
Le 17 avril 1975, le Cambodge devient le Kampuchea démocratique, le krama, foulard traditionnel, est adopté comme insigne par les Khmers rouges et « le langage de tuerie », comme le dit Duch, directeur du centre d’exécution S.21, oeuvre à la destruction du pays.
L’auteure est psychanalyste, et c’est avec la psychanalyse qu’elle aborde trois questions essentielles : comment la désubjectivation et la déshumanisation ont été agies pendant un peu moins de quatre ans, quels sont les mécanismes et les effets de l’omerta apposée sur ces évènements, effacement qui a empêché jusqu’à il y a peu tout travail de mémoire et d’appropriation de l’histoire, et quelles en sont les conséquences pour le Cambodge actuel.
Ce livre est tout autant un livre de psychanalyse, du fait de l’importance du corpus psychanalytique traversé de façon très précise, qu’un livre qui traite de la question des génocides et des traumatismes engendrés ; à ce titre, il est d’une actualité brûlante, et s’il parle ici du Cambodge, les questions abordées et leurs développements résonnent avec notre actualité, et l’éclairent.
Table des matières
Préface d’Isabelle Morin
Construction de la terreur
I. Détruire, veulent-ils…
II. Clinique de la désubjectivation
III. Clinique de la déshumanisation
IV. Penser le Kampuchea démocratique
Mémoire, morceaux choisis
I. Mémoire collective
II. Mémoire subjective
III. Déchirures
Le réel, lit du Discours Capitaliste
I. Le réel, sans loi et sans ordre
II. Les discours et le réel
III. Le Discours Capitaliste, un discours atypique
IV. De la corruption
L’art, re-présentation
Postface de Marie-Jean Sauret
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Le réel échappe à toute loi, qu’elle soit linguistique, dialectique, mathématique, sociologique… Lacan a donné plusieurs définitions du réel, deux sont contemporaines et semblent utiles dans l’abord du régime khmer rouge. C’est en novembre 1974 que Lacan déclarait dans une interview à la revue Panorama : « Ma réponse à tout cela, c’est que l’homme a toujours su s’adapter au mal. Le seul réel concevable auquel nous ayons accès est précisément celui-ci, il faudra s’en faire une raison[1]. » Et en avril 1976, lorsqu’il déclare : « Je parle du réel comme impossible dans la mesure où je crois justement que le réel […] est, il faut bien le dire, sans loi. Le vrai réel implique l’absence de loi. Le réel n’a pas d’ordre[2]. »
Mais le réel de l’histoire du Cambodge n’est pas celui de l’Allemagne nazie, ni du Rwanda, ni d’aucun pays ayant vécu un génocide ; pour s’approcher du réel du Kampuchea démocratique, il nous faut déplier la construction de la terreur, aborder leur politique de déshumanisation et de désubjectivation en nous attachant particulièrement à ce qui constitue l’humain : le langage. De la lalangue à la chaîne signifiante, le langage a été profondément atteint, mettant à mal aussi bien les repères symboliques du sujet que sa capacité de subjectivation. Atteinte de tout ce qui constitue l’identité et la sphère intime, distorsion du langage qui devient des séries d’énoncés sans énonciation, destruction des institutions sociales, le réel des Khmers rouges est un « retour à l’âge de pierre ».
Vouloir traiter du réel de ce génocide nécessite d’aborder les effets de ce réel sur les sujets ; la conception du corps et le rapport à celui-ci diffèrent de notre conception occidentale mais le nouage symbolico-imaginaire qui enserre le réel du corps, de se dénouer, laisse le sujet confronté à la même déréliction : des vécus de dépersonnalisation, de corps qui échappent, des expériences à la frange de l’humain. L’inhumain surgit, celui du corps réel, celui de la jouissance du sujet, ce réel qui lui est singulier, un inhumain que le sujet se sent devenir, un monstre.
Mais les sujets résistent, et ceci de tout temps et en tout lieu : sous le Kampuchea démocratique, l’humour en tant que confrontation au trou dans le signifiant sera leur outil. Dans le temps de l’après, c’est la question du traitement de ce réel traumatique qui se pose. Après un crime de masse ou un génocide, le travail de mémoire peut commencer dès la chute du régime, ou après un certain temps de latence. Il s’articule avec ce qu’on appelle devoir de mémoire. Au Cambodge, tout le monde s’accorde pour dire que plus de quarante ans après la chute du régime des Khmers rouges, il n’est pas question de devoir de mémoire, tant une omerta semble peser sur ces évènements. Les procès de certains dirigeants Khmers rouges ont permis qu’une parole se libère, que ce silence se lève un peu. Il est important de questionner les processus mémoriels pris en charge par le politique et leurs effets d’appropriation de l’histoire par les sujets, puis les processus de symbolisation, d’inscription et de traitement du réel par le symbolique. L’inscription du sujet dans le langage, la symbolisation primordiale et la constitution de la réalité psychique avec sa capacité mnésique, la division du sujet et la tension entre division et castration sont autant de questions structurales inévitables pour aborder ce que sont la mémoire et le traitement du réel par le symbolique. C’est avec le silence en tant que réel qui objecte à la transmission mais qui fait aussi transmission, que la question des mécanismes qui permettent de se défendre du réel, se révèle particulièrement cruciale : refoulement ou démenti. Le recours à l’art est une des réponses, quelles sont les autres ?
Les témoignages des victimes, mais aussi des acteurs de ce drame nous permettent de saisir les rouages de ce génocide. Et soulèvent de façon aiguë la question de l’intraitable et de ses destins, intraitable de structure qui est, ici, redoublé. La question du trauma est l’occasion de traiter de la qualité du réel qui fait effraction et qui résiste à la symbolisation, de discuter une clinique selon que ce réel ressorte du sexuel ou « de l’extérieur », d’avancer des hypothèses qui tendent à les sérier et à distinguer l’évènement, le trauma, du traumatisme, à savoir ses effets de sidération et de déréliction.
Ce travail de construction de la mémoire a rendu manifeste la difficulté du sujet à témoigner de ce qu’il a vécu, à pouvoir dire ce qui, au-delà du factuel, est impensable, irreprésentable : ce sont les assises même du sujet dans son sentiment de vie, dans son sentiment d’être, dans sa qualité d’humain qui sont touchées. Cette difficulté, dont témoignent les survivants des camps de concentration nazis ou les rescapés de génocide, prend ici une ampleur particulière, et rend sensible la problématique de la mémoire, mémoire « socialisée » /mémoire du sujet, vérité historique/ vérité du sujet.
Ainsi, la question du réel est au premier plan, un réel qui a pris la forme de la jouissance d’un Autre féroce qui a détruit méthodiquement tout ce qui participait des repères symboliques, ce qui a des effets de déstructuration qui se vérifient encore de nos jours. La déstructuration du lien social génère bien souvent, si ce n’est tout le temps, violence et corruption, il suffit pour le vérifier de s’intéresser aux nombreux pays qui ont été le lieu de génocides ou de crimes de masse.
La théorisation par Lacan des structures discursives qui organisent le lien social révèle que le réel qui a fait irruption avec les Khmers rouges fait le lit du discours capitaliste. Depuis la levée (timide et partielle) de l’omerta sur les crimes commis par le régime khmer rouge, cette question est visible partout le Cambodge : dans le moindre tuk-tuk des affiches proposent d’aller visiter la prison d’extermination Tuol Sleng (S.21), d’aller voir le charnier de Choeung Ek avec ses ossements ; les lieux d’horreur sont offerts en spectacle. Le drame qu’a constitué pour les Cambodgiens le régime des Khmers rouges est traité sur le mode de la consommation, du profit ; je tends à considérer que le véritable travail de mémoire, c’est-à-dire de subjectivation, n’a pas été fait. Ces questions paraissent toujours d’actualité pour le Cambodge, et leurs développements peuvent concerner d’autres pays, d’autres génocides, d’autres grands faits d’inhumanité. Ce qui est très humain…
[1] Jacques Lacan, Entretien avec Emilio Granzotto pour la revue Panorama, le 21 novembre 1974, publication de l’ELP (www.ecole-lacanienne.net)
[2] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 137-138.