Le topogramme. Questions d'espace en littérature
Le sujet de réflexion proposé aux contributeurs se déduit du constat d’une lacune critique motivée par des difficultés méthodologiques. En dépit des nombreux travaux sur l’histoire du paysage, l’éco-critique ou le paysage urbain, il n’existe pas de synthèse actualisée, centrée sur la méthode requise par les questions d’espace en littérature, pas plus que d’histoire « fonctionnelle » de l’espace fictionnel.
C’est l’enjeu de la réflexion des deux journées d’étude organisées successivement à l’UHA-Mulhouse (12 juin 2025) et à l’Université Paris Nanterre et destinées à confronter les expériences diverses, en matière de spatialisation littéraire, de spécialistes de périodes distinctes.
D’un point de vue théorique et synchronique, on propose d’explorer la question de l’espace à partir du concept de « topogramme », élaboré par Gilles Polizzi (Université de Haute-Alsace Mulhouse) et expérimental à ce jour, désignant la spatialisation du récit sous deux formes : 1) la représentation mentale de l’espace générée par le texte, 2) la dimension spatiale de la dramaturgie générant au moyen d’une poétique des lieux, la progression narrative de l’oeuvre[1].
Il s’agit de remettre en question quelques notions bien établies, mais qui ont le défaut de minorer le rôle de l’espace dans l’invention et la réception du récit : les topoï d’E.R. Curtius sont indispensables à l’appréhension symbolique des syntagmes de l’espace médiéval, mais en les ravalant au statut de « lieux communs », ils lui dénient son inventivité : il existe pourtant de nombreuses manières de figurer le locus amoenus ou son contraire. À l’opposé, le concept bakhtinien de « chronotope » (espace-temps), s’il prend bien en compte l’énergie créatrice générée par la spatialisation, se refuse à distinguer celle-ci de la dramaturgie (espace et temps seraient solidaires) ce qui, d’une autre manière, occulte le signifiant spatial, tantôt assimilé par Bakhtine à un topos (le chronotope du « château » ou du « seuil ») et tantôt étendu à un auteur (Rabelais) ou à un genre (« le roman de chevalerie »).
D’un point de vue pratique et diachronique, il s’agit de relire les œuvres du point de vue de l’espace afin de relier entre eux les travaux de quelques grands chercheurs qui ont travaillé sur la spatialisation en littérature : entre autre Alain Labbé pour le Moyen Âge, Franck Lestringant et Marie-Madeleine Fontaine pour la Renaissance, Jean Serroy et Normand Doiron pour le roman ou le voyage à l’âge classique, François Moureau pour le voyage au XVIIIe s., sans oublier, pour les périodes romantique et moderne, ceux de Michel Collot sur le paysage, ou de Philippe Hamon, fondateur d’une « école du descriptif » en littérature. Il s’agit en particulier de prolonger et d’étendre aux littératures anciennes (du Moyen Âge aux débuts du romantisme) les perspectives tracées par Philippe Hamon dans ses travaux sur la description, et plus largement, de renouer les fils d’une interrogation sur les usages de l’espace dans les littératures d’ancien régime : « A quoi sert l’espace dans la conception et la réception des œuvres ? ».
L’intérêt de la confrontation tient à la diversité des perspectives et à l’extension de la chronologie envisagée : à l’échelle d’une œuvre, tenue pour exemplaire ou singulière, comment se caractérise la spatialisation ? La comparaison des modes d’énonciation devrait mettre au jour des invariants littéraires : la focalisation (ou mise en perspective) de l’espace, son mode de construction, l’échelle de la représentation et la notion de « dispositif » (agençant visuellement une progression) etc…
Une autre typologie est possible en considérant les temps de l’œuvre, de sa conception à sa réception. Elle articulerait d’autres réponses à la question : « à quoi sert l’espace ? ». Principalement à inventer, à comprendre, à se souvenir (sans pour autant réduire le texte à un « art de mémoire »).
Enfin la synthèse des perspectives devrait contribuer à combler la lacune initialement constatée : peut-on penser une « histoire de la spatialisation littéraire » depuis le Moyen Âge jusqu’au début du XIXe s. ? Qu’est-ce qui en fait l’unité, comment s’y agencent les évolutions et les ruptures ? En ce sens, l’organisation de ces journées en sessions chronologiques est déjà un élément de réponse.
Responsables scientifiques :
Gilles Polizzi, PR à l’Université de Mulhouse, éditeur de la version française du Songe de Poliphile (Paris, Imprimerie Nationale, 1994-96) spécialiste du songe allégorique du Roman de la Rose au Poliphile, de l’architecture (de Rabelais à Ledoux), du jardin (du XVe s. à Le Nôtre) et des relations de voyage (XVIe-XVIIIe s.).
Isabelle Fabre, PR à l’Université de Paris-Nanterre, autrice d’une histoire de l’allégorie du « jardin spirituel » à la fin du Moyen Âge, Les Vergers de l’âme (Paris, Champion, 2019).
PROGRAMME
Matinée
9h00 accueil des participants
Hybridations médiévales
9h15 Patricia Victorin (Université Bretagne-Sud): « Pour une cartographie comparée entre deux romans arthuriens tardifs : Ysaïe le Triste et Conte du Papegau, ou nostalgies spatiales »
10h00 Annette Vernazobres (Université Paris Nanterre): « Bonne Franche et Male Serve : une topographie allégorique dans le Livre de Bonne Vie de Jean Dupin (c. 1340) »
Discussion et pause
Espaces renaissants
11h Michèle Clément (Université Lyon 2): « La fontaine de Salmacis, un topogramme ? »
11h45 Magda Campanini (Université Ca’Foscari): « Espaces convergents et parcours labyrinthiques : le motif du château dans les Contes amoureux de Jeanne Flore (c. 1540) »
12h30 déjeuner
Après-midi
Méthodologies de l’espace : incongruences et références
14h Isabelle Fabre (Université Paris Nanterre) : « Le château triangulaire : un cas d’incongruence spatiale dans le Triumphe de Temperance de Jean Thenaud (1518) »
14h45 Gilles Polizzi (Université de Haute-Alsace): « Des lions échappés : Cervantès, D’Urfé, Sorel, ou les incongruences du topogramme à l’âge baroque (1615-1630) »
pause
Les poétiques de l’espace : littérature et histoire de l’art
16h Monique Mosser (CNRS-INHA, Centre André Chastel), « Comment les jardins racontent une histoire : la Princesse de Clèves à “Mauperthuis” (1670-1785) »
16h45 Fabrice Moulin (Université Paris Nanterre), « “Suivez la nature des lieux” : quelques réflexions sur l’espace et le récit dans L’Architecture… de Claude-Nicolas Ledoux (1804) »
17h30 Gilles Polizzi : « Méthodologies de l’espace, synthèse et conclusion »
[1] Le mot est attesté en français pour traduire l’anglais mindmaping, qui désigne en psychologie (cf. T. Buzan) une méthode graphique d’organisation des idées. Le sens littéraire ne se raccorde qu’à celui de « représentation mentale » ; toutefois, on pourrait postuler que toute œuvre génère (dans sa conception et sa réception) une « topographie mentale », la question littéraire étant de savoir comment et pour quel(s) effet(s).