
Habiter les marges. Espaces de résistance dans le champ de la création contemporaine (Saint-Étienne)
Habiter les marges. Espaces de résistance dans le champ de la création contemporaine
Journée d’étude organisée par Rodolphe Olcèse (laboratoire ECLLA – Université de Saint-Etienne) et Manon Constant (laboratoire ACCRA – Université de Strasbourg)
Appel à communications
L’acte de création ne commence-t-il pas toujours par habiter les marges ? L’expérimentation plastique suppose en effet un temps qui lui soit dédié. Dans l’Antiquité romaine, l’otium désigne le temps du loisir studieux, une retraite du quotidien et des affaires permettant une disponibilité d’esprit nécessaire à l’exercice de la pensée. Il n’est pas pour autant un temps de pur divertissement puisqu’il n’exclut pas un certain travail. Dans sa tentative de définition du « loisir[1] », Philippe Coulangeon constate que les activités qui relevaient jadis de l’otium rejoignent désormais le champ du travail : « philosophe » ou « artiste » sont en effet parfois pratiqués comme des métiers dans les sociétés contemporaines. Aussi le sociologue se demande avec Adeline Daumard, si de nos jours l'opposition n'est pas tant « entre travail et loisir, activité et oisiveté, qu'entre stérilité et création, satisfaction de la tâche accomplie et amertume quand l'effort paraît vain[2] ». Ainsi l’acte de création s’oppose aux activités quotidiennes qui ne trouvent aucun sens hors d’une logique économique de l’existence et détériorent nos capacités d’attention au monde. L’artiste est alors celui ou celle qui adopte une posture marginale en faisant un pas de côté par rapport au flux continu du quotidien. L’expérience esthétique requiert une attention singulière au monde, une disponibilité à l’ « ici et maintenant » que l’écrivain et cinéaste Mathieu Riboulet exprime en ces termes : « Je suis ici, et dans la lumière, le vent, les pierres, le sable et les odeurs d’ici je tiens le monde, le monde m’appartient, et tout voyage est inutile, toute étrangeté annulée de n’être rien que ma propre étrangeté. Le monde, sans revers et sans gloire, mais le monde[3] ». L’artiste adopte donc l’attitude marginale d’habiter le monde dans un pur acte de présence.
Au-delà de cette posture particulière inhérente à son travail, l’artiste peut aussi initier un mouvement vers les êtres vivants, humains et non-humains, relégués en marge de la vie sociale et économique, voire en marge de considérations éthiques. Les personnes victimes de discrimination, les vivants non-humains ou les défunts — formes d’êtres en apparence radicalement différentes — partagent une impossibilité à entrer pleinement dans le champ culturel, à participer au déploiement de la culture dominante. Les artistes, qui justement repensent et remodèlent incessamment les habitudes et les normes culturelles, peuvent s’engager à la rencontre de modes d’existence considérés comme marginaux. En imaginant des interactions sur un mode conversationnel avec des animaux ou des végétaux, en pensant la manière dont les défunts continuent à nous émouvoir et à orienter nos actions[4], ou en portant depuis les EHPAD la parole des aînés par exemple, certains artistes donnent à entendre les récits d’êtres en marge lorsqu’ils sont en incapacité de les dire par eux-mêmes. Le phénomène de marginalisation — qui cantonne certaines formes d’existence à des espaces imposés de l’extérieur, limités et limitant — crée des lieux caractéristiques de la marge (les squats, les prisons ou les hôpitaux par exemple). L’artiste qui y travaille agit alors en intermédiaire discret, s’employant à déconstruire cette dichotomie entre centre et périphéries, entre la norme et les marges.
La marge peut aussi faire l’objet d’un investissement volontaire. Certains lieux et les êtres qui les habitent se revendiquent de la marge en ce qu’ils résistent à la standardisation, à la capitalisation, aux rapports de domination et d’emprise économique qui définissent nos modes d’existence contemporains. Il existe alors une sorte de réciprocité, un mécanisme de co-existence, entre les lieux en marge et les personnes qui les investissent. Certains lieux conservent de fait une dimension « hors système » ou de soustraction au « contrôle », des inconnues qui empêchent de les assimiler complètement. Prenons l’exemple de la forêt qui, bien qu’elle n’ait pas échappé à l’exploitation industrielle, conserve une part d’insaisissable et d’indicible. C’est vers ces espaces où d’autres fonctionnements sont possibles que certains choisissent de se tourner pour fréquenter le monde en dehors des chemins traditionnels. À l’inverse, n’importe quel lieu peut devenir une marge lorsque des communautés combattant l’hégémonie du paradigme occidental moderne et ses effets destructeurs s’y rassemblent. Pensons alors autant aux ZAD qu’au mythique Café de Flore ou au bar « queerfeministranslesbien » La Mutinerie à Paris.
Cette journée d’étude s’intéressera aux manières dont les artistes rejoignent les marges pour explorer les visions du monde singulières qui s’y déploient. Comment les phénomènes de marginalisation créent-ils des espaces propices à la création et à l’émergence de pensées non-conformistes ? Comment les artistes dénoncent-ils la façon dont sont réduits au silence ceux dont les modes d’existence remettent en cause nos manières contemporaines d’habiter le monde ? Comment participent-ils à visibiliser les discours marginaux ? Depuis quels espaces en marge se propagent ces discours, et quel est le potentiel artistique de ces lieux ? Les existences en marge peuvent ainsi constituer un motif plastique à part entière, particulièrement pour les médiums susceptibles d’intégrer une dimension documentaire aux processus de production (cinéma, photographie, littérature, etc.) ; mais elles peuvent aussi devenir partie prenante des processus de fabrication et d’invention formelle, dans des démarches dites de cocréation qui cherchent à mettre le commun au cœur de leurs expérimentations plastiques. Outre ces formes possibles de partenariat entre l’artiste et autrui, il est bien sûr des artistes directement concernés par des formes de marginalisation, dont il convient également d’entendre les récits. Comment des existences menées en marge des instances de légitimation sociale font-elles le récit de leur propre vécu ? Et comment peuvent-elles contribuer à l’invention de nouvelles manières de faire société ?
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Cette journée d’étude aura lieu le vendredi 10 avril 2026 à l'université Jean Monnet Saint-Etienne.
Les propositions de communication de 2500 signes environ seront accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique. Elles seront envoyées avant le 15 décembre par e-mail aux adresses suivantes : rodolphe.olcese@univ-st-etienne.fr et manon.constant@univ-st-etienne.fr
Les notifications d’acception seront communiquées courant février 2026.
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Bibliographie indicative
AÏT-TOUATI Frédérique, ARENES Alexandra, GREGOIRE Axelle, Terra forma : manuel de cartographies potentielles, Paris, Éditions B42, 2019
BUTLER Judith, Trouble dans le genre – Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte Poche, 2006
MAUVAISE TROUPE (Collectif), Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, Paris, Éditions de l’éclat, 2014.
DESPRET Vinciane, Au bonheur des morts – Récits de ceux qui restent, Paris, La Découverte, 2015
ERIBON Didier, La Société comme verdict – Classes, identités, trajectoires, Paris, Fayard, 2013
FEDERICI Silvia, Une guerre mondiale contre les femmes – Des chasses aux sorcières au féminicide, Paris, La fabrique Éditions, 2021
HARAWAY Donna, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020
LOWENHAUPT TSING Anna, Le Champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017
MACÉ Marielle, Nos Cabanes, Lagrasse, Éditions Verdier, Collection La petite jaune, 2019
NEVEUX Olivier, Contre le théâtre politique, Paris, La fabrique Éditions, 2019
PIERRON Jean-Philippe, Pour une insurrection des sens. Danser, chanter, jouer pour prendre soin du monde, Paris, Acte Sud, 2023
PIGNARRE Philippe et STENGERS Isabelle, La Sorcellerie capitaliste – Pratiques de désenvoûtement, Paris, Éditions La Découverte, 2007
ROUSSEAU Juliette, Péquenaude, Paris, Cambourakis, 2024
STARHAWK, Rêver l’obscur : Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2021
THOREAU Henri-David, Walden ou la vie dans les bois, Paris, Albin Michel, 2017
[1] Philippe Coulangeon, « LOISIRS », in Encyclopædia Universalis [en ligne], disponible sur : https://www.universalisedu.com/encyclopedie/loisirs/ (consulté le 5 juillet 2025)
[2] Adeline Daumard, « L'Oisiveté aristocratique et bourgeoise en France au XIXe siècle : privilège ou malédiction ? » in Oisiveté et loisirs dans les sociétés occidentales au XIXe siècle, Abbeville, F.Paillart, 1983
[3] Mathieu Riboulet, Nous campons sur les rives, Lagrasse, Éditions Verdier, 2018
[4] Cf Vinciane Despret, Au bonheur des morts – Récits de ceux qui restent, Paris, La Découverte, 2015