
« De l’autre côté du miroir ». L'envers du réel dans les textes narratifs contemporains (à partir de 1980) de langue française (Caen)
Journée d’étude
« De l’autre côté du miroir »
L’envers du réel dans les textes narratifs contemporains (à partir de 1980) de langue française
Université de Caen Normandie, 1er avril 2026
« Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin » (épigraphe du chapitre XIII du Livre I du Rouge et le Noir, citation attribuée par Stendhal à Saint-Réal). La notion de mimèsis est toute comprise dans la métaphore stendhalienne, qui fait du roman le miroir du réel. L’opération mimétique, par laquelle une œuvre d’art représente le réel, est l’un des objets de la poétique, d’Aristote à nos jours. Pourtant, elle évolue jusqu’à être considérée comme impossible par la critique structuraliste et les dernières avant-gardes, qui, des années 1950 à la fin des années 1970, tiennent à distance le réel et envisagent la littérature comme un système en miroir de lui-même, ne pouvant échapper à la clôture du langage.
Cette parenthèse semble s’être refermée au début des années 1980 et la littérature contemporaine se fait de nouveau « transitive », pour reprendre le terme de Dominique Viart qui tend à rendre compte du « désir d’écrire autour du sujet, du réel, de la mémoire historique ou personnelle » (La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, p. 14). Dès lors, elle admet de nouvelles formes pour déployer les rapports entretenus par l’écrivain à la réalité vécue. La multiplicité des écritures de soi (l’« autofiction » de Serge Doubrovsky, l’« autobiographie impersonnelle » d’Annie Ernaux…) élargit le spectre de l’autobiographie. Les « littératures de terrain » (titre du numéro 18 de la revue Fixxion) et les récits dont la matérialité linguistique cherche à exprimer certaines réalités sociales, et notamment socio-professionnelles (L’Excès l’usine de Leslie Kaplan, Sortie d’usine de François Bon), vont jusqu’à exploiter le fait divers (L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, Claustria de Régis Jauffret) ou les formes du documentaire et de l’enquête (Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas). Le récit de filiation (L’Orphelin de Pierre Bergounioux, Vies minuscules de Pierre Michon) et les fictions biographiques (Terrasse à Rome de Pascal Quignard) s’affirment par ailleurs comme des genres nouveaux et l’écriture de l’Histoire (La Compagnie des spectres de Lydie Salvayre, Dora Bruder de Patrick Modiano) réinvestit très largement la fiction.
Depuis les années 1980 donc, la critique littéraire a identifié dans les textes narratifs une nette tendance au retour au réel et à l’introspection. Mais qu’en est-il de ceux qui résistent à ce nouveau réalisme largement tourné vers l’exploration de l’intime ? Quelles formes prend cette résistance ? L’objet de cette journée est précisément d’analyser le refus, la critique ou la subversion du modèle réaliste dans les œuvres narratives contemporaines de langue française et d’explorer les territoires de l’imaginaire échappant aux lois du réel et de ses représentations. Sans que cette liste soit restrictive, les chercheurs sont invités à s’interroger sur :
- Les ripostes ludiques ou ironiques à un héritage réaliste érigé en repoussoir.
Le ton satirique de Lydie Salvayre (La Puissance des mouches, Rêver debout, Irréfutable essai de successologie, La Conférence de Cintegabelle), l’humour d’Éric Chevillard (Du caoutchouc décidément, Au Plafond, Défense de Prosper Brouillon, L’Autofictif), les textes burlesques voire grotesques de Roland Topor (Café Panique, Vaches noires), etc. nous invitent à nous poser les questions suivantes : quelles tonalités sont investies pour exprimer la mise en question, le non-consentement aux lois de la physique et aux conventions sociales, morales ou idéologiques ? Quelles réalités sont refusées, sur quel ton et dans quel cadre ? Quels styles conventionnels, expressions stéréotypées ou langages châtiés s’en trouvent retournés ?
- Les dispositifs formels et énonciatifs mis en place pour manifester une discordance entre texte et réel.
Entre les textes brefs de L’Enseignement du second degré d’Éric Meunié (qui s’épuise en 226 torsions obsessionnelles d’un fait divers paru dans Libération en 1983 et fait de la phrase le lieu où refuser tout récit d’un réel inacceptable), la langue de Céline Minard, qui laisse s’entrechoquer les tours d’un français ancien et l’énergie du manga dans Bastard Battle ou encore l’œuvre entière d’Antoine Volodine qui fictionnalise même l’extra-textuel (l’univers post-exotisme), les transpositions du réel ne se font pas sans distorsion, à l’échelle de la phrase comme à celle de l’œuvre entière. Du minimalisme au maximalisme, de l’économie lexicale à l’hypertrophie linguistique, du ressassement aux énonciations plurielles, croisées ou polymorphes : par quels moyens formels et énonciatifs s’expriment les tensions entre texte et réel ? Quels genres sont repris (la parodie, le pastiche notamment) ou gauchis (le roman, l’autobiographie) pour contester ce néo-paradigme réaliste qui s’applique à l’Histoire, aux fictions et aux récits de soi ? Pensons par exemple à Jean Échenoz qui parodie dans Ravel et Courir la fiction biographique ou explore dans Un an les modalités du roman réaliste, à Pascal Fioretto qui pastiche dans Et si c’était niais des textes contemporains ou même à Pierre Michon qui rend comique l’autofiction dans J’écris l’Illiade.
- Le goût pour les curiosités, le retour de l’invention, la place de l’imaginaire.
Quels mondes invisibles (celui des plantes, dans Herbes et golems de Manuela Draeger, Ruines-de-Romes de Pierre Senges, celui des animaux, dans Zoophile contant fleurette de Pierre Senges, Anima de Wajdi Mouawad…), quelles autres approches de la réalité (La Traversée de l’Afrique, Sang de chien d’Eugène Savitzkaya, Dondog, Bardo or not Bardo d’Antoine Volodine…) ces textes invitent-ils à imaginer ? Quels mondes intérieurs (ceux de la psyché et du rêve dans Univers, Univers de Régis Jauffret, Anima motrix d’Arno Bertina…) explorent-ils ? Quelles créatures d’encre (Palafox d’Éric Chevillard…), quels écosystèmes de papier font du texte une matière vivante, un vivier pour les fables, contes, et autres histoires ? Que dévoilent ces mondes concurrentiels, étranges ou radicalement différents, sur notre histoire, notre humanité (La Hache et le violon d’Alain Fleischer, Tout casse de Bernard Lamarche-Vadel…) ? Quels textes vont jusqu’à se laisser happer par le merveilleux, le surnaturel, le spectral, le fantastique (La Femme changée en bûche, Un temps de saison, La Sorcière de Marie Ndiaye) ? Quels autres côtoient la science-fiction, les mondes d’après, les dystopies, la fantasie (les romans d’Alain Damasio, Plasmas de Céline Minard, Défaites des maîtres et possesseurs de Vincent Messager, Les Echappées de Lucie Taïeb...), cherchant la « littérature fusion », où tout serait possible « à condition que l’écriture, le style, le traitement des idées [lui] assurent […] un pouvoir révolutionnaire » (Philippe Curval, « Appellation d'origine incontrôlée ») ?
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La journée d’étude accueillera des communications concernant la littérature contemporaine (à partir de 1980) de langue française sans restriction d’aire géographique.
Les propositions de communication (environ une demi-page, accompagnée d’une brève bio-bibliographie) sont à envoyer à l’adresse mail delautrecotedumiroirlitt@gmail.com pour le 1er décembre 2025.
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Comité d’organisation :
Pauline Adeline (doctorante contractuelle, Université de Caen Normandie, LASLAR [Lettres Arts du Spectacle LAngues Romanes]), Lorenzo Piera Martin (Profesor Ayudante, Université de Salamanque, Groupe ILICIA [Inscripciones Literarias de la Ciencia]).
Comité scientifique :
- Pauline Adeline (Doctorante contractuelle, Université de Caen Normandie, LASLAR)
- Amelia Gamoneda Lanza (Profesora Titular, Université de Salamanque, Groupe ILICIA)
- Carmen García Cela (Profesora Titular, Université de Salamanque, Groupe ELYP [Estudios de Literatura y Pensamiento])
- Marie Hartmann (Maîtresse de conférences HDR, Université de Caen Normandie, LASLAR)
- Sylvie Loignon (Professeure, Université de Pau et des Pays de l’Adour, ALTER [Arts/Langages : Transitions et Relations])
- Lorenzo Piera Martin (Profesor Ayudante, Université de Salamanque, Groupe ILICIA)
- Candela Salgado Ivanich (Profesora Ayudante, Université de Salamanque, Groupe ILICIA).
- Cécile Yapaudjian-Labat (Professeure, Université de Saint-Étienne, ECLLA [Études du Contemporain en Littératures, Langues, Arts])
Bibliographie indicative (non exhaustive) :
Ouvrages généraux
- BLANCKEMAN, Bruno, DAMBRE, Marc, MURA-BRUNEL, Aline (dir.), Le Roman français au tournant du XXIème siècle, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, 590 p. (voir notamment : BERTHELOT, Francis, « Les fictions transgressives », pp. 349-357).
- BLANCKEMAN, Bruno, HAVERCROFT, Barbara (dir.), Narrations d’un nouveau siècle, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2013, 324 p. (voir notamment le panorama critique de la première décennie du XXème siècle : ROCHE, Anne, « Lignes occupées », pp. 17-28).
- MILLOIS, Jean-Christophe, BLANCKEMAN, Bruno (dir.), Le roman français aujourd'hui. Transformations, perceptions, mythologies, Paris, Éditions Prétexte, 2004, 123 p.
- TADIÉ, Jean-Yves, CERQUIGLINI, Blanche, Le roman d’hier à demain, Paris, Gallimard, coll. « Hors série Connaissance », 2012, 464 p.
- VIART, Dominique, VERCIER, Bruno, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, 511 p. (voir notamment les chapitres « Le roman "impassible" et ludique » (pp. 384-396) et « Malaises du roman » (pp. 397-407)).
Les écritures du réel
- Collectif d’auteurs contemporains, Devenirs du roman, vol.2, Écritures et matériaux, Paris, Éditions Inculte, coll. « Essais », 2014, 345 p.
- BURGELIN, Claude, GRELL, Isabelle, ROCHE, Roger-Yves (dir.), Autofiction(s), Lyon, Presses universitaire de Lyon, 2010, 536 p.
- DION, Robert, Des fictions sans fiction ou le partage du réel, Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2018, 224 p.
- GEFEN, Alexandre (dir.), Territoires de la non-fiction. Cartographie d’un genre émergent, Brill, Leyde, 2020, 377 p.
- JAMES, Alison, VIART, Dominique (dir.), « Littératures de terrain », in : Fixxion, no 18, juin 2019.
- LARROUX, Guy, Et moi avec eux. Récit de filiation contemporain, Chêne-Bourg, La Baconnière, coll. « Nouvelle collection Langages », 2020, 230 p.
- RUBINO, Gianfranco, VIART, Dominique (dir.), Écrire le présent, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2013, 256 p.
- RUBINO, Gianfranco, VIART, Dominique (dir.), Le Roman français contemporain face à l’Histoire : thèmes et formes, Rome, Quodlibet, 2015, 528 p.
D’autres représentations
- BERTHELOT, Francis, Bibliothèque de l’Entre-Mondes, Paris, Gallimard, coll. « Folio SF », 2005, 336 p.
- BLANCKEMAN, Bruno, Les Fictions singulières, étude sur le roman français contemporain, Sainte-Geneviève-des-Bois, Prétexte éditeur, 2002, 172 p.
- BLANCKEMAN, Bruno, Les Récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, 224 p.
- CURVAL, Philippe, « Appellation d'origine incontrôlée », URL : https://www.quarante-deux.org/archives/curval/divers/Appellation_d%27origine_incontrolee/ [consulté le 05/09/2025].
- DONNAREIX, Anne-Sophie, Puissances de l’ombre. Le surnaturel du roman contemporain, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2022, 358 p.
- JOURDE, Pierre, Empailler le toréador. L’incongru dans la littérature française de Charles Nodier à Éric Chevillard, Saint-Denis, José Corti, coll. « Les Essais », 1999, 352 p.
- SAMOYAULT, Tiphaine, Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999, 199 p.