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Christian Petzold, au carrefour des temps

Christian Petzold, au carrefour des temps

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne (Source : J. Demange)

Depuis Contrôle d’identité (Die Innere Sicherheit, 2000), son premier long métrage cinématographique, jusqu’à Miroirs n°3 (2025), le réalisateur allemand Christian Petzold s’emploie à filmer les réminiscences du passé (historique, intime, culturel) dans le présent. Son œuvre, à la croisée des temps et des temporalités, invite à repenser le rapport entre mémoire et modernité, entre survivance et devenir.

Cet ouvrage collectif se proposera d’examiner ces différentes strates temporelles, envisagées à la fois comme structures fictionnelles et comme enjeux esthétiques, qui traversent et organisent la filmographie du cinéaste.

I. Le temps de l’Histoire

Au-delà des films à proprement parler historiques de Christian Petzold, Barbara (2012) et Phoenix (2014), la problématique de l’Histoire traverse en réalité l’intégralité de son œuvre. En choisissant de situer la majorité de ses récits dans d’anciennes régions d’Allemagne de l’Est (L’Ombre de l’enfant [Wolfsburg, 2003], Yella [2007], Jerichow [2009], Le Ciel rouge [Roter Himmel, 2023], Miroirs n°3), le réalisateur compose par le biais de ces paysages (urbains ou ruraux) un portrait de l’Allemagne contemporaine hantée par le spectre de ses divisions intérieures. La ville de Berlin (Fantômes [2005], Phoenix, Ondine [Undine, 2020]) incarne à elle seule la difficulté de ce dialogue historique. Elle se manifeste en particulier à travers le motif de l’errance, souvent lié à celui du revenant – au sens propre (le personnage principal Jerichow, de retour de la guerre d’Afghanistan, ou celui de Phoenix, de retour des camps) aussi bien qu’au sens figuré (le personnage de Yella, entre la vie et la mort, ou encore Fantômes). 

Avec Transit (2018), uchronie qui transpose dans le XXIᵉ siècle le drame des totalitarismes du siècle précédent, Christian Petzold engage un véritable travail de mémoire : rendre visibles les traces des traumatismes historiques et leur difficile dépassement. À cet égard, son cinéma a quelque chose de l’Ange de l’Histoire benjaminien, tourné vers le passé dont il contemple les ruines, tout en étant irrésistiblement emporté vers l’avenir par un vent médiologique qui pousse le cinéma vers sa perpétuelle transformation. Chez Walter Benjamin, penser l’histoire comme catastrophe est la seule manière de rester fidèle à l’expérience des vaincus broyés par la marche triomphale de la civilisation et du progrès. C’est précisément cette tension, entre la lucidité mélancolique face aux décombres du passé et le mouvement irrépressible du présent, que Petzold inscrit au cœur de son œuvre.

Cet ouvrage aura ainsi pour ambition de revenir sur l’approche historique de la cinématographie de Petzold et de comprendre comment celle-ci livre un enseignement sur les temps contemporains d’un pays en particulier et, plus généralement, du monde occidental.

II. Le temps de l’intime

À l’Histoire fissurée de l’Allemagne contemporaine répond, en miroir, une cartographie de l’intime où se rejouent les fractures sociales et affectives du collectif. Aux rapports entre amants et époux s’ajoute la question de la famille. Ainsi, dans Contrôle d’identité, la cellule familiale est présentée comme la première cellule politique. Elle devient le creuset d’interactions qui renvoient à un état plus général de la société allemande. Encore une fois, c’est la question des réminiscences du passé dans le présent qui se pose : une adolescente subit les conséquences de l’existence qu’ont menée ses parents, anciens terroristes de la RAF, avant sa naissance. Fantômes comme Miroirs n°3 mettent en évidence le difficile équilibre symbolique d’un modèle familial ébranlé par l’intégration d’une personne a priori extérieure à lui. À travers ces récits croisant les temporalités de l’intime et celles de l’Histoire, Petzold réfléchit (sur) sa propre génération, celle des baby boomers nés après-guerre, qui porte la culpabilité du nazisme, même si elle ne l’a pas connu.

Par cette rencontre des temporalités, Petzold explore aussi une autre forme d’intimité : celle du travail de création, en particulier cinématographique. Car si l’intime s’incarne à l’écran dans les familles et les couples, il se prolonge hors champ dans la fidélité d’un travail collectif — cette autre famille, celle du cinéma. Petzold aime à s’entourer d’une véritable troupe : Hans Fromm, son chef opérateur de toujours ; Bettina Böhler, sa monteuse ; mais aussi ses actrices et acteurs récurrents, de Nina Hoss à Paula Beer, de Benno Fürmann à Franz Rogowski. Cette continuité d’équipe façonne une temporalité propre, celle d’une confiance et d’un dialogue au long cours, où la mémoire des films précédents circule d’un tournage à l’autre. Elle rejoint, en un sens, la dynamique familiale que ses récits mettent en scène, faite de fidélités, de tensions, de transmissions. Ce tissu intime de création s’enracine également dans une généalogie artistique : celle de Rainer Werner Fassbinder et, surtout, d’Harun Farocki, qui fut son enseignant, puis son ami et fidèle compagnon d’écriture. Ces filiations, loin d’être purement cinéphiliques, forment le socle affectif et intellectuel d’un corpus où le temps du travail collectif révèle l’intimité cinématographique d’un auteur en dialogue constant avec l’histoire du cinéma.

III. Le temps du cadre

Chez Christian Petzold, le temps du cinéma est celui d’un palimpseste : ses films se construisent comme des surfaces traversées par la mémoire des formes, des récits et des motifs. Irrigué par d’innombrables références littéraires, musicales ou philosophiques, son œuvre ne relève pourtant jamais de la citation ostentatoire ni du jeu d’érudition. Ces strates culturelles affleurent avec une évidence tranquille, comme si le cinéma, chez Petzold, procédait d’un art sédimentaire — un art où chaque plan conserve la trace des récits antérieurs, des images rêvées ou enfouies, et où la mémoire du monde circule à même les corps et les paysages. Ainsi se déploie une temporalité proprement culturelle, qui relie le présent du film à une tradition souterraine : celle d’un art en dialogue permanent avec ses fantômes.

Si Petzold se singularise par la sobriété de sa mise en scène, sa réflexion sur le médium s’épanouit à travers des motifs récurrents – surcadrages, reflets, regards – qui questionnent la relation entre cadre et hors-champ, entre visibilité et disparition. Une étude formelle de son cinéma (montage, éclairage, bande sonore et musicale) permet de développer un commentaire autoréflexif et de comprendre comment la composition d’un plan ou d’une séquence peut véhiculer une atmosphère temporelle singulière, oscillant entre tension et suspension. Aux temps de l’Histoire et de l’intime s’ajoute ainsi un troisième temps : celui du cadre, qui interroge le cinéma comme art du présent.

Chez Petzold, le cadre devient un espace de tension entre intériorité et présence. Les corps des acteurs y inscrivent différentes manières d’habiter le plan : là où le jeu de Nina Hoss, nourri par sa formation théâtrale, ancre le cadre dans la densité du texte et d’une intériorité qui affleure à travers la parole, celui de Paula Beer ou de Franz Rogowski s’y déploie de façon plus organique, presque chorégraphique, en interaction constante avec la lumière, le décor et le mouvement. Cette dialectique entre profondeur et surface, densité textuelle et impulsion physique, confère à chaque film son rythme propre et fait du cadre l’espace vivant où s’invente le temps du cinéma de Petzold.

Au-delà des seules références cinématographiques, cet ouvrage collectif cherchera à interroger les prolongements interartistiques de l’œuvre : sa manière d’emprunter à la littérature, à la musique ou à l’architecture des formes de composition qui redéfinissent la perception du temps à l’écran. Plutôt qu’un éclectisme, il s’agit d’un véritable dialogue entre les arts du temps et ceux de l’espace, par lequel Petzold renouvelle en profondeur la modernité cinématographique.

Les propositions d’articles (3000 signes maximum + une courte biobibliographie) devront être envoyées à Louise Dumas (dumas.louise@gmail.com) et Jacques Demange (jacques.demange@univ-tlse2.fr) avant le 15/02/2026. 

Les auteur.e.s seront averti.e.s de la décision du comité scientifique le 15/05/2026 au plus tard et les articles finalisés devront être transmis le 15/10/2026.