
Journée d’études interdisciplinaire
Esthétique de la ruine : imaginaire du déclin
Lille, 27 mars 2026
“Il lui a fallu à lui le temps nécessaire pour remettre sur pied sa villa en ruines, pour reconstituer ses terres dévastées. Eh bien, il m'a fallu à moi aussi quatre mois pour me reconstruire pierre après pierre” (Luigi Pirandello, Comme tu me veux [1930], Besançon, les Solitaires intempestifs, 2021.)
Dans Comme tu me veux, Pirandello présente le portrait de “L’inconnue”, un personnage énigmatique que Bruno reconnait comme étant sa femme Lucia disparue durant la guerre, alors qu’elle-même ne sait pas qui elle est. Comme tu me veux est le parcours de reconstruction symbolique de l’identité de cette inconnue, au milieu de la villa italienne sortie des cendres et refaite à l’identique dans l’espoir vain que tout redevienne comme avant. La ruine est ici perçue comme quelque chose à reconstruire absolument, elle manifeste un échec et rend visible un traumatisme que les personnages préfèreraient enfouir. Mais la destruction de la maison tout comme sa reconstruction mettent surtout en évidence le temps qui passe. Les ruines manifestent le passage inéluctable du temps au travers de l'effondrement progressif des lieux, des murs, des tours, et de la lutte des hommes pour sans cesse les relever.
La ruine peut également être perçue comme lieu de méditation, propre à un retour sur soi. Cette puissante force incitatrice semble posséder quelque chose d’universel, et se retrouve dans tous les médiums artistiques et littéraires à partir de la période romantique européenne, alors que la grande idée du Progrès soulève émules et réactions à travers le XIXème siècle. C’est ce que l’on perçoit chez des peintres tel qu’Arnold Böcklin et sa fameuse lle des morts, mais également chez Hubert Robert. Pour ce dernier, la ruine célèbre le passé et confronte le spectateur à la beauté d’un temps révolu où interviennent des personnages plus contemporains. Chez Böcklin, le ruine se rapproche davantage de celle imaginée dans les textes gothiques anglais : elle paraît dissimuler une forme de surnaturel, l’atmosphère y est plus sombre, plus pesante, le regret y règne. Chez d’autres artistes plus romantiques encore, tels que Caspar David Friedrich ou Wilhelm Steuerwaldt, la ruine est une consécration du passé comme idéal enviable, dont la relique, même outragée par le temps, demeure plus porteuse de sens et admirable que toute chose présente. Dans ce cas-ci, la ruine veut symboliser tout ce que le monde d’avant, dont elle faisait partie, possédait de plus élevé, de plus haut, à présent irrémédiablement perdu. Aussi la ruine romantique sert-elle de rappel constant que le monde n’avait jamais été ainsi qu’il est de nos jours, qu’il ne le sera plus jamais, que ceci vaut pour chaque époque, et que tout décline. La ruine, en fin de compte, est plus que tout autre chose le vaisseau d’un esprit, le spectre d’une ère révolue, qui en elle-même et par elle-même porte l’idée de Déclin.
Représenter la ruine n’est pas uniquement un travail de réalisme en ce qui concerne l’esthétique. S’il s’agit souvent de montrer ce qui est (Frederic Edwin Church, Le Parthénon) pour faire écho à une gloire passée, des artistes prennent l’idée de la ruine pour la détourner, notamment dans des œuvres plus contemporaines. Dans sa reprise de Salammbô de Flaubert, Druillet représente Carthage comme un empire galactique sur le déclin. Dans Gormenghast, Peake présente l’immense château des Groan, ruine titanesque qui écrase et étouffe ses habitants décatis, perdus au milieu d’un monceau de pierres déclinant, vestige de siècles de gloire révolus retombant sur des héritiers infirmes en gravats d’absurde. Paradoxalement, dans certains cas, la ruine est plus vivante que les hommes qui la contemplent et semble imposer un joug à qui la fréquente (En Rade, Huysmans).
De manière symbolique, la ruine désigne autant un bâtiment qui s’effondre que l’impression qu’un monde qui touche à sa fin et qui interroge justement sur la finalité : quelles sont alors les circonstances de cette fin ? Comment en est-on arrivé là ? Quel sens peut-on donner à cette fin ? Sommes-nous voués nous-mêmes à devenir les ruines du futur ? La ruine mène à un questionnement ontologique pour l’homme.
La ruine est la manifestation d’un monde qui n’est plus et peut mener à une forme de désenchantement, tel que défini par Max Weber : par le recul des croyances spirituelles et religieuses au XXe siècle, le monde semble moins “magique”, moins “fantaisiste”. Face aux ruines, c’est l’impression d’un monde inaccessible, parfois glorieux, qui s’impose. La ruine peut être une forme d’abandon de la vitalité, une mort avant l’heure, un refus ou d’une perte de la puissance, un déclin annoncé. Mais l’idée de ruines peut aussi être celle d’un renouveau : tout détruire définitivement pour passer à autre chose ou bien reconstruire à partir de ce qui reste. En contre-point du désenchantement, on peut ainsi signaler l’émergence de l’idée du réenchantement. Souvent mentionné comme une manière de rendre de l’attractivité à des domaines en perte de vitesse, le réenchantement peut en fait être une manière de reconsidérer le monde qui nous entoure : par l’intermédiaire d’un retour au merveilleux, le monde retrouve une symbolique et un sens.
La ruine est ainsi une porte pour l’imaginaire, tant par le retour en arrière que par le réenchantement du présent.
Grands axes :
Le témoin du passage du temps : la ruine se fait vestige, trace, marque d’un passé révolu que les contemporains constatent. Focalisation principale ou simple élément de décor, elle attire l'œil et occupe l’espace pour révéler un rapport au temps long.
L’usure du monde : la ruine comme symbole fondamental d’un Déclin inéluctable, dont les stigmates se perçoivent constamment. Poétique du regret, nostalgie, vacuité du Zeitgeist, de “l’esprit du temps”. La ruine témoigne de l’absurdité sans cesse renouvelée des ères qui passent et des cycles qui se répètent, sans laisser d’autres traces que leurs vestiges.
Le terreau du réenchantement : la ruine fertilise le présent, remet en question la contemporanéité, manifeste la contingence et pousse donc à la réinvention du monde. Passé le constat décliniste, la nécessité de créer émerge : faire du neuf à partir de l’ancien, redonner du sens à ce qui en a perdu.
Tout travail interrogeant conjointement les notions de ruine et déclin au XXe siècle sera fortement apprécié, quel que soit le champ de recherche (littérature, philosophie, peinture, sculpture, architecture, cinéma, bande dessinée…).
Comité d’organisation et comité scientifique :
Grégoire Bréchignac, laboratoire Alithila, université de Lille.
Annabelle Carissimo, laboratoire Alithila, université de Lille.
Modalités et calendrier :
Les propositions de communication (environ 1500 caractères) seront accompagnées d’une brève biobibliographie.
Les propositions sont à envoyer, au plus tard, le 20 novembre 2025 à l’adresse suivante :
gregoire.brechignac.etu@univ-lille.fr
Les communications en français auront une durée de vingt minutes. Un support de présentation audiovisuelle sera mis à la disposition des participants.
Bibliographie indicative :
HABIB, André, L’attrait de la ruine, Crisnée, Yellow now, 2011.
HYPPOLITE, Pierre, [dir.] La Ruine et le geste architectural, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017.
LEVY, Maurice, “Les ruines dans l'art et l'écriture : esthétique et idéologie”, Revue de la Société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Revue de la société des études anglo-américaines, vol. 3, 1981.
LIAROUTZOS, Chantal, et al. Que faire avec les ruines ? : poétique et politique des vestiges : [actes du colloque, Paris, Université Paris-Diderot, 6-8 décembre 2012], Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
LIGHT, Duncan et WATSON, Steve, “The castle imagined ; Emotion and affect in the experience of ruins”, in Divya P. TOLIA-KELLY, Emma WATERTON, Steve WATSON Heritage, Affect and Emotion, Londres, Routledge, 2016.
MUSSET, Alain. “Esthétique Des Ruines Du Futur : Ville, Apocalypse et Science-Fiction” Terrain, vol. 71, 2019.
PAIGE, Nicholas, Permanent Re-Enchantments: On Some Literary Uses of the Supernatural from Early Empiricism to Modern Aesthetics, Stanford, Stanford University Press, 2009
SCHNAPP, Alain, Une histoire universelle des ruines, des origines aux Lumières, Paris, Éditions du Seuil, 2020.
SCOTT, Diane, Ruine : invention d’un objet critique, Paris, Les prairies ordinaires, 2019.