
"Populariser les savoirs ? "Revue Savoirs en lien, n°5, 2026, dir. Stéphanie Genand et Stéphane Zékian
Savoirs en lien, n° 5, 2026 , « Populariser les savoirs ? »
dir. Stéphanie Genand (UPEC, LIS) et Stéphane Zékian (CNRS, IHRIM)
En se demandant s’il faut « populariser les savoirs », le 5e numéro de la revue Savoirs en lien (https://preo.ube.fr/sel/) [1] entend contribuer au dynamisme actuel des recherches consacrées aux partages des la connaissances. Qu’il s’agisse d’en étudier les élaborations théoriques et les modalités pratiques, d’en retracer l’histoire ou d’en imaginer les formes à venir, sans oublier d’en mettre au jour les impensés, voire les apories, la question occupe aujourd’hui une place croissante dans le champ scientifique.
Partager les savoirs, Jean Starobinski l’a rappelé, c’est tout à la fois mettre à part et mettre en commun, c’est-à-dire orchestrer un mouvement de spécialisation sans renoncer à l’idéal d’une circulation et d’une transmission (Starobinski, 1995). Si la production de la connaissance obéit de longue date à une logique de cloisonnement, les opérations visant à la rendre accessible ont pris, depuis trois siècles, les formes les plus diverses (Andries, 2003). Cette dialectique entre étroitesse et élargissement, cercles restreints et vaste public décrit un mouvement complexe que nous souhaiterions placer au cœur de ce dossier.
La description et l’analyse de ce mouvement ont souvent usé de la catégorie du « populaire », que sa polysémie et son large spectre connotatif ont rendu équivoque, sinon opaque. Les travaux menés ces dernières décennies ont aidé à déjouer certains pièges sémantiques et idéologiques du « populaire », ce « concept à géométrie variable » (Bourdieu, 1983) longtemps grevé de représentations péjoratives, mais et dont les usages savants eux-mêmes trahissent une pente misérabiliste ou populiste mise au jour dans un ouvrage devenu classique (Grignon/Passeron, 1989). Comme l’a relevé l’historien Dominique Kalifa, les débats tumultueux autour de cette notion piégée eurent à la longue « des effets intimidants, et parfois anesthésiants » (Kalifa, 2005). Vingt ans après ce constat, et face à l’impressionnante diversité des supports, des formes et des opérations visant à faire apprécier du plus grand nombre les savoirs institués, il nous paraît utile d’ouvrir un questionnement transversal sur les promesses de cette ambition ancienne et toujours vivace, sur les entraves qui en compliquent la réalisation, mais également sur les équivoques et malentendus que peut cristalliser l’idée même de populariser les savoirs. Notre dossier ne reviendra donc pas sur l’existence ou non d’un quelconque savoir réputé populaire, il éclairerera en revanche les processus de popularisation des savoirs – produits au sein des institutions dédiées à la recherche –, avant d’analyser en retour les effets exercés par cette quête de popularité sur l’activité savante.
Populariser les savoirs renvoie au moins à deux exigences qui ne sont pas de même nature et qui n’ont pas les mêmes implications. La première consiste à rendre les savoirs disponibles, ce qui engage une réflexion sur les modes de diffusion au-delà du cercle des pairs. Historiquement, la volonté d’élargir l’auditoire s’est traduite par des créations institutionnelles, à l’image des « Bibliothèques populaires » dont le xixe siècle vit le développement et qui font de nos jours l’objet d’une attention accrue. Pensons de surcroît à l’essor de collections destinées à des lectorats non spécialisés, ou au mouvement des Universités populaires, dans leur forme pionnière autour de 1900 jusque dans ses ramifications plus récentes (Mercier, 1986 ; Dartigues, 2012). À l’ère du numérique, l’utopie de la science en libre accès permet elle aussi une circulation sans précédent de productions longtemps cantonnées au public restreint des pairs (Lemercier, 2015). Indissociable de ces innovations matérielle, institutionnelle ou technologique, la deuxième exigence liée à la popularisation des savoirs concerne moins leur disponibilité que leur attractivité. Il s’agit alors de les rendre désirables par des choix d’exposition débarrassés des codifications académiques. C’est là encore une histoire ancienne. Des Lumières au romantisme, il s’agissait déjà de populariser la philosophie en expérimentant des formes variées susceptibles d’en assurer la communication (Beck/Thouard, 1995 ; Thouard, 2007). De la vogue des Astronomies populaires au xixe siècle au récent succès des Histoires dites populaires, dont on a montré qu’elle remontait au xixe siècle et qu’elle recouvrait, sous une appellation unique, des pratiques très diverses (Ruiz, 2019), la mise en œuvre de formes supposément attractives n’a cessé d’accompagner le développement des connaissances. De nos jours, l’exploitation des ressources numériques contribue elle-même à renouveler le marché du livre. Pour ne prendre qu’un exemple, le succès de la chaîne YouTube « Le Mock » a débouché sur la création d’une émission télévisuelle (ARTE Book Club) elle-même accompagnée d’un ouvrage destiné à populariser l’histoire littéraire (Redek et Pierrot, 2018). Les conférences-spectacles inventent quant à elles de libres associations entre savoirs et performances, mettant en lumière la fictionnalité constitutive de la connaissance et la vertu de privilégier des « transmissions dissidentes » (Boisson et alii, Corbel, , 2019).
Si donc populariser les savoirs permet suppose de les rendre disponibles et attractifs, une telle approche pâtit cependant de plusieurs ambivalences. Cantonner la popularisation des savoirs à leur pure et simple mise à disposition réduirait d’abord leur circulation à une transmission verticale et univoque, excluant toute participation collective ou toute concertation relative aux directions prises par la recherche et la production des savoirs en société. Depuis les Lumières tardives au moins, c’est contre une telle conception que s’élèvent les voix inquiètes d’une confiscation des savoirs aux mains des seuls professionnels patentés. Pensons au vaste mouvement anti-académique à la fin du xviiie siècle ou à la fronde républicaine d’un savant comme François-Vincent Raspail au milieu du xixe siècle (Bensaude-Vincent, 2017). Le mythe du fossé grandissant entre les savoirs institués et l’opinion publique a été battu en brèche pour aboutir à une réelle prise en compte des publics, non pas réceptacles inertes, mais récepteurs actifs et parties prenantes des processus de transmission. Mieux, il a été établi que « ‘‘la science pour tous’’ fait partie intégrante du processus d’objectivation et d’universalisation des énoncés scientifiques. » (Bensaude-Vincent, 2003, 164) Si la critique d’une alliance savoir/pouvoir a été particulièrement saillante dans les débats des années 1970 sur les sciences et les techniques, où elle a cristallisé dans la revendication utopique de « la science au peuple » (Quet, 2013 ; Debailly, 2015), les SHS ne sont pas restées étrangères à ces remises en cause. Ainsi, en histoire de la philosophie ou dans les études littéraires, le constat de nombreux trous dans la raquette des savoirs officiels conduit à une reconfiguration parfois tumultueuse des canons disciplinaires. La question de populariser les savoirs renvoie donc, autant sinon plus qu’à leur mise à disposition, à l’exigence participative et à ses conséquences sur la production des savoirs en question.
Les stratégies ensuite déployées pour rendre les savoirs attractifs ont parfois su tirer profit d’un art du packaging bien en phase avec l’injonction contemporaine à la visibilité. Nul doute que l’expérimentation de formes novatrices et la diversification des supports de diffusion ont ouvert de larges et prometteuses perspectives à la démocratisation des connaissances. Si le dispositif « Ma thèse en 180 secondes » en est un bon exemple, son succès médiatique ne suffit cependant pas à masquer certaines implications moins souriantes du nouveau capitalisme académique (Mariscal, 2019). De fait, on ne saurait réfléchir au geste de populariser les savoirs sans s’interroger sur les indicateurs de cette popularité, ni sur la part des critères quantitatifs dans la mesure du rayonnement savant. De même, l’émergence d’un genre académique jusque-là inconcevable, celui de la thèse de doctorat en bande dessinée, n’est pas exempte de certains impensés idéologiques récemment mis au jour (Hureau, 2019).
Entre les écueils symétriques de la tour d’ivoire et de l’audimat à tout prix, populariser les savoirs désigne en somme l’horizon d’un idéal émancipateur autant qu’un piège virtuel. À quelles fins, par quels moyens et à quel prix populariser les savoirs ?
Parmi les pistes qui pourront être explorées :
- Les médiations scientifiques et culturelles aussi bien sous l’Ancien Régime que dans la pratique actuelle des sciences humaines et sociales.
- L’écriture alternative des savoirs : comment transmettre hors du cadre académique ? Quelles valeurs épistémologiques de connaissance revêtent les expérimentations contemporaines (enquêtes, recherche-création, conférences-performances, etc.) ?
- Quels publics touchent ces expérimentations et comment mesurer la popularité des savoirs ainsi transmis ?
- S’il est vrai que « le grand partage entre amateurs et professionnels » (Van Damme, 2014) ne jouit plus de la souveraineté normative qui lui semblait acquise il y a encore un demi-siècle, quels effets produit l’exigence participative sur les contenus et les programmes des disciplines instituées ?
Les propositions de contributions (titre et résumé de 1000/1500 signes) sont à envoyer conjointement à Stéphanie Genand (stephanie.genand@u-pec.fr) et Stéphane Zékian (stephane.zekian@cnrs.fr) avant le 1er décembre 2025.
Les articles ensuite, de 35.000 signes maximum, seront attendus le 1er mars 2026.
Pistes bibliographiques :
Andries Lise (dir.), Le Partage des savoirs xviiie-xixe siècles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003, https://doi.org/10.4000/books.pul.6546.
Bardiot Clarisse, « Ceci n’est pas un spectacle ou l’essor de la conférence-performance », dans Béatrice Picon-Vallin et Erica Magris (dir.), Les Théâtres documentaires, Montpellier, Éd. Deuxième Époque, 2019, p. 365-373 [https://hal.science/hal-02336038/].
Beck Philippe et Thouard Denis (dir.), Popularité de la philosophie, Fontenay-Saint-Cloud, ENS Éditions, 1995.
Bensaude-Vincent Bernadette, La Science contre l’opinion. Histoire d’un divorce, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2003.
Bensaude-Vincent Bernadette, « Raspail et la science populaire », dans Jonathan Barbier et Ludovic Frobert (éd.), Une Imagination républicaine, François-Vincent Raspail (1794-1878), Besançon, P. U. de Franche-Comté, 2017, p. 27-38
Boisson Bénédicte, Corbel Laurence, Creissels Anne et Noûs Camille (dir.), « La conférence comme performance : formes et actes du discours (XIXe-XXIe siècles) », Déméter [En ligne], n° 5, été 2020, URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/81
Bourdieu Pierre, « Vous avez dit ‘‘populaire’’ ? » (1983), repris dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Points-Seuil, 2001, p. 132-151.
Certeau Michel de, La Culture au pluriel (1974), Paris, Seuil, 1993.
Dartigues Laurent, « L’université populaire, un nouveau lieu de transmission des savoirs ? Réflexions sur quelques mots : savoir critique, émancipation », Tracés, 2012, hors série, p. 123-137.
Debailly Renaud, La Critique de la science depuis 1968. Critique des sciences et études des sciences en France après Mai 68, Paris, Hermann, 2015.
Frondizi Alexandre et Fureix Emmanuel, « Écrits et écritures populaires », Revue d’histoire du xixe siècle, n°65, 2022 : https://doi.org/10.4000/rh19.8479
Glicenstein Jérôme (dir.), « Recherche-création », Marges, n°39, 2024 : https://doi.org/10.4000/12koo
Grignon Claude et Passeron Jean-Claude, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard / Le Seuil / EHESS, 1989.
Hache-Bissette Françoise, « Le partage des savoirs : science populaire ou vulgarisation scientifique ? », dans Michel Netzer (dir.), Les Sciences en bibliothèque, Éditions du Cercle de la Librairie, 2017, p. 51-62. URL : https://shs.cairn.info/les-sciences-en-bibliotheque--9782765415251-page-51?lang=fr.
Hoggart Richard, La Culture du pauvre [1957], traduit de l’anglais par F. et J.-Cl. Garcias et par J.-Cl. Passeron Paris, Minuit, 1957, trad. 1970.
Hureau Maxime, « La bande dessinée comme forme académique. Réflexions sur Le Déploiement de Nick Sousanis », Belphégor [En ligne], 17 | 2019, URL : http://journals.openedition.org/belphegor/1882
Jacobi Daniel et Schiele Bernard (dir.), Vulgariser la science. Le procès de l’ignorance, Paris, Champ Vallon, 1988.
Jeanneret Yves, Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, PUF, 1994.
Kalifa Dominique, « Les historiens français et ‘‘le populaire’’ », Hermès, n° 42, 2005/2, p. 54-59.
Lemercier Claire, « Pour qui écrivons-nous ? ». Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 62-4 bis, 2015, p. 43-61.
Lemoine-Schonne Marion et Leprince Matthieu (éd.), Être un chercheur reconnu ?, Rennes, PUR, 2019, URL : https://doi.org/10.4000/13djq.
Mariscal Vincent, « Ma thèse en 180 secondes. La visibilité comme instrument d’oppression symbolique », Savoir/Agir, n° 48, 2019, p. 99-105. URL : http://www.shs.cairn.info/revue-savoir-agir-2019-2-page-99?lang=fr.
Mercier Lucien, Les Universités populaires, 1899-1914. Éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, Éditions ouvrières, 1986.
Quet Mathieu, Politiques du savoir. Sciences, technologies et participation dans les années 1968, Paris, Éd. des archives contemporaines, 2013.
Raichvarg Daniel, « La vulgarisation des sciences : fausse ‘traduction’ et vraie ‘interprétation’ », Hermès, n°56, 2010, p. 105-112.
Redek et Pierrot, Classiques ! 18 conversations désopilantes (et néanmoins érudites) sur la littérature, illustrations de Charlie Poppins, Paris, Albin Michel, 2018.
Ruiz Émilien, « L’histoire populaire : label éditorial ou nouvelle forme d’écriture du social ? », Le Mouvement Social, n° 269-270, 2019, p. 185-230.
Starobinski Jean, « Le partage des savoirs », dans Paul Viallaneix (dir.), L’Apprentissage du savoir vivant. Fonction des grands collèges européens, Paris, PUF, 1995, p. 21-35.
Thouard Denis, Le Partage des idées. Études sur la forme de la philosophie, Paris, CNRS éd., 2007.
Van Damme Stéphane, « Nous n’avons jamais été désintéressés : les sciences entre moralisations, éthique et affects », dans Lorraine Daston, L’Économie morale des sciences modernes. Jugements, émotions et valeurs, trad. S. Lézé, Paris, La Découverte, 2014, p. 65-108.
Warnet Jean-Manuel, « Comment taire le commentaire ? Réflexions sur l’écriture de la recherche en littérature », dans Christian Le Bart et Florian Mazel (éd), Écrire les sciences sociales, écrire en sciences sociales, Rennes, PUR, 2021, https://doi.org/10.4000/13dlu.