
Dire et penser la marginalité au Moyen Âge (Jeunes Chercheur·euses Médiévistes, Fribourg, Suisse)
« Dire et penser la marginalité au Moyen Âge »
Université de Fribourg (CH), les 12 & 13 mars 2026
Les traditionnelles Journées d’études organisées par les Jeunes Chercheur·euses Médiévistes (JCM) se tiendront cette année les 12 et 13 mars 2026 à l’Université de Fribourg en Suisse. Selon une perspective interdisciplinaire, elles seront consacrées au thème de la marginalité au Moyen Âge.
En français, le terme marge a pour sens premier « bord, bordure d’une chose (en général) » (dès 1125), avant de prendre au xiiie siècle le sens particulier « blanc qui est autour d’un côté d’une page écrite » (FEW 6 : 334a) et enfin au xve, sous forme adjectivale, « ce qui est situé dans la marge d’une page » (FEW 6 : 335a). Le terme marginalité, quant à lui, est un dérivé de marginal créé dans la seconde moitié du xxe siècle (v. 1965) afin de véhiculer d’autres idées, notamment celle d’anomalie sociale (DHLF, sv marginal, ale, aux). Ce constat terminologique invite à s’interroger sur un phénomène complexe dont la réalité demeure nébuleuse. Mendiants, prostituées, lépreux, béguines et vagabonds etc. composent une population difficile à définir, à la fois dépendante et exclue du reste de la société ; elle se situe aux marges de certaines normes sociales : mais de quelles normes et formes de marginalité parle-t-on exactement ? Comment peut-on mobiliser cette notion moderne, consciemment anachronique, à l’étude de la période médiévale ?
Marges sociales
Pour tenter de répondre à ces questionnements, nous souhaiterions, dans un premier temps, nous pencher sur les marges sociales. On peut s’intéresser à la place et au statut des corps souffrants ou « différents » (Delattre 2018), tels que les lépreux et les handicapés, dans les sociétés médiévales. Peuvent également être concernés les individus marginalisés en raison de leur religion ou de leur profession. Plusieurs corps de métier sont alors réputés vils ou dépréciés : par exemple ceux liés au nettoyage (balayeurs, blanchisseuses) ; ceux en contact avec le sang (bouchers, chirurgiens, croque-morts etc…) ; ou encore les activités jugées moralement répréhensibles (prostituées, acteurs, usuriers, prêteurs) (Zaremska 2004 : 639-640). De même, les pratiques religieuses, les rites et les cultes peuvent contribuer à des effets de marginalisation, de communautarisme voire d’affrontements ou à l’inverse, favoriser une mixité (Montesano 2021 : 17). Comment la croyance et la pratique religieuses étaient-elle abordées dans la sphère littéraire ? Si les écrits des théologiens chrétiens ont une tendance plutôt adversative et marginalisante vis à vis de l'altérité religieuse, il existe cependant des preuves de tolérance et d’inclusivité, comme en témoigne, pour ne citer qu’elle, la célèbre novella I, 3 du Decamerone de Boccacio.
Le phénomène de marginalisation peut être lié au genre social des individus (Klapisch-Zuber 2004). Des études récentes ont mis en évidence la potentielle émancipation des femmes, que ce soit par l’exemple des béguines ou encore des femmes autrices (Bartoli, Manzoli, Tonelli 2023 ; Bartoli, Garbini, Manzoli 2024 et Howes 2024). Les femmes sont exclues d’un grand nombre d’espaces masculins, et mettent en place différents subterfuges genrés pour les intégrer et sortir de la marge, tel que le cross-dressing de certain·es saint·es (Maillet 2020) ou l’écriture « masculinisante » pratiquée par les trobairitz (LeNan 2021). Le point commun de ces stratégies est le camouflage de leur identité sociale féminine en une performativité masculine qui les fait « devenir des hommes » aux yeux de la société. Les hommes aussi peuvent être exclus socialement. Certaines catégories d’hommes s’écartant trop des normes de la masculinité hégémonique en vigueur (McNamara 1994) se retrouvent exclus, par exemple les « efféminés » ou les « sodomites » (Mills 2012). Selon leur catégorie sociale, les hommes sont alors tenus de correspondre à une masculinité codifiée pour ne pas être marginalisés. Comment les sources nous renseignent-elles sur les stratégies adoptées par celles et ceux qui s’écartent de ces normes ?
Espaces de la marge
La marge a ceci de particulier qu’elle est tout à la fois incluse dans et exclue de l’objet qu’elle circonscrit. Nous aimerions nous demander de quelle manière cet espace de seuil fait office d’intermédiaire entre une œuvre, un lieu, un objet et le reste du monde. Se pose également la question de savoir dans quelle mesure son positionnement spatial – en marge, en périphérie – se fait le reflet du sens ou de la valeur accordées aux éléments marginaux, qu’ils s’agissent de groupes sociaux, d’objets, de lieux ou d’artefacts (Camille 1992).
Par ailleurs, on peut lire les discriminations exercées envers des populations marginalisées par le biais de l’urbanisme. Les prostituées comme les lépreux constituent un exemple concret de groupes sociaux qui sont à la fois exclus et inclus dans l’espace et la société urbaine. Les prostituées sont soit forcées de vivre extramuros, soit confinées dans des maisons closes intramuros ; les deux situations pouvant coexister (Roby 2016 : 136–137). Également installées extramuros pour des raisons sanitaires, les léproseries bénéficient de cette situation qui leur permet de demeurer malgré tout en contact avec la population urbaine : elles profitent des nombreuses transactions commerciales qui s’y déroulent ainsi que de l’aumône des passants, lesquels considèrent les lépreux comme des intermédiaires privilégiés dans l’obtention du Salut (Brenner 2010, Le Blévec 2008).
Aux confins d’une principauté ou d’un royaume tant en Occident que dans l’Orient latin, les lignages nobles installés dans les marches sont un bel exemple de la tension entre opportunités et contraintes. La « noblesse des marches » se trouvent ainsi prise dans les enjeux du contrôle territorial, entre la fidélité au prince ou la multiplication des relations, la recherche d’une autonomie dynastique ou la nécessité de s’assimiler au contexte politique et culturel (Paviot&alii 2017, Chevalier&Ortega 2017). En outre, si les remparts, fortifications et frontières servent à défendre les espaces circonscrits, ils ont également pour effet de cartographier certaines conceptions sociales (Frontières 2021). Il en va de même de la perception des confins du monde. En prenant à témoin des récits de voyage tels que Le livre de Jean de Mandeville ou plus tardivement Le devisement du monde de Marco Polo, mais aussi les représentations visuelles du monde (par ex. celle de la rosace de la Cathédrale de Lausanne, datée du xiiie s.), on peut observer la relation qu’entretenaient les médiévaux avec l’altérité et l’inconnu (Girinon&Lejosne 2024, Josserand&Jerzy 2017).
Un autre espace marginal est celui que l’on trouve dans le codex. Les marginalia des manuscrits enluminés des xiiie-xve s., qui présentent souvent des êtres, scènes ou objets fantasques et parfois obscènes (Wirth 2008) sont, comme tout artefact médiéval, attachés à leur environnement d’apparition. Leur étude permet de mettre en lumière l’interaction entre l’objet et sa périphérie. Nous proposons deux angles d’approche – non-exhaustifs – de cette relation. Les espaces liminaux – marges et bordures – peuvent s’étudier au prisme de l’ornementation esthétique, de l’ornatus (Bonne 1996). On peut également considérer les éléments cohabitant en marge du texte dans le codex sous l’angle narratologique du paratexte (Brown-Grant et al. 2019, Stout 2021). Par ailleurs, si les gloses semblent exclues du texte, elles peuvent cependant interagir avec celui-ci, comme le révèle l’exemple de la transmission textuelle des Eschés amoureux et son commentaire en prose par Évrart de Conty, Livre des eschez amoureux moralisés (Mussou 2006).
Les interstices comme marge
Il est possible d’envisager la marge en tant qu’entre-deux, inscrit dans les interstices d’un ensemble homogène, sans pour autant qu’elle constitue une altérité radicale et marquée. Selon Foucault, c’est dans une hiérarchisation générale de l’espace selon de multiples critères – sacré/profane, ouvert/fermé, urbain/campagnard, céleste/terrestre – que se manifeste la conception médiévale de l’espace localisé (Foucault 1967). Or cette hiérarchisation crée des entrecroisements et suscite des « espaces autres » que l’on pourrait qualifier de marginaux, et qu’il nomme ‘hétérotopies’ (cimetières, théâtres, jardins, bibliothèques, casernes, foires, harems).
Certains groupes se forment également au-delà de l’espace, dans un non-lieu mouvant, que l’on pense aux troupes de routiers, aux armées en campagne, aux marchands et artistes ambulants ou aux groupes de pèlerins formant des communautés qui sortent des structures et créent leurs propres espaces. Mais l’interstice est aussi, dans les zones urbanisées, un lieu toléré quoique non reconnu – bords des routes, théâtres ambulants, roulottes de chirurgiens, podiums de prédicateurs, etc. –, où la présence marginale échappe aux logiques officielles tout en s’inscrivant dans les dynamiques sociétales (Lefebvre 1974). Il peut également constituer le terrain de la résistance face aux structures en place : dans ce cas, l’interstice n’est pas subi mais bel et bien approprié. C’est le cas par exemple des communautés religieuses qualifiées de dissidentes (Vaudois, Dolciniens, Parfaits, Hussites, etc.) qui prônèrent des modes de vie alternatifs.
L’interstice peut avoir une fonction identitaire lorsqu’il désigne les conditions de celles et ceux qui n’appartiennent pas totalement à un monde, ni à un autre (migrants, métis, minorités de genre ou religieuse, esclaves), qu’il soit forcé (ghetto, casernes), organisé (quartiers de corporations) ou organique (communautés ethniques ou religieuses ; Conesa Soriano & Pilorget 2016). A l’inverse, il peut permettre la désindividualisation et constituer ainsi ce qu’Augé a défini comme un « Non-Lieu » (Augé 1992). Ces espaces interstitiels peuvent également être des catalyseurs de rencontre et d’hybridité culturelle – Third Space – permettant aux identités de se réinventer en marge des dualismes (Bhabha 1994). Ils sont alors des lieux de production et d’innovation, et font office de laboratoire d’expérimentations sociales, culturelles et politiques. L’interstitiel, si puissant dans la philosophie de Deleuze (1995), est un espace de génération et de création privilégié. En ce sens, la littérature et l’art incarnent ce déplacement, ou pour le dire avec Blanchot, « dépasse[nt] le lieu et le moment actuels pour se placer à la périphérie du monde » (1997 : 326).
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Pour ces journées d’études, les JCM vous proposent d’explorer un ou plusieurs aspects des marges et de la conception de la marginalité au Moyen Âge et de venir confronter vos recherches à d’autres, dans une perspective interdisciplinaire. Les présentations dureront une vingtaine de minutes, avec un intérêt tout particulier pour l’inclusivité linguistique. Ainsi, un support PowerPoint bilingue (langue de présentation + autre langue parmi le français, l’allemand, l’italien et l’anglais) vous sera demandé.
Nous invitons tous·tes les jeunes chercheur·ses médiévistes à nous faire parvenir leur proposition de contribution d’environ une page, accompagnée de renseignements pratiques (titre du dernier diplôme obtenu, institution de rattachement, domaine de recherche) en format Word, d’ici au 15 novembre 2025 à l’adresse suivante : jcm.unifr@gmail.com