
Traduire l’antisémitisme. Le cas de L’Argent de Zola
L’engagement de Zola en faveur de Dreyfus est bien connu. Il se décline en plusieurs articles à partir de 1896, le plus retentissant étant son « J’Accuse... ! » paru le 13 janvier 1898. Sur les 1200 personnages des Rougon-Macquart (1871-1893), à peine 10 sont juifs[1], et le plus souvent ils sont liés au monde de la finance. Dans L’Argent d’ailleurs (1891), Zola donne à entendre l’antisémitisme de son temps sans le cautionner. En effet, le personnage du banquier juif n’est pas plus haïssable que Saccard qui incarne le banquier de la banque catholique et surtout Madame Caroline – personnage éminemment positif du roman – rejette l’antisémitisme explicitement. Ainsi, quand Saccard s’exclame « Oui, la haine du juif, je l’ai dans la peau, oh ! de très loin, aux racines mêmes de mon être ! », elle lui répond : « Quelle singulière chose ! [...] Pour moi, les juifs, ce sont des hommes comme les autres. S’ils sont à part, c’est qu’on les y a mis.[2] »
On sait qu’un roman n’est pas un document, et Alain Pagès a déjà bien expliqué que les discours antisémites de Saccard ne sont pas à confondre avec les propos de Zola : « C’est une parole rapportée dont l’oralité est clairement marquée : celle-ci prend la forme soit du style direct, soit du style indirect, ou du style indirect libre. Chaque fois, elle trouve sa contrepartie dans le texte. Jouant sur le dialogisme, le roman ne fait pas entendre une seule parole, mais en propose plusieurs ; et il les met en situation de concurrence.[3] »
Néanmoins, les accusations d’antisémitisme envers le futur défenseur de Dreyfus continuent d’être portées, notamment par Henry Mechoulan et Maurice Samuels en 2016[4]. La question du « potentiel antisémite » du roman n’est donc toujours pas réglée. Est-ce à relier à la difficulté de distinguer entre le discours d’un personnage et celui d’un auteur ou à ce roman en particulier ? Il nous semble opportun, en ces temps de nouvelle montée de l’antisémitisme et de grande sensibilité aux discours véhiculés par les œuvres artistiques, de se pencher sur cette question à travers les traductions.
L’étude des traductions de ce roman au niveau mondial devrait permettre d’apporter des réponses concrètes, différentes selon les cultures et les époques. Comment ce roman a-t-il été traduit au regard de la question de l’antisémitisme ? Les injures antisémites, notamment les tirades problématiques de Saccard, ont-elles été supprimées ? Quels autres passages ont posé problème et pour quelles raisons ? La « dangerosité » du roman a-t-elle été anticipée dans le paratexte (via des notes, une préface, une postface) ou relevée au moment de la réception, ou le texte a-t-il au contraire été présenté de manière suspecte voire antisémite ?
Cette réflexion engage une approche comparatiste du texte, ainsi qu’une réflexion qui relève de l’histoire culturelle. Si les stéréotypes reflètent un état des lieux des représentations dans une culture donnée, participant d’une mise en communauté, comme le rappelle Michael Riffaterre, puisque le cliché fonctionne « comme une citation, comme une référence à un certain niveau social, à certaines manifestations de culture[5] », qu’en est-il dès lors dans le cas du stéréotype antisémite chez Zola, et lorsqu’il change de lectorat, par la traduction ? Que deviennent ces clichés dans des contextes où la haine anti-juive se dessine selon des modalités différentes ? Notre réflexion devra donc articuler une analyse de la mutation du texte pour un nouveau lectorat[6] et une lecture des évolutions culturelles que subissent les imaginaires antisémites en traduction.
Les propositions de contributions peuvent concerner des traductions dans un espace culturel large ou un espace précis (dans le temps ou dans l’espace), ainsi que des lectures individuelles ou créatrices de L’Argent.
Pour qu’un volume cohérent puisse voir le jour, chaque contributeur prenant en charge un espace culturel est encouragé à se poser les questions suivantes (liste non exhaustive) :
Données contextuelles :
- Quand le roman parait-il pour la première fois ? dans quel contexte, avec quelles précautions ?
- Qui est le traducteur ? Qu’a-t-il traduit par ailleurs ? quel est son profil ? pourquoi n’est-il pas mentionné ?
- De quelle langue traduit le traducteur et avec quelles implications ?
- Quel est le profil de la maison d’édition ? Y a-t-il eu des discussions, au sein des éditeurs commerciaux ou scientifiques, sur l’opportunité de traduire ce roman ?
- Apparaît-il dans l’édition choisie ou complète que le pays a mis éventuellement à l’ordre du jour ?
- Comment « la question juive » est traitée dans l’appareil critique et dans la réception du roman ?
- Ce roman a-t-il eu du succès ?
Traduction et réception des clichés antisémites :
- Le roman est-il absent de certains espaces et ou à certaines époques (par exemple dans le contexte d’une édition complète des œuvres de Zola ou de ses Rougon-Macquart), et si oui, comment cette absence a-t-elle été justifiée ?
- Les clichés antisémites demeurent-ils ou sont-ils au contraire amoindris ? En quoi cela peut-il s’expliquer au regard du contexte de traduction ?
- Dans le cas où l’on observe des mutations, est-ce que les traducteurs suppriment les mentions antisémites ou bien les remplacent ? Ces réflexions sont à étudier au regard de la fidélité (ou non) de la traduction par rapport au texte.
- Comment la presse et la recherche ont réagi à la traduction de ce roman, sous l’angle de son potentiel antisémite ? Le roman est-il instrumentalisé dans un sens ou dans l'autre (pro-/antisémite).
- Y a-t-il, dans la sphère culturelle étudiée, un (ou des) exemple(s) de roman(s) qui traitent +/- le même sujet (une « réception créatrice ») avec +/- les mêmes stéréotypes ?
Nous nous intéresserons à toutes les traductions de L’Argent, et en particulier à celles à destination de lectorats juifs. Il est désormais connu de la critique que pléthore d’écrivains juifs ont repris à leur compte un grand nombre de préjugés antisémites[7], mais il apparaît pertinent de se demander ce que deviennent exactement les stéréotypes antisémites lorsqu’ils font l’objet non plus de réappropriations, mais de traduction, et comment les contextes dans lesquels ces traductions sont élaborées influent sur la manière de considérer ces clichés.
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Cette étude de la réception de L’Argent de Zola nous conduira à une réflexion plus vaste sur la traduction des clichés antisémites dans la littérature mondiale, devant s’analyser à la fois en tant qu’imaginaires, renseignant sur des représentations dans des contextes donnés, et en tenant compte des dimensions idéologiques et politiques qu’ils engagent, comme le rappelle Cécile Gauthier dans ses travaux sur les stéréotypes dans la littérature. Ce volume permettra ainsi d’offrir un panorama circonstancié des horizons d’attente avec lesquels les traducteurs de L’Argent de Zola ont eu à négocier.
[1] Maurice Le Blond, « Les personnages juifs dans l’œuvre d’Émile Zola », La Revue juive de Genève, IV, no 37, avril 1936, p. 305-314, ici p. 305.
[2] Zola, L’Argent, éd. Henri Mitterrand, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. V, 1967, p. 384-385.
[3] Alain Pagès, « Zola face à l’antisémitisme. De la ‘question juive’ à la question de l’argent », Les Cahiers naturalistes, n° 78, 2004, p. 103-115, ici p. 109.
[4] Henry Mechoulan, Le Juif dans le roman du xixe siècle, Paris, Berg International, 2016 ; Maurice Samuels, Le Droit à la différence. L’universalisme français et les juifs, 2016, traduit de l’anglais par Olivier Cyran, Paris, La Découverte, 2022. Ce cas pourrait d’ailleurs être rapproché d’autres situations, comme celle d’Irène Némirovsky, dont l’antisémitisme reproché pose immédiatement la question de la difficulté à distinguer entre l’idéologie de l'auteur et celle des personnages (cf. Susan Rubin Suleiman, La Question Némirovsky : vie, mort et héritage d‘une écrivaine juive dans la France du XXe siècle, traduit de l‘anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2017 [2016]).
[5] Michael Riffaterre, « Fonctions du cliché dans la prose littéraire », Cahiers de l’AIEF, t. 16, n°1, 1964, p. 81-95, p. 85.
[6] Dans le cas d’un lectorat juif, pensons aux évolutions que la scène de la noyée dans Les Mystères de Paris subit en traduction yiddish, où le cadavre, même si les modernismes encouragent sa représentation, est traditionnellement caché.
[7] Ceux-ci sont apparus sous des modalités extrêmement différentes selon les contextes. À propos des pratiques d’écrivains juifs de langue française, voir Maxime Decout, Nurit Levy et Michèle Tauber (dir.), Les Appropriations du discours antisémite. Comportements mimétiques et détournements carnavalesques, Paris, Le Bord de l’eau, 2018.
Bibliographie
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Apter Emily, « Le roman d’affaires du dix-neuvième siècle. Spéculation et xénophobie dans le système-monde de la littérature », dans : Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman (dir.), French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 576-600.
Bachleitner Norbert, Smolej Tone, Zieger Karl (dir.), Zola en Europe centrale, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2011.
Baguley David, Bibliographie de la critique sur Zola, 1864-1970, Toronto, University of Toronto Press, 1976 & 1971-1980, ibid., 1982.
Barjonet Aurélie, Zieger Karl (dir.), Zola derrière le rideau de fer, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, Coll. Littératures, 2022.
Birnbaum Pierre, Le Moment antisémite : un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1988.
Birnbaum Pierre, Un mythe politique, la « République juive » : de Léon Blum à Pierre Mendès France, Paris, Fayard, 1988.
Brunel Pierre, Chevrel Yves (dir.), Le Texte étranger. L’œuvre littéraire en traduction, t. 250, n° 63 (2), Revue de littérature comparée, 1989.
Chevrel Yves, Le Naturalisme. Étude d’un mouvement littéraire international, Paris, PUF, 1993 [1982].
Cheyette Bryan, Constructions of “the Jew” in English Literature and Society : Racial Representations, 1875-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
Decout Maxime, Levy Nurit, Tauber Michèle (dir.), Les Appropriations du discours antisémite. Comportements mimétiques et détournements carnavalesques, Paris, Le Bord de l’eau, 2018.
Decout Maxime, Écrire la judéité. Enquête sur un malaise dans la littérature française, Paris, Champ Vallon, 2015.
Donatelli Bruna et Guermès Sophie (dir.), Traduire Zola, du XIXe siècle à nos jours, Rome, Roma Tre Press, 2018.
Durin Jacques, Emile Zola et la question juive, 1890-1902, Le Bourget, Editions G. Mateos, 1989.
Gauthier Cécile, L’Imaginaire du mot « slave » dans les langues française et allemande, entre dictionnaires et romans, Paris, Éditions Pétra, 2015.
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Harap Louis, The Image of the Jew in American literature : from early republic to mass immigration, Syracuse, Syracuse University Press, 2003.
Le Blond Maurice, « Les personnages juifs dans l’œuvre d’Émile Zola », La Revue juive de Genève, IV, no 37, avril 1936, p. 305-314.
Matard-Bonucci Marie-Anne, ANTISÉmythes : l’image des juifs entre culture et politique, 1848-1939, Paris, Nouveau monde édition, 2005.
Mechoulan Henry, Le Juif dans le roman du xixe siècle, Paris, Berg International, 2016.
Pagès Alain, « Zola face à l’antisémitisme. De la ‘question juive’ à la question de l’argent », Les Cahiers naturalistes, n° 78, 2004, p. 103-115.
Randall Earle Stanley, The Jewish Character in the French Novel 1870 1914, Menasha, Wisconsin, Banta, 1941.
Riffaterre Michael, « Fonctions du cliché dans la prose littéraire », Cahiers de l’AIEF, t. 16, n°1, 1964, p. 81-95.
Samuels Maurice, Le Droit à la différence. L’universalisme français et les juifs, 2016, traduit de l’anglais par Olivier Cyran, Paris, La Découverte, 2022.
Suleiman Susan Rubin, La Question Némirovsky : vie, mort et héritage d‘une écrivaine juive dans la France du XXe siècle, traduit de l‘anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2017 [2016].
Van Arkel Dik, The Drawing of the Mark of Cain : A Social-Historical Analysis of the Growth of Anti-Jewish Stereotypes, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009.
Wrona Adeline, « Philosémitisme et préjugés dans l’œuvre de Zola et de Balzac », dans : Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), ANTISÉmythes : l’image des juifs entre culture et politique, 1848-1939, Paris, Nouveau monde édition, 2005, p. 319-332.
Zard Philippe, « Clemenceau (tout) contre l’antisémitisme : les clairs-obscurs d’ “Au pied du Sinaï” », Revue K, en ligne, 14 septembre 2022.
Calendrier
1er mars 2026 : remise des propositions de 3 000 signes espaces comprises, assortie d’une brève présentation de l’auteur, à envoyer à cecile.rousselet@ehess.fr et aurelie.barjonet@univ-lille.fr
15 avril 2026 : réponse du comité
1er janvier 2027 : remise du texte de 30 000 signes espaces comprises
Les directrices de la publication
Aurélie Barjonet est Professeure de Littérature générale et comparée à l’Université de Lille (Alithila). Spécialiste de la réception de Zola et du naturalisme, elle travaille également sur la littérature mémorielle. Elle est l’auteure de Zola d’Ouest en Est. Le naturalisme en France et dans les deux Allemagnes (Rennes, PUR, 2010) et de plusieurs collectifs qu’elle a codirigés avec Jean-Sébastien Macke (Lire Zola au XXIe siècle, Classiques Garnier, 2018), Karl Zieger (Zola derrière le rideau de fer, Presses universitaires du Septentrion, 2022) ou encore Timo Kehren (La Mondialisation des lettres. Enjeux de la circulation transnationale du naturalisme, Presses Sorbonne nouvelle, 2025). Titulaire d’un diplôme de traductrice, elle a écrit plusieurs articles consacrés aux traductions allemandes de Zola et Flaubert.
Cécile Rousselet est chercheuse post-doctorale à l’ANR-DFG H-Diaries (EHESS, CNRS). Docteure en littérature comparée, spécialiste de littérature yiddish et russe, elle a soutenu en 2022 une thèse intitulée « Voix en crises, corps de la crise. Les personnages féminins dans le roman russe et yiddish entre 1920 et 1945. Evgueni Zamiatine, Moyshe Kulbak, Andreï Platonov, Israël Joshua Singer, Isaac Bashevis Singer, Esther Kreitman, Lydia Tchoukovskaïa ». Elle a co-dirigé plusieurs collectifs scientifiques sur ses sujets de recherche, et a rédigé des articles scientifiques relatifs à diverses questions de réception, parmi lesquelles celle de la littérature française de la fin du XIXe siècle dans le monde juif – « Nokh Alemen de David Bergelson (1913) : une réception déplacée et politique de Madame Bovary en Russie pré-révolutionnaire » (Interférences Littéraires, 2020), « Madame Bovary et le bovarysme sur la scène littéraire yiddish au début du XXe siècle : de la traduction à l’interprétation culturelle » (Tsafon, 2024).
Comité scientifique
Aurélie Barjonet, Professeure de littérature comparée (Université de Lille)
Pedro Paulo Garcia Ferreira Catharina, Professeur de littérature française (Université fédérale de Rio de Janeiro, Brésil)
Maxime Decout, Professeur de littérature française (Sorbonne Université)
Galyna Dranenko, Professeure de littérature et culture ukrainiennes (Sorbonne Université) et de littérature française et comparée (Université Nationale de Tchernivtsi, Ukraine)
Cécile Gauthier, Maitresse de conférences HDR en Littérature comparée (Université de Reims)
Luba Jurgenson, Professeure de littérature russe (Sorbonne Université)
Marie-Anne Matard-Bonucci, Professeure d’Histoire contemporaine (Université de Paris 8)
Jean-Yves Mollier, Professeur émérite d’Histoire contemporaine émérite (Université de Versailles Saint-Quentin Paris Saclay)
Alain Pagès, Professeur émérite de littérature française émérite (Université Sorbonne Nouvelle)
Cécile Rousselet, chercheuse post-doctorale (EHESS, CNRS, Eur’Orbem, Sorbonne Université)
Susan Rubin Suleiman, Professeure émérite de littérature française et comparée émérite (Université Harvard)
Nelly Wolf, Professeur émérite de littérature française (Université de Lille)
Philippe Zard, Professeur de littérature comparée (Université Paris Nanterre)
Karl Zieger, Professeur émérite de littérature comparée (Université de Lille)