple observateur) comment lire et interpréter ces changements de couleur, afin qu’il devienne à son tour herméneute des mouvements de l’âme et du corps.
Nous vous suggérons quelques pistes de recherche, non-exhaustives :
Représenter la couleur du visage et ses changements
· Où les changements de couleur se localisent-ils sur le visage ? Y a-t-il des zones où ils se manifestent de manière privilégiée ?
· Par quel lexique, par quelles tournures syntaxiques, métaphores ou comparaisons récurrentes les changements de couleurs sont-ils évoqués ?
· Comment les auteurs et les artistes retranscrivent-ils le mouvement, l’intensité, l’éclat des couleurs ? Cette représentation convoque-t-elle d’autres sens que celui de la vue, en particulier le toucher ? (le grain de la peau, sa chaleur ou sa froideur…)
À la frontière des discours
· Peut-on établir une typologie stable des couleurs associées à chaque émotion ?
· Dans quelle mesure cette sémiotique sous-jacente s’inscrit-elle dans une tradition littéraire et artistique (héritage gréco-latin de l’élégie, héritage médiéval de la descriptio puellae ; héritage renaissant de la poésie pétrarquiste) ?
· Dans quelle mesure se réfère-t-elle à un discours médical ? Quels liens entretient-elle en particulier avec le corpus hippocratique, le corpus galénique, les régimes de santé médiévaux, les traités de physiognomonie ?
· Dans quelle mesure et quand la représentation des couleurs fugaces du visage se détache-t-elle de ces discours sous-jacents pour revêtir une dimension essentiellement esthétique ?
Changement de couleur et regard social
· Quel est le regard social porté sur le changement de couleur du XVIe au XVIIIe siècle ? Qu’en disent par exemple les traités de civilité ? S’agit-il d’une manifestation que l’on cherche à dissimuler ?
· Le changement de couleur est-il considéré comme un signe sincère ? Qui peut décoder ces changements de couleur (le médecin, l’ami, l’être aimé, l’artiste, le lecteur …) ?
Couleurs fugaces et question du genre
· Le changement de couleur du visage est-il une manifestation des émotions genrée ? Existe-t-il des différences de nature et de localisation entre les couleurs passagères des visages féminins et masculins et les émotions auxquelles elles sont associées ?
· À qui s’adressent les œuvres faisant la part belle à cette représentation de la fugacité des couleurs du visage ? À un public féminin ?
Couleurs passagères et enjeux littéraires
· Quelles sont les fonctions de la représentation de cette fugacité des couleurs dans les œuvres dans lesquelles elle prend place ?
· S’inscrit-elle dans un moment de pause descriptive ayant pour fonction de rendre visibles les émotions et de permettre aux lecteurs d’y accéder ? Participe-t-elle de la communication non-verbale des protagonistes ? Constitue-t-elle un élément moteur dans la narration ? Revêt-elle une visée didactique et morale ?
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Les propositions de communication n’excèderont pas 250 mots et seront accompagnées d’une courte bio-bibliographie de quelques lignes. Nous vous prions d’envoyer le tout, avant le 15 janvier 2026, aux trois organisatrices : godnairnathalie@gmail.com, adeline.lionetto@sorbonne-universite.fr, et ripoll@uni-trier.de ). L’ensemble sera soumis au comité scientifique de la journée d’étude dont les réponses seront transmises un mois environ après la fin de l’appel. La journée d’étude aura lieu à l’automne 2026 (la date sera précisée au printemps 2026).
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Comité scientifique :
Jean-Christophe Abramovici (Sorbonne Université), Damien Fortin (Sorbonne Université), Jérôme Laubner (Université Paul Valéry de Montpellier), Nina Mueggler (Université de Neuchâtel – Suisse) ainsi que les trois organisatrices.
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[1] « Le visage et la voix », Centre culturel international de Cerisy, du 29 juin au 6 juillet 2002, sous la dir. d’Annie Gutmann et Pierre Sullivan ; « Le visage, la rencontre de l’autre », CRIF, CRAN et Collège des Bernardins, 10 octobre 2010 ; « La politique du visage. Fanatisme esthétique et regard éthique », Université de Rennes, 5 et 6 avril 2018, sous la dir. de Leszek Brogowski, Gwenola Druel et Anna Szyjkowska ; « Visages perturbés », Université de Genève et Association suisse de littérature générale et comparée, du 3 au 5 novembre 2022, sous la dir d’Evelyn Dueck et Guillemette Bolens ; « Le visage dans les cultures humaines : approches interdisciplinaires », Marrakech, 14-15 novembre 2023, sous la dir. de Fatima Ez, Zahra Benkhallouq et Hicham Feteh ; « Visage, visagéité, reconnaissance faciale », Université Polytechnique Hauts-de-France, 6-7 juin 2024, sous la dir. de Vincent Vivès.
[2] René Descartes, Les Passions de l’âme, éd. Jean-Maurice Monnoyer, Paris, Gallimard, [1649] 1988, art. 112, p. 219.
[3] Christophe Lesueur, « “They blush because they understand” : la rhétorique de la rougeur dans les romans de Samuel Richardson », Miranda, 2012, vol. 6, §2. DOI : 10.4000/miranda.3005
[4] Élodie Ripoll, « Les changements de couleur sont-ils des topoï comme les autres ? », Topiques, études satoriennes [En ligne], vol. 8, 2024. URL : http://journals.openedition.org/topiques/333
[5] Voir Jean-Christophe Abramovici, « “Commander le silence à sa physionomie” : la rougeur des hommes », Dix-Huitième Siècle, 2019, vol. 51, n° 1, p. 305-319. DOI : 10.3917/dhs.051.0305
[6] Voir Élodie Ripoll, Penser la couleur en littérature. Explorations romanesques des Lumières au réalisme, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 393-404.
[7] Voir Maryline Nicoud, Les régimes de santé au Moyen Âge à Rome. Naissance et diffusion d’une écriture médicale (XIIIe-XVe siècle), Rome, École française de Rome, 2007, p. 4.
[8] Voir l’article de Maaike Van der Lugt, « Les couleurs de la peau dans les commentaires sur l’Isagoge de Johannitius » dans Le corps polychrome. Couleurs et santé. Antiquité, Moyen Âge, Époque moderne, Paris, L’Harmattan, 2018, p. 57.
[9] Voir Laëtitia Marcucci, « Couleurs et émotions dans la physiognomonie des XVIe et XVIIe siècle » dans Le corps polychrome [...], op. cit., p.219-229.
[10] Voir Marin Cureau de La Chambre, Les Caractères des passions, Paris, Jacques D’Allin, 1640-1662, 5 vol. ; L’Art de connoistre les hommes d’après la physionomie, Paris, J. D. Allin, [1659] 1663 ; Claude de La Bellière, La Physionomie raisonnée ou secret curieux pour connoitre les inclinations naturelles de châcun par les regles naturelles, Paris, Edme Couterot, 1664.
[11] René Descartes, Les Passions de l’âme, éd. citée, art. 112, p. 219.
[12] Cureau de la Chambre, Les Caractères des passions, 1640, p. 6.
[13] Le chevalier de Méré cité par Lucie Desjardins, Le Corps parlant. Savoirs et représentation des passions au XVIIe siècle, Québec/Paris, Les Presses de l’Université Laval/L’Harmattan, 2001, p. 106.
[14] Antoine Baudeau de Somaize, Le Grand Dictionnaire des précieuses, éd. Charles-Louis Livet, Hildesheim/New York, Olms, [1856] 1972, 2 vol., p. 201.
[15] Voir Lucie Desjardins, Le Corps parlant, op. cit., p. 103-159.
[16] Jean-Christophe Abramovici, Obscénité et classicisme, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Perspectives littéraires, 2003, p. 10-11.
[17] Jean-Christophe Abramovici, « Au temps où l’on savait encore “ce que c’est que rougir”. Interdits langagiers et pudeur féminine à l’âge classique », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte / Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, 1999, 23, 1/2, p. 36.
[18] Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage. exprimer et taire ses émotions (du XVIe au début du XIXe siècle), Paris, Éditions Rivages, [1988] 2007, p. 97 sqq.
[19] Philip Stewart, L’Invention du sentiment : roman et économie affective au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010, p. 2.
[20] Christof Schöch, La Description double dans le roman français des Lumières (1760-1800), Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 70.
[21] Ibid., p. 11.
[22] Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage, op. cit., p.14.
[23] Voir Jonathan Crary, Techniques de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, Bellevaux, Éditions dehors, 2016.