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Appels à contributions

"En dehors de la vie commune". Asocialités balzaciennes (Maison de Balzac, Paris)

Publié le par Marc Escola (Source : Kathia Huynh)

« En dehors de la vie commune »

Asocialités balzaciennes

Appel à communications pour la journée d'études du GIRB

(Groupe international de recherches balzaciennes)

Le vendredi 19 juin 2026

Organisation : José-Luis Diaz, Jacques-David Ebguy, Kathia Huynh & Grégoire Tavernier

Convaincu qu’il existe des « différences incommensurables entre l’homme social et l’homme qui vit au plus près de la Nature » (Z. Marcas, VIII, 840), Balzac ne cesse d’interroger cet être socialisé, moins dans les micro-sociétés primitives (la famille nucléaire dans le creux d’un volcan d’Auvergne dans La Peau de Chagrin), que dans les macro-sociétés modernes, qu’il conçoit idéalement comme de grands corps organisés autour d’instances fédératrices (le Trône, l’Autel, la Famille), de principes intériorisés (la loi, les devoirs et les croyances, les solidarités interpersonnelles), et d’une distribution hiérarchique (assignation de chacun à une « sphère » sociale et fonctionnelle). Dans ses romans cependant, Balzac ne cesse d’évoquer les crises qui les déstabilisent, avec cette conviction que la société postrévolutionnaire, particulièrement affectée, pourrait se définir par de communes et croissantes déliaisons. Déferle ainsi, comme le revers de l’homme social, ou sa vérité alternative, l’homme « insocial », « insociable », « antisocial », dans un continuum allant de la marginalité relative, de l’« amphibie social […], parent pauvre, […] ami gênant » (La Fausse Maîtresse, II, 206), aux « gens jetés en dehors de l’ordre social » (préface de l’Histoire des Treize, V, 791), descendus « au fond de l’état social » (La Messe de l’athée, III, 394). Ces « bricolages[1] » lexicaux, inventés pour désigner toutes les « vie[s] en dehors de la vie commune » (Louis Lambert, XI, 613), l’attestent : La Comédie humaine s’intéresse aux frontières, aux envers et aux marges d’une socialité « ordinaire » devenue problématique, paradoxalement à l’origine de ce qui la ronge. Le présent séminaire entend délimiter, préciser, étudier les formes plurielles, relatives ou totales, que prend l’asocialité balzacienne, et ainsi discuter l’intérêt d’une catégorie exogène, l’asocialité, issue du lexique des sciences humaines et sociales du second XXe siècle.

Cette asocialité à géométrie variable, car ce singulier est pluriel, pourra comprendre au moins trois ensembles d’attitudes imputées au personnage. Sera asocial celui ou celle qui 1. ne s’adapte pas à la (vie en) société ; 2. n’aime pas la (vie en) société ; 3. s’oppose à la (vie en) société. Inadaptation, aversion, opposition aux normes du monde social : ces trois entrées impliquent des séries distinctes, elles-mêmes diffractées en nuances de personnages ; fous, rebuts, génies et célibataires, inadaptés en raison de leurs conduites dites déviantes ; misanthropes, solitaires, reclus et parias indisposés par un monde qu’ils quittent ; hommes et femmes rebelles, brigands, révoltés, flibustiers, criminels, dressés vent debout contre ses lois ; parmi eux, opposants infiltrés, sans scrupules, « trait[ant] la Société de Turc à More » (César Birotteau, VI, 72), se faufilant entre les mailles du Code pour réussir, au prix d’infractions et de crimes restés impunis.

À l’heure où les asociaux prolifèrent dans la société moderne, Balzac s’empare de cette figure dotée d’un triple intérêt romanesque, taxinomique et sociologique. Conscient de la curiosité suscitée par ces existences hors normes, l’historien des mœurs complète l’inventaire des « Espèces sociales » promis dans l’« Avant-propos » (I, 8) d’une annexe regroupant les « Espèces asociales », se proposant ainsi d’exposer le phénomène social dans sa totalité, en poussant l’investigation jusqu’à ses envers. Représenter les asocialités est, plus encore dans La Comédie humaine, l’occasion d’interroger ses mises en récit et en discours. Que dit l’asocialité choisie ou subie, active ou passive, de la légitimité des normes comme des instances productrices des jugements qui les fondent ? Comment l’asocialité, transitoire ou définitive, accompagnée de scénographies d’expulsion et de réintégration plus ou moins dramatisées, questionne-t-elle les formes, les degrés et les seuils de la normalité, ainsi que les dynamiques d’imposition et d’intériorisation, d’acceptation et de rejet des normes ? Comment l’asocialité, énergique chez Argow, Vautrin et le pirate de La Femme de trente ans, grotesque chez Chabert, Goriot et Pons, tragique chez Lady Brandon (La Grenadière) ou Cambremer (Un drame au bord de la mer), telle qu’elle est inscrite par le narrateur dans le cadre d’une société terne et apathique ou d’une sociabilité individualiste et cruelle, participe-t-elle de la redéfinition des valeurs et de l’héroïsme dans le roman du XIXe siècle[2] ? On pourra ainsi penser l’asocialité comme l’au-delà du social qui interroge son centre et ses limites, comme l’anomalie qui fait dysfonctionner le système des normes en en révélant les failles et les biais, comme la dissonance qui fait trembler une harmonie sociale désormais corrompue de l’intérieur.

Au croisement de plusieurs disciplines (littérature, histoire, philosophie, psychologie, sociologie, criminologie, anthropologie, etc.), la réflexion sur les asociaux et les asocialités balzaciennes, des romans de jeunesse à La Comédie humaine, en passant par la correspondance, les œuvres diverses et le théâtre de Balzac, pourrait s’inscrire parmi au moins quatre axes. 

1.       Le moment de l’asocialité ?

La réflexion de Balzac sur l’asocialité s’inscrit d’abord dans une fenêtre historique, le premier XIXe siècle, qui interroge les tendances et les mutations d’une forme de « maladie morale » (« Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent », Œuvres diverses, II, 748). On pourra revenir sur la circulation dans les représentations collectives d’une asocialité devenue lieu commun, sur cette idée diffuse que la machine intégratrice dysfonctionne, au lendemain des grands récits mobilisateurs, révolutionnaire puis bonapartiste, conjointement à la crise des institutions fédératrices et des distributions sociales traditionnelles. Dans quel(s) contexte(s), chez Balzac et ses contemporains, l’asocialité est-elle revue à la hausse ? quelles formes prend-elle à cette nouvelle échelle ? comment se routinise-t-elle dans une société en voie de démocratisation ? comment la concurrence libérale ruine-t-elle les promesses unificatrices d’une démocratie sociale ? et comment ruine-t-elle, en tant que juxtaposition d’intérêts divergents, les promesses de l’économie politique ? assiste-t-on, donc, à une banalisation de l’asocialité ? On pourra s’interroger sur les conditions de cette perception élargie de l’asocialité (historiques, politiques, épistémologiques, puisque la vogue de la statistique sociale, criminelle notamment, dès la fin de la Restauration, favorise une angoisse du quantitatif). Inversement, considérer, contre ces forces de dispersion du corps social, le déploiement et le contenu des pensées organicistes, conçues sur le mode d’un utopisme réintégrateur, serait utile pour éclairer les développements correctifs que comporte La Comédie humaine, entre autres ces « Géorgiques » (J.-H. Donnard) que sont Le Médecin de campagne et Le Curé de village ? 

Sans doute faudra-t-il, dans ce contexte, rendre justice au rôle désintégrateur que joue l’individualisme, « plaie de la France actuelle », dont Balzac retrace les linéaments depuis la « liberté de conscience » protestante (Sur Catherine de Médicis, XI, 172). Avec lui se défait le cadre « holiste » de la société (L. Dumont) : car le sujet individualiste est un sujet délié, allégé des croyances et des devoirs communs, peut-être moins rabattu sur la « petite société du foyer et des amis », selon la lecture lénifiante de Tocqueville[3], que foncièrement séparé, adepte comme du Tillet du « chacun pour soi, l’évangile de toutes les capitales » (César Birotteau, VI, 55). Mais l’individualisme est aussi affaire de cancérisation secrète : le sujet individualiste est un asocial de l’intérieur, embarqué « dans-le-monde », qui veut jouir du « festin démocratique » (Illusions perdues, V, 175) sans y contribuer, et qui souvent tourne à l’aigre, du fait de ce double mouvement d’excitation et d’empêchement[4], qui finit par le retourner contre les autres ou contre lui-même, jusqu’au suicide anomique[5]. 

On mesurera sans doute mieux les caractéristiques de cette asocialité rampante si l’on tient compte des modes de représentation singularisants qu’en donne le romantisme. Car les situations asociales, du temps de Balzac, émergent aussi à un moment de l’histoire littéraire, où le déferlement du nombre concurrence l’individualité asociale-romantique. Au moins deux traditions pourront ici être ressaisies. D’un côté, la vogue du « roman personnel[6] », depuis René, associe l’asocial à un sujet surnuméraire, à cet aristocratique en trop dans la société révolutionnée, qui conjure son impuissance en soliloquant. De l’autre, les veines du roman noir et du mélodrame spectacularisent l’asocialité, en valorisant une énergétique de la marginalité, de nature élitiste, réservée à des parias à la réputation sulfureuse. Jean Sbogar de Nodier, Le Solitaire du vicomte d’Arlincourt, les brigands des Chroniques italiennes sont de ces asociaux flamboyants, portés par un sublime frénétique, travaillés par le spectre de la Terreur, énergies excédentaires inassimilables par la société moderne marchande[7]. Également singularisées, ces deux formes d’asocialités, l’une démissionnaire (chez les grévistes), l’autre contestataire et vindicative (chez les guerroyants), pourront être considérées à l’arrière-plan de la création balzacienne. 

Appréhension angoissée d’une asocialité banalisée, identifiable à l’échelle de groupes entiers (l’armée, la noblesse, la jeunesse, etc.), et au sein même de ces groupes (car chacun de ces groupes produit ses propres exclus), grossie encore par le nombre des asociaux infiltrés, qui minent de l’intérieur le pacte social ; fascination régressive pour les hérauts de l’asocialité romantique ; projection de fictions réintégratrices et chorales, en prise avec les discours des réformateurs sociaux : autant de représentations balzaciennes que l’on pourra restituer comme paysage mental de l’asocialité dans le premier XIXe siècle.

2.       Types d’asocialités

L’œuvre de Balzac est peuplée d’une foule d’asociaux qui « se détachent sur un décor social qui signifie le normal, le juste, l’humain, un humain dont tout les exclut[8] », comme l’écrit Pierre Barbéris au sujet des « Héros de la solitude ». Venue sanctionner ce qui est perçu comme une tare ou une exception chez des « existences sorties des rails sur lesquels roule le grand convoi social » (Béatrix, II, 937), l’asocialité est le lot commun de figures pourtant très dissemblables, du célibataire placé « dans une situation contraire à l’esprit de la société moderne » (Le Curé de village, IX, 800) à l’homme supérieur menant une « existence si fort en dehors de la vie commune » (La Peau de chagrin, X, 196). Face à un tel éventail, les figures et les causes de l’asocialité pourront être distinguées pour faire émerger des asocialités, d’origine physique (la laideur de Pons ou de Bette, le facteur d’isolement qu’est la vieillesse), psychologique (la folie de Stéphanie de Vandières), intellectuelle (le génie philosophique de Louis Lambert, scientifique de Balthazar Claës, politique de Z. Marcas, artistique de Frenhofer), morale (les Treize, les Frères de la Consolation), sexuelle[9] (l’homosexualité de Vautrin, l’asexualité des célibataires), etc. 

En plus de classer les différents « types asociaux », on pourra envisager la façon dont l’asocialité permet de construire des personnages qui interrogent la catégorie du type et le geste de typification[10]. Le type asocial est-il un type social comme les autres ? Comment Balzac se réapproprie-t-il les types romantiques fortement individualisés du brigand, du criminel ou du scélérat[11], ainsi que les types inscrits dans une communauté plus ou moins fantasmatique, comme le Juif ou le Bohémien[12] ? À quelle représentativité les « exceptions monstrueuses » (La Vieille Fille, IV, 862) et les « existences anormales » (Modeste Mignon, I, 509) peuvent-elles prétendre ? L’écriture suit-elle les mêmes principes, en substituant à l’observation et au déchiffrement des caractéristiques sociales celles des caractéristiques asociales ? Aussi pourrait-on étudier les physionomies asociales[13], comme celles de Marche-à-Terre dans Les Chouans ou de Farrabesche dans Le Curé de village. Dès lors qu’on ne saurait confondre le corps d’un asocial criminel comme Vautrin et le corps grotesque de Goriot, ou encore les costumes du forçat déguisé en abbé, les haillons d’un Philippe Bridau ou les mises excentriques d’une Bette, on prendra soin d’identifier et de différencier les stigmates signifiants[14]. À considérer toutefois que l’être asocial est un « être indéfinissable » (Adieu, X, 980), que l’asocialité se traduit moins par des signes que par « l’absence complète des autres caractères de l’homme social » (Les Chouans, IX, 914), faut-il plutôt placer l’écriture du côté du négatif ? Enfin, si l’asocial peut, à l’instar de Ferragus, chercher « une peau d’homme à endosser » pour redevenir « quelque chose de social, un homme parmi les hommes » (Ferragus, V, 874-875), ne sème-t-il pas le trouble dans les identités et les classifications sociales ?

Suivant la loi du milieu régissant l’univers balzacien, où le personnage « explique » le lieu et où celui-ci « implique » réciproquement celui-là (Le Père Goriot, III, 54), on pourra se demander si l’être asocial investit un espace à son image. Quels seraient les « asociotopes » du monde balzacien (désert, océan[15], mansarde, hôpital, prison) ? Un « sociotope » abrite-t-il des poches d’asocialité ? Dans la mesure où socialité et asocialité peuvent être transitoires et réversibles, pourront aussi être mis au jour des espaces amphibies, comme la maison des Rogron dans Pierrette, refuge des parias et des ostracisés, avant de devenir le premier salon de Provins. Dans quelle mesure ces lieux constituent-ils des « espaces témoins » du passage d’une socialité à une autre, d’une société à une autre, au terme duquel sont redéfinis les rapports du centre et des marges ?

Enfin, à considérer avec la sociologie de la déviance[16] que l’asocialité n’est pas un phénomène mais une désignation, à qui revient la charge d’exprimer l’identité asociale d’un personnage ? Qui dispose d’une compétence, d’une légitimité et d’une autorité suffisantes pour se prévaloir d’un tel discours ? L’œuvre balzacienne enregistre ainsi divers procédés d’assignation : un personnage, comme Vautrin, peut s’autoproclamer asocial, ou exprimer, comme Julie d’Aiglemont, disant dans « Souffrances inconnues » « [vouloir] faire la guerre à ce monde pour en renouveler les lois et les usages, pour les briser » (La Femme de trente ans, II, 1116), ses velléités asociales ; un personnage x peut prêter à un personnage y un trait ou un statut asocial réel, fabriqué[17] ou singé[18] ; un personnage z (ou une catégorie de personnages) peut être qualifié d’asocial par le narrateur, voire l’auteur, selon lequel le paysan, « cet infatigable sapeur » « déifié » par le romantisme, est un « élément insocial créé par la Révolution » (IX, 49). Cette identité imputée est-elle confirmée par le récit ? On sera ainsi sensible à la façon dont la polyphonie balzacienne redistribue les cartes de l’asocialité, ou à la façon dont l’ironie ravale l’asocialité au rang de posture[19]. 

3.      Trajectoires asociales

La fragilité des « identités asociales » invite à ne pas verser dans une lecture simplement essentialisante, tant ce qui relève de l’ontologique se trouve, dans La Comédie humaine, contrebalancé par une conscience sociologique[20]. Ce que l’œuvre balzacienne montre, c’est qu’on ne naît pas tant asocial qu’on le devient, dans une rencontre complexe entre données et décisions individuelles et facteurs sociaux, historiques et politiques. Aussi y aurait-il peut-être autant un « être asocial » qu’un « devenir asocial ».

En regard des parcours d’ascension à la Rastignac, qui sont en partie des initiations à la sociabilité et à ses compromis, voire ses compromissions, La Comédie humaine livre de nombreux récits de dé-socialisation dont les multiples formes narratives peuvent être étudiées : l’asocialité donne-t-elle lieu à une chronique de l’exclusion, de la marginalisation, de la déchéance ? Est-elle intermittente (La Recherche de l’Absolu), cyclique (Le Colonel Chabert) ou accidentée (Le Cousin Pons) ? que disent ces fluctuations du rapport au groupe et à ses normes ? Mais l’asocialisation n’est-elle pas aussi hors champ, rapportée lors d’une analepse ou dissimulée sous une ellipse, avant un resurgissement dramatique de l’asocial triomphant ou écrasé lors de l’acmé du récit (la rencontre sur le navire corsaire dans La Femme de trente ans, les retrouvailles avec Chabert à la fin du roman) ? Qui, du narrateur balzacien ou du narrateur homo- ou intra-diégétique (Z. Marcas, Louis Lambert), raconte ces histoires ? Celles-ci peuvent en outre participer, à un autre niveau diégétique, d’une sociabilité mondaine fondée sur la conversation et l’échange de récits[21] : quelle serait la valeur (a)sociale des récits d’asociaux (Sarrasine, Une passion dans le désert) ?

À l’inverse, pourront aussi être étudiés les récits de re-socialisation et de ré-intégration : on pense à Vautrin nommé chef de la Police à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes, à Philippe Bridau, demi-solde clochardisé nommé comte de Brambourg avant de mourir aux portes de la Pairie, ou aux femmes sommées, après une parenthèse asociale, de revenir dans le giron conjugal (Honorine, Dinah, Béatrix…) et de se conformer, à nouveau, à un rôle social normé. On pourrait, à cet égard, développer une lecture genrée de ces trajectoires temporairement a-sociales. Ici comme ailleurs, chez les personnages masculins ou féminins, les récits de la réinsertion permettraient d’interroger tout spécialement le statut transitoire de l’aventure asociale et son sens, pour mieux mettre en perspective les valeurs et les systèmes respectifs de la vie sociale et de la vie asociale pesés et problématisés les uns par rapport aux autres.

Si les passions du protagoniste sont déterminantes dans les trajectoires asociales (la monomanie de Claës ruine une à une les relations conjugales, familiales et sociales[22] ; la gourmandise de Pons conduit au parasitage, funeste désir de sociabilité), les scansions de l’Histoire jouent aussi un rôle-clef comme déclencheurs d’asocialité, comme le montrent dans La Rabouilleuse les destins de Philippe Bridau et de Max Gilet, anciens soldats rejetés sans transition dans la vie civile qu’ils dérangent, après avoir été victimes de sa désorganisation. De même, les trajectoires contrastées des bâtards[23] que sont Chabert et du Tillet, frappés d’une même « anonymie » originelle (César Birotteau, VI, 72), pourront être ressaisies. Si le premier s’enrôle dans l’armée de Napoléon pour se faire un nom, le second, échappant à la conscription, attend Juillet ; l’un, « sorti de l’hospice des Enfants trouvés », revient « mourir à l’hospice de la Vieillesse » (Le Colonel Chabert, III, 373) ; l’autre, ce « flibustier dont les hasards pouvaient le mener à l’échafaud ou à la fortune », « placé entre le bagne et les millions » (César Birotteau, VI, 72), devient pair de France dans Une fille d’Ève. On pourra ainsi se demander comment les trajectoires de dé-socialisation et de re-socialisation sont conditionnées par les aléas de l’Histoire, sont affaires de kaïros ou d’aveuglement. 

Au vu de ces trajectoires, le texte balzacien invite à nuancer l’idée de coupure radicale contenue dans le a- privatif. L’asocialité jouxte, voire fonde la société, dont elle renforce la cohésion, et à laquelle, en lui fournissant le moyen d’asseoir ses normes et ses valeurs, elle apporte une caution ; nulle société n’est exempte d’asocialité, qui, si elle pouvait de prime abord apparaître comme une antithèse ou une menace vis-à-vis du social, se révèle aussi être son produit ou son cœur paradoxal. Aussi gagnera-t-on à non plus poser l’asocialité face au social, mais à la penser comme le miroir, l’épreuve ou le révélateur de la société.

 4.       Associations asociales

Le réaménagement des relations entre social et asocial transparaît à travers une formule actantielle récurrente dans les romans balzaciens : le personnage asocial tend à reconstituer, à son échelle, une sociabilité, minimale et alternative, qui lui permet de refonder un collectif – et qui permet à Balzac de problématiser de nouveaux pactes sociaux. Pourront ainsi être étudiées les communautés d’asociaux paradoxalement recréées : les duos d’amis, sur le modèle de Pons et Schmucke ; les couples subversifs formés par Lucien et Vautrin, ou Bette et Valérie ; les compagnons de fortune rassemblés en des cercles aussi différents que peuvent l’être le Cénacle, les anciens soldats, les courtisanes, les joueurs à la dérive rassemblés au tripot ou les valétudinaires aigris regroupés aux eaux d’Aix dans La Peau de Chagrin ; les sociétés secrètes, comme les Treize, les Frères de la Consolation ou les chevaliers de la Désœuvrance. 

Chaque configuration devra être distinguée : à quel besoin (immédiat, futur ; matériel, sexuel, social, passionnel, sanitaire, politique) cette sociabilité alternative répond-elle ? au nom de quelles valeurs (ou non-valeurs) se rassemblent ces communautés de fortune, d’attente, d’élection ou d’intérêt ? le statut des membres est-il identique, ou distingue-t-on des degrés d’(a)asocialité ? y a-t-il dans ces groupes des distributions stratégiques entre un asocial tapi dans l’ombre et un personnage qui en est la devanture sociale (les paires Vautrin/Lucien dans Splendeurs et misères des courtisanes ou Théodose/Cérizet dans Les Petits Bourgeois) ? dans ce cas, quel bénéfice le roman balzacien, fondé sur une sociologie dramatisée de l’envers, tire-t-il de ces répartitions, qui permettent de tenir ensemble plusieurs plans narratifs ? Surtout, quelles interactions ces associations asociales entretiennent-elles avec la société « commune » ? S’envisagent-elles comme un refuge consolatoire destiné à la sauvegarde de valeurs en déshérence, comme une association elle-même fragile et problématique, ou comme un « monde à part dans le monde, hostile au monde, n’admettant aucune des idées du monde » (préface de l’Histoire des Treize, V, 791), infiltré dans la société pour la dominer de l’intérieur ?

Ce dernier cas, emblématisé par les Treize, « paisiblement rentrés sous le joug des lois civiles » après avoir voulu « n’en reconna[ître] aucune » (préface de l’Histoire des Treize, V, 787 et 791), suggère que certains asociaux œuvrent depuis la société dont ils ne diffèrent guère et à laquelle ils finissent par s’intégrer sans heurts ni véritable solution de continuité. Il sera alors intéressant d’examiner les circulations et les conversions, les ralliements complaisants ou les fausses rébellions, qui fragilisent les partages du social et de l’asocial, du normal et de l’anormal, du central et du marginal. À côté de l’asocialité romantique, porteuse d’une axiologie alternative et radicale, rêvant d’ébranler les fondements viciés d’un siècle bourgeois, on pourra s’intéresser à ces régimes d’asocialité plus ambigus, ayant l’égoïsme pour principe et la société pour terrain de jeu, qui sont à la fois l’émanation de la société moderne et son révélateur critique, son miroir inversé et grossissant.

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Les propositions avec titre, d’une longueur d’environ 300 mots, suivies d’une biobibliographie de quelques lignes, devront être envoyées avant le 30 janvier aux adresses suivantes : jdebguy@club-internet.fr ; tavergreg@outlook.fr ; kathia.huynh@gmail.com

La journée d’études aura lieu le 19 juin 2026 à la Maison de Balzac (Paris 16e).

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Bibliographie indicative :

 

Pierre Barbéris, Balzac et le mal du siècle : contribution à une physiologie du monde moderne, Paris, NRF-Gallimard, 1970.

Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac [1973], Paris, Kimé, 2000.

Chloé Chaudet, Fictions du grand complot, Paris, Hermann, 2024.

Andrea Del Lungo et Pierre Glaudes (dir.), Balzac, l’invention de la sociologie, Paris, Classiques Garnier, 2018.

Andrea Del Lungo et Alexandre Péraud, Envers balzaciens. La Licorne, n° 56, 2001.

José-Luis Diaz (dir.), Balzac et l’homme social, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016.

-       « Balzac et la poétique de l’anomie », L’Année balzacienne, n° 15, 2014, p. 323-351.

Véronique Dufief-Sanchez, Philosophie du roman personnel. De Chateaubriand à Fromentin, 1802-1863, Genève, Droz, 2010.

Philippe Dufour et Nicole Mozet (dir.), Balzac géographe : territoires, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2004.

Jacques-David Ebguy, Le Héros balzacien. Balzac et la question de l’héroïsme, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2010.

Michel Foucault, Les Anormaux : cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Seuil, 1999.

Michel Foucault, Folie, langage, littérature, Paris, Vrin, 2019.

Erving Goffman, Stigamtes. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975.

Philippe Hamon, Texte et idéologie, Paris, PUF, 1984.

Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2003.

Michael Lucey, Les Ratés de la famille. Balzac et les formes sociales de la sexualité, Paris, Fayard, 2008.

Pierre Macherey, Le Sujet des normes, Paris, Éditions Amsterdam, 2014.

Christine Marcandier, « Criminels balzaciens, de bandits à flibustiers », in Emmanuelle Cullman, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen (dir.), Balzac et la crise des identités, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2005, p. 20-30.

-                Crimes de sang et scènes capitales, Paris, PUF, 1998. 

Sarah Mombert, « L’Envers de l’histoire contemporaine. Conjurations, complots et sociétés secrètes, moteurs souterrains du récit romanesque romantique », in Chantal Massol (dir.), Stendhal, Balzac, Dumas, un récit romantique ? Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006.

Albert Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, Armand Colin, 1995.

Michelle PERROT, « Balzac et les sciences sociales de son temps, in Nicole MOZET et Paule PETITIER, Balzac dans l’Histoire, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2001, p. 27-36. 

Émilie Pézard, « Transformations du roman noir à l’époque romantique : le règne nouveau des admirables scélérats », Romanesques, 2018, p. 249-266.

Dominique Rabaté (dir.), L’Invention du solitaire, Modernités, n° 19, 2003.

Éléonore Reverzy et Agnese Silvestri (dir.), Balzac et l’imaginaire du brigandage, Paris, Classiques Garnier, 2023.

Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1976.

Jean-Noël Tardy, L’Âge des ombres : complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle, Paris, Les Belles Letrtes, 2015.

Marie-Agathe Tilliette, Figures de marginaux dans le roman historique européen (1814-1836), Paris, Classiques Garnier, 2023.


 
[1] José-Luis Diaz, « Introduction », Balzac et l’homme social, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, p. 8.
[2] Voir Jacques-David Ebguy, Le Héros balzacien. Balzac et la question de l’héroïsme, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2010.
[3] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, [1835-1840], dans Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », éd. A. JARDIN, 1992, t. II, p. 612-613.
[4] Sur le sujet moderne, à la fois « appelé » et « retenu », voir Pierre BARBERIS, Balzac et le Mal du siècle, Paris, Gallimard, 1970, p. 49.
[5] Pierre GLAUDES, « Balzac, Durkheim et l’anomie », dans Andrea DEL LUNGO et Pierre GLAUDES (dir.), Balzac et l’invention de la sociologie, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 207-247. Plus largement, sur les bénéfices romanesques que Balzac tire de l’anomie moderne, voir José-Luis DIAZ, « Balzac et la poétique de l’anomie », L’Année balzacienne, n° 15, 2014, p. 323-351.
[6] Véronique DUFIEF-SANCHEZ, Philosophie du roman personnel. De Chateaubriand à Fromentin (1802-1863), Genève, Droz, 2010.
[7] Voir Christine MARCANDIER, Crimes de sang et scènes capitales, Paris, PUF, 1998. 
[8] Pierre BARBERIS, Le Monde de Balzac [1973], Paris, Kimé, 2000, p. 349.
[9] Sur ce point, voir Pierre LAFORGUE, L’Eros romantique : représentations de l’amour en 1830, Paris, PUF, 1998 ; Michael Lucey, Les Ratés de la famille. Balzac et les formes sociales de la sexualité, Paris, Fayard, 2008.
[10] Voir Amélie de Chaisemartin, La Caractérisation des personnages sous la monarchie de Juillet. Créer des types, Paris, Classiques Garnier, 2019.
[11] Sur ces types, nous renvoyons aux travaux d’Émilie Pézard, « Transformations du roman noir à l’époque romantique : le règne nouveau des admirables scélérats », Romanesques, 2018, p. 249-266, d’Éléonore Reverzy et Agnese Silvestri (dir.), Balzac et l’imaginaire du brigandage, Paris, Classiques Garnier, 2023 et de Lauren Bentolila, Le Corps criminel dans le roman balzacien, Paris, Classiques Garnier, 2025
[12] Voir Marie-Agathe Tilliette, Figures de marginaux dans le roman historique européen (1814-1836), Paris, Classiques Garnier, 2023.
[13] Sur la physiognomonie, voir Régine Borderie, Balzac, peintre de corps, Paris, SÉDÈS, 2002.
[14] Voir Erving Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
[15] Voir les articles de Pierre Laforgue et d’Andrea Del Lungo dans Balzac géographe : Territoires, dir. par Philippe Dufour et Nicole Mozet, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2004.
[16] Voir Albert Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, A. Colin, 1995.
[17] Voir La Messe de l’athée : « Ayez mal à la tête, vous passerez pour fou. Ayez de la vivacité, vous serez insociable. » (III, 396)
[18] Voir Béatrix « L’éclat de sa chute n’était pas nécessaire, elle n’eût rien été sans ce tapage, elle l’a fait froidement pour se donner un rôle, elle est de ces femmes qui préfèrent l’éclat d’une faute à la tranquillité du bonheur, elles insultent la société pour en obtenir la fatale aumône d’une médisance, elles veulent faire parler d’elles à tout prix. » (II, 827)
[19] Sur la polyphonie et l’ironie balzaciennes, voir Éric Bordas, Balzac, discours et détours. Pour une stylistique de l’énonciation balzacienne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1997 ; Éric Bordas (dir.), Ironies balzaciennes, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003.
[20] Voir Andrea Del Lungo et Pierre Glaudes (dir.), Balzac, l’invention de la sociologie, Paris, Classiques Garnier, 2019.
[21] Voir Léo Mazet, « Récit(s) dans le récit : l’échange du récit chez Balzac », L’Année balzacienne, 1976, p. 129-161.
[22] Voir la lecture de La Recherche de l’Absolu par Michel Foucault, Folie, langage, littérature, Paris, Vrin, 2019.
[23] Voir Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1976.