
« For women, the boundaries of acceptability are strict, and they are many. They must be seductive but pure, quiet but not aloof, fragile but industrious, and always, always small. They must not be too successful, too ambitious, too independent, too self-centered—and when they can’t manage all the contradictory restrictions, they are turned into grotesques. Women have been monsters, and monsters have been women, in centuries’ worth of stories, because stories are a way to encode these expectations and pass them on. »
Jess Zimmerman, Women and Other Monsters: Building a New Mythology, Boston, Beacon Press, 2021
Des deux côtés de l’Atlantique, les études de genre suscitent depuis quelque temps, chez les réactionnaires, une franche hostilité. Moins, sans aucun doute, par les analyses des rapports entre constructions sociales du sexe et constructions des identités proposées par les tenants des gender studies que parce que ces dernières déconstruisent les cadres de pensée habituels, les normes, les catégories juridiques, les récits collectifs, y compris ceux qui étaient traditionnellement conçus comme « fondateurs » (voir, entre autres, Isabelle Alfandary, Anne Emmanuelle Berger et Jacob Rogozinski [éd.], Qui a peur de la déconstruction ?, Paris, PUF, 2023 & Francis Dupuis-Déri, Panique à l’université, Montréal, Lux, 2022). Ce que les contempteurs des gender studies remettent en cause, c’est justement cette fonction critique, et l’aversion qu’elles suscitent en eux est bien moins épistémologique que politique : préserver l’ordre sexué comme immuable revient à défendre une Weltanschauung d’autant plus rétrograde qu’elle est présentée comme naturelle. Pourtant, si on dépasse les arguments stériles de ce backlash, on saisit vite combien les gender studies ont à apporter aux analyses actuelles de la littérature, du cinéma, des nouveaux médias, de la philosophie et des sciences sociales – et combien, en ce qui nous concerne ici, elles permettent de renouveler l’étude des figures fictionnelles de monstres et de monstresses (loup-garou, vampire, Banshee, oni, djinn et jinniyya, zombie, spectre, démon, wendigo, slender man, goule, troll, effroyable entité cosmique, gobelin, orc, xénomorphe, mutant, androïde, kaijū, liche, illithid, etc.).
D’abord parce que lesdits monstres et monstresses apparaissent comme des figures majeures de l’altérité, métaphores de l’autre, de celui ou celle qui échappent aux normes dominantes en matière de sexe, de genre, de race, de classe ou de génération. Cette question de l’altérité peut, bien sûr, être posée en termes lacaniens (le concept d’otherness étant d’ailleurs devenue central dans l’étude théorique et culturaliste de la fiction [cf. Susan Yi Sencindiver, Maria Beville & Marie Lauritzen, Otherness. A Multilateral Perspective, Lausanne, Peter Lang, 2011]) et on se penchera sur la manière dont les monstresses défient l’ordre symbolique, la langue et la loi. On envisagera aussi la manière dont elles se perçoivent elles-mêmes, notamment dans les passages spéculaires, lorsqu’elles contemplent, à l’instar de Sue dans The Substance (2024), leur image en photo ou dans un miroir – images d’elles-mêmes perçues comme autant de reflets d’une étrangère. Ce morcellement de l’identité conduira à questionner des thématiques comme celles de la dépendance symbolique, voire de l’aliénation, au regard de l’Autre, du décentrement du sujet, de la perturbation des stéréotypes attachés aux représentations culturelles du désir, de la rivalité, de l’angoisse, de la déconstruction de l’idée même d’ordre. On s’engagera ainsi dans les voies ouvertes par Judith Butler (Gender Trouble, Londres & New York, Routledge, 1990) pour explorer ce que la notion de performativité du genre peut nous apprendre de ces monstresses. Car, au fond, celles-ci représentent invariablement ce qui sort du script normatif, y compris en matière tératologique ; et, de ce point de vue, elles sont des monstres avec un corps littéralement queer, c’est-à-dire un corps qui dérange, transgresse, et, surtout, ne peut jamais vraiment être catégorisé. On le sait bien, un monstre comme Dracula est, justement, souvent interprété comme une figure queer, exprimant des désirs interdits et ambigus, et Harry M. Benshoff a montré pourquoi les créatures effrayantes et informes du cinéma d’horreur sont à voir comme autant d’allégories d’une homosexualité refoulée (Monsters in the Closet: Homosexuality and the Horror Film, Manchester, Manchester University Press, 1997). Parallèlement, on sait bien que les sexualités non hétéro-normatives sont fréquemment figurées comme monstrueuses (Carol J. Clover, Men, Women and Chainsaws: Gender in the Modern Horror Film, Princeton, Princeton University Press, 2015). S’engageant dans cette voie (et, au vrai, dans celle aussi qu’avait ouverte Julia Kristeva [Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980]), Barbara Creed a mis au jour les rouages par lesquels le cinéma horrifique construit l’image de la femme monstrueuse à travers les motifs de la mère castratrice, de la sorcière ou de la possédée, lesquelles sont comme le pendant des emblèmes de la masculinité toxique tels que le serial killer ou le monstre dévastateur et/ou exterminateur (The Monstrous-Feminine. Film, Feminism, Psychoanalysis, Londres & New York, Routledge, 2007), et quantité de fictions montrent les corps intersexes ou trans- comme monstrueux, ce qui ne laisse pas de soulever des questions éthiques et politiques (c’était déjà, au vrai, le cas dans The Silence of the Lambs en 1991).
Si les gender studies s’attachent de si près aux figures de monstres et de monstresses, c’est manifestement que celles-ci s’inscrivent dans le cadre d’une critique sociale, d’une critique de la normativité. La monstresse ne serait rien d’autre que le symptôme de ce que la société veut exclure et c’est pourquoi son appropriation par les minorités (gender non-conforming, personnes trans-, queer, etc.) vaut comme acte politique ; et c’est pourquoi il est loisible de l’analyser tantôt comme un symbole d’oppression, tantôt comme un outil d’émancipation – et, dans les deux cas, comme une façon d’explorer les frontières évanescentes de l’humanité, du corps, du désir et du pouvoir. Les monstresses abondent dans les mythes anciens : les Gorgones, Lamia, Lilith, la Llorona, Yuki-onna, la fantôme des neiges, ou encore les esprits-renards, véritables symboles de la fantasy asiatique. Cependant, ce n’est pas à elles qu’on s’intéressera en priorité, mais au trope pop de la femme-monstre : séductrices dangereuses et femmes fatales (A Girl Walks Home Alone at Night [2014] d’Ana Lily Amirpour), héroïnes omnipotentes, à la fois menaces et victimes (la Carrie de Stephen King [1974], reprise et transformée par Brian de Palma [1976] et Kimberly Peirce [2013], monstrueuse par sa rage et son rapport aux sangs gore, menstruel et meurtrier), mère abominable, de Rosemary’s Baby (1968) à Titane (2021) en passant par Alien (1979-2024) dont chaque volet fait à la fois du corps féminin le lieu de l’horreur et de la grossesse une invasion, un parasitage. Dans cette perspective de l’étude de la mère maléfique, déviante, abusive ou possessive – en un mot, monstrueuse –, on s’intéressera à The Babadook (2014), l’étrange film de Jennifer Kent, aussi bien qu’à des productions comme Possession d’Andrzej Żuławski (1981), qui est aussi un film sur le double, ou Grace (2009) de Paul Solet dans lequel un mort-né, revenu à la vie, pousse sa mère à des actes de plus en plus inhumains, de sorte qu’elle devient elle-même un monstre. Ou, plus exactement, une monstresse.
On s’attachera aussi à l’étude de grandes figures de monstresses : de la Sadako du roman de Kōji Suzuki et de ses nombreuses resémantisation en films, manga, anime, et dramas, symbole du traumatisme, de la vengeance, d’une féminité spectrale incontrôlable, à la vampire séductrice, image de l’hypersexualisation contemporaine et d’une forme fantasmée de domination féminine (Akasha [Queen of the Damned, 2022], Selene [Underworld, 2016-2023] ou Pamela Swynford De Beaufort [True Blood, 2008-2014]), à la femme déformée (Kayako Saeki dans les franchises Ju-On [2000-2014] et The Grudge [2004-2020], bien sûr, mais on regardera aussi vers les fictions britanniques [Aliya Whiteley, notamment The Beauty, 2018] ou les nouvelles et romans de l’écrivaine argentine Agustina Bazterrica [Tender is the Flesh, 2017]). On pourra aussi se pencher sur la mutante (Raven Darkhölme, alias Mystique, la super-vilaine des X-Men des Marvel Comics, la métamorphe bleue dont le pouvoir subversif tient à la fois à son rejet des normes humaines et à sa fluidité). Dans le même ordre d’idées, on sera amené à analyser les femmes dans Silent Hill (Alessa Gillespie, Lisa Garland, Maria – femmes mutilées, infirmières zombifiées, mères monstrueuses, signe de l’angoisse que suscite dans notre hypermodernité le corps féminin médicalisé, sexualisé, frustré et culpabilisé [1999-2024]). Les sorcières post- et hypermodernes seront aussi l’objet d’analyses approfondies : aussi bien Wanda Maximoff, la scarlet witch du Marvel Universe, la mère endeuillée à la puissance incontrôlable, que l’héroïne de Chilling Adventures of Sabrina (2018-2020), images de l’émancipation aux prises avec les institutions patriarcales. Seront aussi considérées comme des monstresses, ces femmes fatales plus ou moins surhumaines qui hantent l’imaginaire des DC Comics : Catwoman, Poison Ivy, et, dans un genre quelque peu différent, Harley Quinn, qui, toutes, sur des modes divers, associent séduction, folie et anarchie et dont le rapport à la sexualité est source tantôt de détresse et de danger, tantôt de libération. Parmi toutes ces monstresses, récurrentes dans la pop culture, on citera pêle-mêle : Ava d’Ex Machina (2014), le film Alex Garland, cette androïde qui finit par échapper à tout contrôle (la comparaison avec Her [2013], le film d’anticipation de Spike Jonze ouvrira des perspectives pour la compréhension de la représentation de l’intelligence artificielle et de machines plus humaines que l’humain lui-même), Eleven (Stranger Things [2016-...]), Alma (F.E.A.R. [2005-2014]), Chloe (Run [2020]) ou M3GAN (M3GAN [2022]), allégories de l’innocence corrompue et du goût, dès l’enfance, pour la destruction ; et, sur un mode plus clairement féministe, la puissante She-Hulk, grande, verte et musclée, Lilith, démone rebelle et antagoniste principale de Diablo IV (2023), Jennifer Check (Jennifer’s Body [2009]), la cheerleader possédée, Dawn O’Keefe, la lycéenne vierge et vengeresse au vagin denté de Teeth [2007], ou encore Clawdeen Wolf, Frankie Stein et Draculaura, ces jeunes monstresses cooles, stylées et assumées de Monster High [2022 & 2023]. On s’intéressera évidemment aussi aux personnages de monstresses dans les grands genres littéraires et cinématographiques d’aujourd’hui, aussi bien en Occident qu’en Asie : dark fantasy, body horror ou tentacle porn.
Enfin, on adoptera une perspective théorique et on reviendra sur les notions et concepts qui expliquent le fonctionnement même du personnage de la monstresse : abjection, fantasmes excrémentiels, cannibalisme, animalisation, castration et mutilation, fétichisme, vengeance et châtiment (notamment dans le genre du rape and revenge). Tout cela sera évidemment l’occasion de considérer comment et pourquoi le monstrueux-féminin vise à incarner des peurs psychiquement archaïques, comment et pourquoi aussi il trouble les frontières entre humain et inhumain, sujet et objet, mère et non-mère, pur et impur, bien et mal – « oppositions binaires » qui, comme le suggérait Derrida, sont très loin d’être neutres, comment et pourquoi enfin il peut – ou non – être considéré comme l’incarnation du retour du refoulé. La monstresse s’approche, assurément, d’autres types essentiels pour saisir le fonctionnement de l’imaginaire contemporain – et, en premier lieu, le cyborg tel qu’il a été analysé par Donna Haraway (« A Cyborg Manifesto. Science, Technology, and Socialist-feminism in the Late Twentieth Century » [1984] in Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, Londres & New York, Routledge, 1991, p.149-181. Voir aussi Rachel Gear, « All Those Nasty Womanly Things: Women Artists, Technology and the Monstrous-Feminine » in Women’s Studies International Forum, XXIV, n°3/4, mai 2001, p.321-333.), c’est-à-dire comme une figure postgenre, libératrice, que se sont réappropriée, politiquement, les mouvements féministes et queer. Dans cette optique, la monstresse est devenue un outil de contestation et de réinvention : elle est monstrueuse car elle est libre et subversive, d’où l’importance dans les fictions contemporaines des sorcières ou des « gouines-garous » (Beatriz Preciado). Cette approche politique est, entre autres, celle de Silvia Federici (Caliban and the Witch. Women, the Body and Primitive Accumulation, Londres, Penguin, 2021) qui met en évidence, dans une perspective à la fois marxiste et féministe, le rôle central de la violence patriarcale dans la formation de l’ordre capitaliste moderne, et recourt pour ce faire à la méthode intersectionnelle afin de dénouer les liens entre sexisme, racisme et colonialisme.
Cette manifestation s’inscrit dans le sillage des journées d’études transatlantiques UQàM/ URCA que nous organisons, depuis avril 2021, sur les « monster[s] on screen[s] ». Comme à l’habitude, elles correspondront à l’objectif des cultural studies qui visent à comprendre comment les cultures populaires reflètent, reproduisent ou contestent les rapports de pouvoir dans la société. On analysera donc la monstresse comme un support de lutte symbolique et politique qui, loin d’être neutre, participe aux rapports de domination (classe, race, genre, génération). Étudiant l’implicite de cette figure, nous verrons comment elle déconstruit les représentations médiatiques, donne une voix aux cultures subalternes ou marginalisées et questionne l’idéologie dominante (néolibéralisme, patriarcat, racisme, validisme, masculinisme, etc.). Bien entendu, on ne se limitera pas à l’analyse des productions en elles-mêmes, mais on étudiera aussi leur réception, la manière dont les différentes « communautés interprétatives » (Stanley Fish) les comprennent et les détournent. Ainsi, nous verrons que la monstresse n’est pas seulement une figure centrale de la culture du divertissement actuel mais qu’elle elle est aussi un terrain de lutte identitaire, un miroir des tensions sociales, un instrument moins de domination que d’émancipation.