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L’épique dans la littérature pour la jeunesse : tradition et variations

L’épique dans la littérature pour la jeunesse : tradition et variations

Publié le par Marc Escola (Source : Marguerite Mouton)

 En 1974, René Étiemble présentait la définition du genre épique comme un « défi » aux études littéraires et comparatistes, invitant à « repartir à zéro » devant le foisonnement des œuvres. Il lançait cet appel dans un contexte de découvertes de nouveaux corpus à l’échelle mondiale remettant en question les définitions produites dans le cadre de canons littéraires européens[1]. Cette prise en compte de nouveaux corpus internationaux a relancé la recherche sur l’épique, donnant lieu par exemple aux travaux du REARE (« Réseau euro-africain de recherches sur les épopées »), fondé en 2000. D’autre études se sont également intéressées à des variations de l’épique dans des productions plus contemporaines, en particulier dans les littératures de l’imaginaire. C’est ainsi qu’est née la dénomination de « fantasy épique » (1979)[2].

Proposant un diaporama de la recherche sur le genre épique et ses nouveaux lieux de déploiement, Florence Goyet propose de distinguer trois types d’approches possibles : la première s’intéresse aux « marges » (les formes modernes du genre), la deuxième réfléchit au « contexte » (celui des épopées « dispersées » à l’échelle mondiale, de transmission orale), la troisième se concentre sur une étude du « centre » (les textes canoniques)[3].

Parmi ces « marges » du genre, il est toutefois un autre domaine en plein essor dans la production contemporaine que la recherche sur l’épique a jusqu’ici peu exploré : celui de la littérature de jeunesse. Il n’existe pas d’état des lieux approfondi de la question.

Les réécritures d’œuvres canoniques occupent une place importante dans ce diaporama, mettant à portée d’un jeune public les thèmes, intrigues, personnages de l’épopée de Gilgamesh, de la Bible, d’Homère ou de chansons de geste médiévales. La frontière est souvent ténue entre les notions de genre épique et celles de conte, légende, mythe, texte fondateur, récit des origines, voire quête initiatique. Le programme de sixième de 2025 évoque également la notion de « récits collectifs »[4]. Si l’on reprend la liste des œuvres intégrales proposée sur Eduscol dans les « Exemples pour la mise en œuvre des programmes »[5], ces catégories mouvantes et poreuses accueillent alors côte à côte L’Épopée de Rama d’Isabelle Pandazopoulos, diverses versions de L’Épopée du roi singe, les 18 contes de la naissance du monde de Françoise Rachmühl, Le Feuilleton de Tsippora de Murielle Szac ou encore Les Métamorphoses d’Ovide.

Au-delà des réécritures de chefs-d’œuvre culturels associés à l’épique, le genre de l’épopée est utilisé de manière lâche par les éditeurs et les concepteurs de contenus en ligne comme une catégorie de classification parfois synonyme de « récit d’aventure » ou de « roman historique » à destination d’un jeune public. Gallimard jeunesse peut ainsi classer ainsi pêle-mêle dans cette catégorie les romans de Daniel Defoe, Jules Verne et Timothée de Fombelle. Ces classifications peuvent néanmoins se révéler symptomatiques : de tels récits pour la jeunesse, qu’ils soient classiques ou très contemporains, pourraient-ils relever des « marges » de l’épopée ? Dans quelle mesure la présence marquée d’un registre épique permet-elle de les associer à cette tradition générique ?

Certaines œuvres contemporaines originales revendiquent quant à elles un caractère épique jusqu’à l’inscrire dans leur titre. Ce choix répond à des logiques variées, souvent paradoxales, comme dans La Grande Épopée de Petit Pouce (2012) de Caudry et Togo ou encore L’Épopée de Timothée (2021) de Poitras, Corbeil et Rhéaume. Il peut s’agir d’un éloge implicite de la petitesse ou encore de la nature comme dans L’Épopée de la forêt en 100 épisodes (2022) de Fichou, Gaudrat, Selosse et Nikol.

À côté de ces textes qui s’affichent comme épopées dans un jeu culturel qui ne rend pas pour autant les œuvres épiques, d’autres romans et récits sont tissés de thématiques ou passages relevant de caractéristiques épiques traditionnelles. On citera les « motifs rhétoriques » qui font l’objet d’une mise en forme selon des étapes particulières. François Suard, parlant de l’épique médiéval, propose ainsi les topoï suivants : « rassemblement du conseil du seigneur, échange d’ambassadeurs, préparatifs du combat, affrontement entre deux champions, mêlées, rêves prémonitoires, jalousie d’un personnage, meurtre déclenchant une guerre »[6]. Pour lui, dans l’épopée, il s’agit de « célébrer plutôt que dire, en inscrivant l’excès comme figure essentielle ». D’autres théoriciens se sont également intéressés à la noblesse des actions racontées : « N’y présentez jamais de basse circonstance. », indique Boileau au chant 3 de son Art Poétique. De nombreux ouvrages de littérature de jeunesse reprennent de manière au moins fragmentaire ces motifs et scènes à faire, associées à une tonalité particulière, qu’il est convenu d’appeler le « souffle épique ». Ne retrouve-t-on pas ces éléments dans certaines scènes de Harry Potter de J. K. Rowling ou de La Quête d’Ewilan de Pierre Bottero ? Des albums de jeunesse reprennent également certains motifs, souvent sur un mode humoristique qui se joue de l’injonction de Boileau et explore les limites de l’épique, comme dans Le Chevalier de Ventre-à-terre de Gilles Bachelet. 

Certains théoriciens de l’épopée ont cherché la spécificité du genre dans sa construction. Emil Staiger affirme ainsi, à la suite de Goethe et Schiller, que « [l]e véritable principe de composition épique est la simple addition. À petite ou à grande échelle, des parties autonomes sont réunies. Et l’addition se poursuit indéfiniment. […] C’est pour cela que le récit s’intensifie et que le poète nous captive par renchérissement et par contraste. »[7] Il serait intéressant de réfléchir dans cette perspective à la composition de séries pour la jeunesse, de romans en plusieurs tomes comme Tobie Lolness de Timothée de Fombelle, ou même de feuilletons ou d’albums en randonnée jouant sur la surenchère.

Plus encore, les théories de l’épopée mettent souvent en avant des critères philosophiques, de Hegel à Lukács, en passant par Auerbach. Traditionnellement, on considère que les œuvres qui relèvent de ce genre littéraire se présentent comme un reflet ou une célébration de l’ordre politique et social dominant[8]. Au XXe siècle se développent de nouvelles représentations du rapport entre l’épopée et le monde, dans le sillage des travaux de Florence Goyet et sa théorie du « travail épique »[9] : on insiste désormais sur la capacité de l’œuvre épique  à effectuer des propositions innovantes, au-delà de la simple illustration et reproduction du monde tel qu’il est, en particulier du fait du modèle participatif de l’épopée traditionnelle, où la communauté se retrouve pour un récit oral collectif où elle se pense elle-même. De telles pratiques croisent la question des modalités de lecture des œuvres pour la jeunesse : tous les procédés d’implication des jeunes lecteurs dans la constitution du récit, dans la réflexion sur ses thématiques, tous les prolongements éducatifs qui contribuent, d’une manière qui n’est jamais totalement maîtrisée par le pédagogue, à la formation de l’identité de l’enfant et à de son appartenance à une communauté.

Cette journée d’étude entend contribuer à la recherche sur l’épique et sur la littérature de jeunesse en croisant les deux domaines. Elle s’adresse à la fois aux chercheurs qui travaillent sur l’épique et à ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse, afin de favoriser une rencontre fructueuse.

Les communications pourront aborder les points suivants – sans que ceux-ci soient exhaustifs :

Enjeux littéraires, narratologiques, culturels : adaptations, réécritures, intertextualité, reprises de motifs, détournements humoristiques, etc.

Enjeux philosophiques : Quelles thématiques sont abordées ? Les œuvres véhiculent-elles des représentations du monde spécifiques ? Quelles relations entretiennent-elles avec la société, la nation, la construction identitaire de communautés ?

Questions formelles : reprises et variations sur les caractéristiques traditionnelles comme la longueur, le caractère poétique ou chanté, les modes de réceptions collectifs, la complexité des intrigues ; phénomènes d’hybridation avec d’autres genres littéraires.

Date et lieu : mercredi 11 février 2026 (visioconférence).

Organisatrices : Marguerite Mouton (MCF, 9ème section, Lab-E3D) et Gersende Plissonneau (MCF-HDR, 9ème section, Plurielles 24142).

Les propositions de communication sont à adresser au plus tard le 10/11/2025 à gersende.plissonneau@u-bordeaux.fr et marguerite.mouton@u-bordeaux.fr. Elles n’excéderont pas 4000 signes et seront accompagnées de cinq mots clé ainsi que d’une bibliographie succincte.

Une publication est prévue dans les Cahiers Robinson. Les textes définitifs, qui feront l’objet d’une expertise, sont à rendre pour le 3 mars 2026.

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Bibliographie :

Akbarpouran, Monire, « Approches de l’imaginaire épique : conceptualisation d’une notion », Bulletin de l’IFAN, ser. B, t. LIX, n° 1-2, 2019, pp. 157-167.

Auerbach, Erich, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], traduit par Cornélius Heim, Paris, Éditions Gallimard, 1992.

Casta, Isabelle-Rachel, « Tribulation, merveilleux noir et rétrogenèse : l’épique en littérature de jeunesse », Ondina/Ondine. Revista de Literatura Comparada Infantil y Juvenil. Investigación en Educación, n°6, 2021, p. 86 -102.

Chauvin, Cédric, Référence épique et modernité, Paris, Honoré Champion, 2012.

Clément-Tarantino, Séverine, « Énée dans la littérature de jeunesse : un héros “à faire aimer” », dans Olivier Devillers et Séverine Garat (dir.), L’Antiquité dans la littérature de jeunesse, Ausonius Éditions, 2021. URL : https://doi.org/10.4000/books.ausonius.19668.

Constantinescu, Muguras, Lire et traduire la littérature de jeunesse, Bruxelles, Peter Lang, 2013, p. 73-82.

Derive, Jean, L’Épopée : unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 2002.

Étiemble, René, « L’épopée de l’épopée », in Essais de littérature (vraiment) générale, Paris, Éditions Gallimard, 1974, p. 163‑175.

Goyet, Florence, « De l’épopée canonique à l’épopée “dispersée” : à partir de l’Iliade ou des Hôgen et Heiji monogatari, quelques pistes de réflexion pour les textes épiques notés », dans Florence Goyet, Jean-Luc Lambert et Charles Stépanoff (dir.), Épopée et millénarisme : transformations et innovations, Paris, EPHE, juillet 2014, en ligne sur http://emscat.revues.org/2265.

———, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, Honoré Champion [2006], 2021.

Hédouin, Clara, La Tentation épique (1989-2018). Épique et épopée sur les scènes françaises, Paris, Classiques Garnier, coll. “Études sur le théâtre et les arts de la scène”, 2022.

Kesteloot, Lilyan, Dieng Bassirou (dir.), Les Épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1997.

Labarthe, Judith, L’Épopée, Paris, Armand Colin, 2006.

——— (dir.), Formes modernes de la poésie épique : nouvelles approches, Bruxelles et New York, Peter Lang, 2004.

Madelénat, Daniel, L’Épopée, Paris, Presses Universitaires de France, 1986.

Mathieu-Castellani, Gisèle (dir.), Plaisir de l’épopée, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2000.

Prince, Nathalie, Servoise, Sylvie, Les Personnages mythiques dans la littérature de jeunesse, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

Sahla, Agathe, « Traductions, adaptations, récritures des épopées homériques pour la jeunesse », dans Patricia Eichel-Lojkine (dir.), Le Récit pour la jeunesse : transpositions, adaptations et traductions. Quelles théories pour un objet sémiologique mouvant ?, Publije, 2011-1. URL : https://doi.org/10.63723/publije.201110114.

Schneider, Anne, Fraterno, Marlène, « Les réécritures de Notre-Dame de Paris en littérature de jeunesse : réactualisation croisée d’un récit et d’un monument ? Récit fantasmé, objet sacralisé, monument muséographié », dans Nathalie Prince et Taïna Tuhkunen (dir.), Adapter, récrire, ressusciter Notre-Dame de Paris : échos d’Hugo dans les films, illustrations, bandes dessinées, jeux vidéo et autres formes abrégées ou hybrides pour la jeunesse, Publije, 2022-1. URL : https://doi.org/10.63723/publije.202210172

Soleymani, Nina, Épopées d’Asie : du Moyen-Orient à l’Asie centrale, Le Recueil ouvert, 2023. URL : http://epopee.elan-numerique.fr/index.html.

Staiger, Emil, Les Concepts fondamentaux de la poétique [1946], traduit par Michèle Gennart et Raphaël Célis, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1990.

Suard, François, La Chanson de geste, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.

Weill, Isabelle, « Harry Potter ou les enfances d’un héros épique », dans Caroline Cazanave et Yvon Houssais (dir.), Médiévalités enfantines, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2011. URL : https://doi.org/10.4000/books.pufc.7502.

  
[1] Pour un panorama d’ensemble des épopées africaines et une anthologie, voir Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng (dir.), Les Épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1997.
[2] Marshall B. Tymn, Kenneth J. Zahorsky et Robert H. Boyer, Fantasy Literature : A Core Collection and Reference Guide, New York, R.R. Bowker, 1979, p. 5. Dans la fantasy épique, le récit s’inscrit dans un « monde secondaire », dont les lois propres ne sont pas les mêmes que celles qui ont cours dans le monde réel.
[3] Florence Goyet, « De l’épopée canonique à l’épopée “dispersée” : à partir de l’Iliade ou des Hôgen et Heiji monogatari, quelques pistes de réflexion pour les textes épiques notés », dans Florence Goyet, Jean-Luc Lambert et Charles Stepanoff (dir.), Épopée et millénarisme : transformations et innovations, Paris, EPHE, juillet 2014, en ligne sur http://emscat.revues.org/2265.
[4] En ligne sur : https://www.education.gouv.fr/bo/2025/Hebdo16/MENE2504620A.
[5] Téléchargeable sur : https://eduscol.education.fr/document/64863/download.
[6] François Suard, La Chanson de geste, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 33.
[7] Emil Staiger, Les Concepts fondamentaux de la poétique [1946], traduit par Michèle Gennart et Raphaël Célis, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1990, p. 90.
[8] Hegel et Lukács, mais aussi Vico, Schiller, Hölderlin, ou Schlegel associent une pensée de l’évolution des genres littéraires à l’idée d’un progrès de l’humanité à travers l’histoire, l’épopée relevant d’une période depuis longtemps dépassée de l’histoire de l’humanité.
[9] Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, Honoré Champion [2006], 2021.