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1890-1914 : y a-t-il une

1890-1914 : y a-t-il une "Belle Époque" des femmes en littérature ? (Sorbonne)

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne (Source : Romain Enriquez)

1890-1914 : une Belle Époque des femmes en littérature ?

Resp. : Amélie Auzoux & Romain Enriquez

Sorbonne Université, CELLF / Bibliothèque Marguerite Durand (BMD)

L’Anthologie des femmes écrivains, poètes et prosateurs depuis l’origine de la langue française jusqu’à nos jours publiée par Louise d’Alq en 1893, les Études critiques sur deux cents bas-bleus contemporains de Han Ryner parues en 1899, La Corbeille des roses ou les Dames de lettres de Jean de Bonnefon éditée en 1909 ou encore Les Femmes auteurs d’Hervé de Broc en 1911 : la Belle Époque voit se multiplier des tentatives de recension, de compilation, de dénombrement des femmes écrivains, témoignant, chez celles-ci, d’une volonté de revendiquer une « filiation féminine » (Geneviève Guilpain) et d’esquisser un « matrimoine » (Aurore Evain), chez ceux-là, du fantasme d’une invasion du domaine des lettres… Des années 1890 à la veille de la Première Guerre mondiale, la Belle Époque a-t-elle favorisé l’émergence des femmes en littérature ? Leur émancipation, leur légitimité ou leur visibilité littéraire ? Comment l’essor de la presse et des revues féministes, La Fronde (1897), La Vie heureuse (1902), Femina (1901), La Française (1906) participe à cette réhabilitation de la littérature écrite par les femmes ? 

En 1910, Judith Gautier est la première femme à siéger à l’académie Goncourt. Avec la multiplication des prix et des honneurs – Marguerite Audoux, prix Femina avec Marie-Claire (1910) ; Louise d’Alq, prix Lambert de l’Académie française et des Beaux-Arts ; Marguerite Aron, prix Montyon de l’Académie ; Jean Bertheroy, prix Balzac de l’Académie ; Daniel-Lesueur, prix Langlois de l’Académie ; Guy Chantepleure, prix Jules Davaine de l’Académie – les femmes se voient-elles plus nommées, renommées et reconnues qu’auparavant ?

Si Rachilde, qui se disait volontiers « homme de lettres », n’était pas tendre avec les femmes qu’elle introduisait dans sa chronique des romans du Mercure de France, existe-t-il des réseaux de solidarité entre les femmes ou une « sororité » littéraire ? C’est durant cette période que Marion Gilbert, dont les archives sont entreposées à la bibliothèque Marguerite Durand, a fondé une organisation d’entraide entre femmes de lettres, le Club George Sand. Les mardis, Rachilde reçoit toute la gent du Mercure de France rue de Condé. Dès son arrivée à Paris en 1904, Gertrude Stein reçoit rue de Fleurus. À partir de 1909, Natalie Clifford Barney tient un salon au 20 rue Jacob, tandis qu’Isabelle Crombez et Augustine Bulteau reçoivent au palais Dario de Venise. De tous ces réseaux de sociabilité, on pourra interroger le réseau lesbien, très présent au tournant du siècle, inaugurant une « décennie saphique », selon les termes de David Moucaud. Cette décennie ne peut toutefois se comprendre si l'on occulte le questionnement sur les normes sexuelles mené dans toute la décennie 1890-1900 par Rachilde, mais aussi par des autrices moins connues telles que Sophie Harley (Satane) ou la romancière belge Marguerite Coppin (Hors sexe).

Dans cette période de forte fièvre colonialiste avec la conquête du Dahomey (1890-1894), le protectorat de la France sur le Laos (1893), la création de l’Afrique Occidentale française (1895), l’annexion de Madagascar (1896), comment les femmes, en marge de la sphère politique, économique et culturelle, viennent à s’identifier – ou non – aux victimes de la politique colonialiste ? Y-a-t-il convergence d’intérêts entre les « dominés » du champ littéraire et ceux de la politique impérialiste ? C’est ce que laisserait entendre l’essai de la militante Hubertine Auclert, Les Femmes arabes en Algérie (1900). Comment s’articulent ainsi le féminisme, l’anti-colonialisme et le cosmopolitisme ? Dans un Paris toujours plus cosmopolite avec l’Exposition universelle de 1900, comme les femmes deviennent-elles les alliées de l’étranger ? Comment introduisent-elles l’étranger en littérature, le traduisant (Marion Gilbert et sa sœur Madeleine Duvivier, Louise d’Alq, Marie-Anne de Bovet, Marguerite Poradowska, Ivan Strannik), renouvelant le roman exotique (Jehan d’Ivray) et le récit de voyage (Jane Dieulafoy en Iran, Raymonde Bonnetain au Soudan) ou ouvrant la voie du reportage avec Les Indes et l’Extrême-Orient. Impressions de voyage d’une Parisienne (1892) de Louise Bourbonnaud, Notes d’une voyageuse en Turquie (1910) de Marcelle Tinayre ou La Ville assiégée, Janina (1913) de Guy Chantepleure ? Les vagues d’importation de la littérature étrangère voient aussi le succès de traductions de femmes étrangères comme Marie Bashkirtseff et son Journal inédit (1901) ou encore Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1906-1907) de Selma Lagerlöf. Dans un espace littéraire où les crispations nationalistes sont toujours plus fortes depuis l’Affaire Dreyfus, nombreuses sont les femmes d’origine étrangère – Tola Dorian, Renée Vivien, Jean Dominique, Marguerite Coppin, Hélène d’Oettingen, Marie Krysinska, Hélène Vacaresco, Jean Dornis, Myriam Harry, Natalie Clifford Barney, Isabelle Eberhardt, Vera Starkoff... – à publier en langue française.

Le rapport des autrices à l’expression du désir connaît une singulière inflexion dans la période. Avec Monsieur Vénus (1884) de Rachilde, pour la première fois à l'en croire, un ouvrage écrit par une femme était interdit pour pornographie ; le même motif inspire la condamnation d’une pièce de Tola Dorian, qui paraît avec un bandeau 
« Interdit par la censure ». Les amours lesbiennes, le flirt, l’amour libre : des pratiques longtemps refoulées de la littérature féminine voient désormais le jour. Certes, les pages osées des journaux de Marie Bashkirtseff ou Mireille Havet ne seront publiées que plus tard, de même que les poèmes lesbiens de Lucie Delarue ne paraîtront qu’après sa mort. Mais il eût été inconcevable, même une décennie plus tôt, qu’une femme comme Valentine de Saint-Point publie sous son nom et dans un journal un Manifeste de la femme futuriste

Comment les femmes s’emparent-elles du genre de la poésie, du théâtre, du roman ? Dans quelle mesure parviennent-elles à renverser ou à reconduire les 
« assignations de genre » ? Si les femmes sont nombreuses à publier des romans, comment exploitent-elles ce genre ductile dont la version populaire du roman feuilleton fait recette (le personnage de Claudine chez Colette, le personnage d’Échalote chez Jeanne Landre) et apporte à certaines autrices une certaine aisance financière (Aurel, Gyp, Marcelle Tinayre) ? Comment des femmes vont s’illustrer dans des veines moins attendues comme le récit spirite (Julia Bécour) ou le récit de pensionnat (Gabrielle Réval, Jeanne Galzy), le genre émergent de la science-fiction (avec le personnage de l’Oiselle créé en 1909 par Renée Gouraud d’Ablancourt) ou de la bande dessinée (avec Bécassine, créée en 1905 par la première scénariste de bande dessinée française, Jacqueline Rivière) ?

Alors que peu de femmes avaient réussi à se faire un nom en poésie depuis Marceline Desbordes-Valmore, un renouveau spectaculaire se produit, d’abord à partir du Parnasse ou du symbolisme (Judith Gautier, Marie Krysinska, Jane Mendès…), puis dans un mouvement qui le dépasse et le remet en question à partir d’un regard féminin marqué (Marguerite Burnat-Provins, Renée Vivien, Lucie Delarue-Maldrus, Gérard d’Houville). En parallèle, on voit un retour à la grande poésie lyrique avec Anna de Noailles ou encore André Corthis, qui reste à ce jour l’unique femme récompensée par le prix Femina pour un recueil de poésie.

De nombreuses femmes sont présentes, non sur la scène, ni dans les gradins, évitant l’écueil de la femme actrice ou spectatrice, dans le domaine du théâtre : « Les femmes sont ainsi appréhendés tantôt comme interprètes, plus ou moins talentueuses, tantôt comme témoins, plus ou moins sensibles », écrit Martine Reid. La femme de la Belle Époque est dramaturge, à commencer par l’idole Sarah Bernhardt qui écrit aussi des récits malicieux (Impressions d’une chaise). Judith Cladel monte sa pièce Le Volant (1895) au Théâtre de l’Œuvre, Jeanne Marni ses comédies en un acte au Théâtre du Grand-Guignol (1901-1903), Lucie-Delarue Mardrus sa tragédie antique Sappho désespérée (1906) au Théâtre d’Orange. En 1897, Marya Chéliga-Loëwy, elle-même romancière et dramaturge, fonde le Théâtre féministe international en représentant la pièce Hors du mariage de Daniel-Lesueur. En 1910, Berthe Dangennes fonde l’Association des auteurs dramatiques féminins, puis « La Halte », qui organise des conférences et des spectacles de femmes et qui subventionne la représentation théâtrale d’œuvres de femmes.

La place de la religion catholique est contestée, mais n’est pas annulée. En 1896, Marie Maugeret fonde la Société des féministes chrétiennes, première association féministe catholique en France. Dans cette période de très forte laïcisation de la société française, avec la dissolution de 80 congrégations religieuses féminines, la loi Combe et la séparation des Églises et de l’État (1905), comment un courant de littérature catholique écrit par des femmes (Marguerite Aron, Colette Yver, Pauline Caro, Thérèse Bentzon, Lucie Félix-Faure Goyau) résiste-t-il et se renouvelle-t-il ? Des conversions sont notables, à l’image de la républicaine Juliette Adam qui avait commencé sa carrière avec Païenne (1883) et opère un revirement étonnant avec Chrétienne en 1913, ou à l’exemple de la ferveur religieuse de Liane de Pougy après 1914.

Nous invitons les chercheuses et chercheurs à proposer une communication sur ces femmes dont les noms ensevelis dans les « couches de sable androcentrées » (Clémence Allezard) de l’histoire littéraire ont besoin aujourd’hui d’être réévalués. Les propositions mettant l’accent sur la dimension collective (mouvements, réseaux, groupes, filiations) des œuvres de femmes seront privilégiées. Le colloque se tiendra les 26 et 27 novembre 2026 à Sorbonne Université et, dans le cadre d’une session-exposition sur un après-midi, à la bibliothèque Marguerite Durand, référence pour l’histoire des femmes et du féminisme. 

Toutes les propositions doivent être envoyées à Amélie Auzoux (amelie.auzoux@gmail.com) et Romain Enriquez (romain.enriquez@yahoo.com) au plus tard le 30 mars 2026.

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Bibliographie indicative 

Bard, Christine, (dir.), Chaperon Sylvie, Dictionnaire des féministes, France XVIIe-XXIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 2017.

Constans, Ellen, Les Ouvrières des lettres, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2007. 

Doyon, Raphaëlle « Les auctorialités des femmes artistes au théâtre (XIXe-XXIe siècle) », Auctorialités théâtrales, Presses universitaires de Rennes, 2025.

Fix, Florence et Ponzetto, Valentina, Femmes de spectacle au XIXe siècle, Berne et Bruxelles, Peter Lang, coll. « Dramaturgies », 2022. 

Gemis, Vanessa, « Femmes et champ littéraire en Belgique francophone (1880-1940) », Sociétés contemporaines, n° 78, 2010.

Grenaudier-Klijn, France, Muelsch, Elisabeth et Anderson, Jean, Écrire les hommes. Personnages masculins et masculinité dans l’œuvre des écrivaines de la Belle Époque, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2012.

Izquierdo, Patricia, Devenir poétesse à la Belle Époque. Étude littéraire, historique et sociologique, Paris, L’Harmattan, 2009.

Kulessa, Rotraud von, Entre la reconnaissance et l'exclusion. La position de l’autrice dans le champ littéraire en France et en Italie à l'époque 1900, Paris, H. Champion, 2011.

Louichon, Brigitte et Del Lungo, Andrea, La Littérature en bas-bleus. Romancières en France de 1870 à 1914, t. III, Classiques Garnier, 2017.

Perrot, Michelle, Histoire des femmes en Occident. Le XXe siècle, Paris, Plon, 1991.

Planté, Christine, La Petite sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Paris, Seuil, 1989.

Prin-Conti, Wendy, Femmes poètes de la Belle Époque, heurs et malheurs d’un héritage, Paris, H. Champion, 2019.

Reid, Martine (dir.), Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010.

Reid, Martine (dir.), Femmes et littérature. Une histoire culturelle, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2020.