
La carte e(s)t le territoire ? Esthétiques et épistémologies plurielles de la cartographie (EHESS, Paris)
Journée d’études
La carte e(s)t le territoire ? Esthétiques et épistémologies plurielles de la cartographie
Centre Georg Simmel – EHESS Paris
Mercredi 3 décembre 2025
Organisation : Anna De Martino, Inès d’Ersu, Alessandro Falconieri
En 1931, par la célèbre affirmation « la carte n’est pas le territoire », le mathématicien et philosophe étatsunien Alfred Korzybski mettait en garde face aux risques de superposer la réalité aux systèmes de modélisation qui visent à la rendre intelligible, en mettant ainsi en évidence un rapport dont la complexité avait été souvent sous-estimée. La problématique soulevée par Korzybski est devenue dès lors incontournable à la fois dans les études géographiques, dans les sciences du langage et en philosophie, et continue aujourd’hui à susciter l’intérêt de chercheur.se.s qui situent de plus en plus leurs réflexions à cheval entre ces différentes disciplines.
Or, peut-on affirmer de manière absolue que les « modèles » ne correspondent pas à la « réalité », que nous avons affaire d’une part à la « carte » et, d’autre part, au « territoire » ? Ou peut-on au contraire identifier des contextes historico-géographiques dans lesquels le territoire devient la carte ? Dans ce cas, dans quelle mesure et à quelles conditions les deux dimensions peuvent-elles correspondre ? L’hypothèse déconstructiviste (J.B. Harley; J. Pickles) qui s’est affirmé dès les années 1980 dans les sciences humaines et sociales semble se confronter à ces questions, en invitant dès lors à réfléchir sur le pouvoir des cartes en tant que dispositifs. Si l’on songe toutefois aux ambiguïtés théoriques et aux problèmes pratiques que ces interrogations soulèvent, on s’aperçoit que des réponses exhaustives s’avèrent très difficiles à atteindre que ce que Korzybski aurait pu soupçonner. Si c’est en effet vrai qu’une carte ne peut pas épuiser la richesse et la complexité d’un territoire, la cartographie joue néanmoins une fonction performative dans la construction et dans la perception de la réalité territoriale et spatiale, puisqu’elle constitue un moyen de lire, imaginer et (re)structurer notre monde. À travers ses multiples usages, la cartographie permet en ce sens de (re)créer, de (re)découvrir et de (re)interpréter les potentialités virtuelles de son réfèrent : selon cette logique, la carte n’est pas le territoire, mais peut le précéder.
En traversant les différents champs de recherche qui ont pris forme autour de cette problématique, nous consacrerons une journée d’études à l’approfondissement d’un thème de recherche désormais classique au sein de la discipline géographique. Intitulé La carte e(s)t le territoire ? Esthétiques et épistémologies plurielles de la cartographie, cet événement scientifique vise à interroger la cartographie à partir d’approches épistémologiques et théoriques plurielles : l’histoire de l’art et des sciences, la géographie, la philosophie, l’anthropologie, l’épistémologie, la littérature, l’archéologie des médias. Chaque session aura pour but de questionner la cartographie comme un dispositif heuristique de production de connaissances sur le monde, ainsi que des relations qui structurent ce dernier, en soulignant aussi bien les possibles fonctions éthico-politiques de la cartographie que ses utilisations historiques en tant que dispositif de savoir-pouvoir (M. Foucault).
Nous invitons donc au dialogue des intervenant.es issu.es de parcours académiques hétérogènes, dans la conviction qu’un regard interdisciplinaire puisse stimuler des échanges féconds autour des enjeux multiples – éthiques, épistémologiques, esthétiques, sémiotiques, anthropologiques et historiques – des relations entre les dimensions de la carte et du territoire.
Cette journée s’articulera autour de trois axes de recherche principaux :
1. La cartographie dans l’histoire des sciences et des savoirs : cet axe visera à approfondir et à problématiser les dispositifs cartographiques à partir de la fonction culturelle et sociale qu’ils ont revêtu dans le développement de la pensée scientifique, philosophique et politique (Jacob), sans ignorer le rôle historico-stratégique (Y. Lacoste) que la cartographie moderne a joué dans les rapports entre savoir géographique, pratiques militaires et pouvoir colonial .
2. Esthétiques et médialités de la cartographie : cet axe entend approfondir le rapport entre la cartographie et d’autres régimes de visibilité, avec une attention particulière à l’anthropologie visuelle, à l’histoire de l’art et aux médias contemporains, mais aussi à la question de la spatialité notamment dans le champ de l’esthétique contemporaine. Il pourra aussi être question de la cartographie en tant qu’herméneutique dans le cadre d’expériences artistiques. Des possibles lignes de recherche pourront en ce sens concerner les pratiques « contre-cartographiques » et leur lien avec des formes de résistance sociale et politique (Constant ; G. Debord ; G. Ivain ; M. Lombardi ; Molly Roy).
3. Approches sémiotiques de la cartographie : quelle que soit la forme qu’elle prend, la carte est toujours un système de signes, à travers lequel les informations sont organisées, structurées et interprétées. À partir des contributions qui ont alimenté et configuré ces débats dans le champ des sciences géographiques (Bertin, Casti), et des sciences du langage (Ljungberg), cet axe vise à questionner d’un point de vue sémiotique et épistémologique les pouvoirs de la cartographie en tant que moyen de communication et de symbolisation.
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Les propositions de contribution, accompagnées d’une courte bibliographie et d’une bio-bibliographie d’environ 5 lignes, devront être rédigées en français en 350 mots maximum et adressées à l’adresse jecarteterritoire@proton.me au format .doc ou .pdf, au plus tard le 25 octobre 2025. Le colloque aura lieu à l’EHESS - Paris, avec le soutien du Centre Georg Simmel, le mercredi 3 décembre 2025.
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Bibliographie
Azócar Fernandez P. I., Buchroitner M., F., Paradigms in Cartography: An Epistemological Review of the 20th and 21st centuries, New York-Dordrecht-London, Springer, 2014.
Bertin, J., Sémiologie graphique, EHESS Éditions, Paris 2023;
Besse, J.-M., Quelle est la raison des cartes ?, B42, Lyon 2023 ;
Buci-Glucksman C., L’œil cartographique de l’art, Galilée, Paris 1996 ;
Casey S., Representing Place: Landscape Painting and Maps, Minneapolis-London, University of Minnesota Press, 2002;
Casti, E., Reality as representation. The semiotics of cartography and the generation of meaning, Bergamo University Press, Bergamo 2000;
Cosgrove, D. (dir.), Mappings, Reaktion Books, London 1999;
Farinelli, F., La crisi della ragione cartografica, Einaudi, Torino 2009;
Foucault, M., « Questions à Michel Foucault sur la géographie », Dits et écrits, vol. III (1976-1979), Paris, Gallimard, 1994, p. 28-40.
Harley, J.-B., The New nature of maps, John Hopkins University, Baltimore 2002;
Jacob, C., L’Empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Albin Michel, Paris 1992;
Kitchin, R., Dodge. M., «Rethinking Maps» Progress in Human Geography 31, 2007, p. 331–44
Lacoste, Y., La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, La Découverte, Paris 2012 ;
Levy, J., A Cartographic Turn. Mapping and the Spatial Chanllenges in Social Sciences, EPFL Press, Lausanne 2015 ;
Ljungberg, C., Creative Dynamics: Diagrammatic Strategies in Narrative, John Benjamins, Amsterdam 2012;
Moretti, F., Graphes, cartes, arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, Éditions Amsterdam, Paris 2007;
O’ Rourke, K., Walking and Mapping. Artists as Cartographers, MIT Press, Cambridge 2016;
Pickles, J., A History of Spaces. Cartographic reason, mapping and geo-coded world, Routledge, London 2003;
Siegert, B., "The map is the territory', Radical Philosophy 169, Sep/Oct 2011, pp. 13–16.
Tiberghien., G., Finis terrae : imaginaires et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, 2007.
Warburg, A., Atlas Mnemosyne, L’écarcuillé, Paris 2012 ;
Wood, D., The Power of Maps, The Guilford Press, New York, 1992;
Woodward, D., « La cartographie et la méthode artistique », La cartographie et ses méthodes, Préfaces, 5 (1988), pp. 84-89.
Zwer, N., Rekacewicz P., Cartographie radicale. Explorations, La Découverte, Paris 2022.