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La peinture " éclairée des lumières de la science ", ou le modèle perspectif dans les arts et les lettres, la philosophie et les science de la première modernité à nos jours. Languedoc, France, Italie et au-delà (Toulouse)

Publié le par Marc Escola (Source : Florent Libral)

La peinture « éclairée des lumières de la science ».

Le modèle perspectif dans les arts et les lettres, la philosophie et les sciences de la première modernité à nos jours 

(Languedoc, France, Italie et au-delà)

Journée d’études en forme de table ronde interdisciplinaire d’Il Laboratorio

organisée par Florent Libral et Régis Tomas 

Université de Toulouse Jean-Jaurès

vendredi 16 mai 2025 (salle D 155 et à distance)

Cette journée d’étude hybride (en présence et à distance) est conçue comme un lieu de réflexion pluridisciplinaire sur la perspective. Elle s’inscrit dans l’axe France-Italie-Europe du Sud propre à l’équipe de recherche organisatrice, Il Laboratorio, tout en proposant une interrogation globale sur un objet majeur de la culture moderne et post-moderne. 

La journée prend la forme d’un échange dynamique avec des interventions courtes (15 min env.) et interdisciplinaires, pour initier une première réflexion amenée à se prolonger par la suite, en fonction du succès de cette première manifestation. 

UN PATRIMOINE LOCAL ET EUROPEEN

Toulouse, l’Italie et la perspective :

des liens remontant à la première modernité

L’interrogation lancée prend son origine dans le XVIIe siècle, et considère la place que Toulouse a tenu dans la circulation de la technique perspective et des divers usages (picturaux, littéraires, scientifiques, etc.) de cette technique au cours de la première modernité, dans une optique franco-italienne. Toulouse, centre perspectif ? La chose peut paraître étrange a priori. Pourtant, deux figures majeures attestant d’une circulation d’idées et de pratiques entre le Languedoc et les domaines ultramontains pour le XVIIe siècle : 

-          Le religieux minime toulousain Emmanuel Maignan, est l’auteur, probablement avec l’aide de son collègue Jean-François Niceron, dans les années 1640 d’une anamorphose à la Trinité-des-Monts (un dessin de paysage qui se transforme en un personnage), et d’un cadran solaire géant au Palais Spada ; il enseigne les mathématiques, la physique et la théologie à Rome comme à Toulouse. 

-          Hilaire Pader, peintre toulousain, après avoir voyagé en Italie, traduit en 1649 le Traité de la proportion naturelle et artificielle des choses de Giovanni Paolo Lomazzo, peintre et théoricien milanais ; il écrit en vers une Peinture parlante (1653), également inspirée par Lomazzo, ouvrage qui développe l’idée que l’art pictural doit se fonder sur la pratique de la géométrie et prendre en compte les déformations que l’œil apporte à la proportion des choses.  

De ces deux cas, nous pouvons inférer une ébauche de dynamique intellectuelle. La circulation des idées s’est faite principalement dans le sens de l’Italie et de Paris vers Toulouse : inspiré par le Minime parisien Niceron et les travaux de son rival jésuite romain Athanase Kircher, Maignan fait imprimer à Rome un ouvrage à l’importance européenne, qui détaille les calculs et manipulation qui permettent les anamorphoses et les cadrans solaires géants ; venu d’Italie encore où il a voyagé, Pader importe les théories de Giovanni Paolo Lomazzo. 

Toulouse a également joué le rôle d’une courroie de transmission entre les théories perspectives italiennes élaborées depuis la Renaissance et la France, principalement dans un sens qui tendait à faire de la peinture non plus une simple « pratique » artisanale, mais un art libéral parce qu’il se fondait, via la perspective, sur une plus grande sophistication technique, mathématique et géométrique : en somme, comme le dit H. Pader, l’idéal se propage, au sein de la cité palladienne, d’un peintre « éclairé des lumières de la science » ; et c’est précisément parce que la perspective devient un système rationnel estimé des doctes autant qu’une simple technique, qu’elle devient dans les lettres, la philosophie ou même les sciences un modèle, à savoir une machine à représenter et à penser les choses, notamment le sujet moderne émergent (Carl Havelange), mais aussi son rapport au monde contenu dans l’espace d’un regard.   

UNE ACTUALITE JAMAIS DEMENTIE

De la première modernité toulousaine au monde contemporain :

une interrogation globale et interdisciplinaire sur le paradigme perspectif 

Toutefois, par-delà le cas toulousain et la première modernité, les interrogations lancées au XVIIe siècle laissent entendre des résonances plus contemporaines et plus interdisciplinaires, car la suite de la modernité et la post-modernité, loin de faire disparaître le paradigme perspectif, malmené il est vrai en peinture après Paul Cézanne notamment, l’ont adapté à de nouvelles formes d’art, sans abolir sa dimension symbolique. 

Un mode de représentation entre sciences, arts et lettres 

Le modèle perspectif tisse un lien fondamental entre l’art de la représentation graphique d’une part et, d’autre part, les principes de la géométrie la plus savante : surenchérissant en sophistication technique avec son rival Kircher, Maignan multiplie les merveilles relevant d’une thaumaturgie (science des merveilles) optique en s’inspirant de la science de la perspective et des miroirs, à l’aide de savants calculs ; Pader prend parti dans un débat européen sur la peinture et la perspective en défendant l’idée que l’acte de représentation entretient un rapport serré avec les disciplines mathématiques. À leur tour, les disciplines mathématiques intègrent des idées perspectives pour représenter l’espace, témoin les théories de Girard Desargues, fondateur de la géométrie projective, et inspirateur notamment de Blaise Pascal. Cette mathématisation de l’espace n’est pas non plus sans incidence dans l’art classique et néo-classique, mais elle se projette aussi dans le cinéma, notamment à travers l’architecture (on peut penser à Lang ou Hitchcock), et même dans les arts numériques, incluant les jeux vidéos, où elle est mise au service de la génération de mondes entiers, sans oublier les images créées par les intelligences artificielles. 

Un outil symbolique de compréhension du monde et de soi  

D’autre part, loin de rester l’exclusive des seuls fabricants d’images de métier, le paradigme perspectif a pu se diffuser plus globalement dans la culture de la Toulouse baroque et classique, qu’il s’agisse de l’art des jardins, des belles-lettres… Dès le XVIIe siècle, la prédication baroque d’un Étienne Molinier, le discours mystique, de même que le discours moraliste ou la satire, sont des domaines où des analogies tirées de la perspective abondent, pour penser différents problèmes, exalter la spiritualité ou la royauté, ou au contraire critiquer la société et les défauts humains. L’image de la lumière et du miroir nourrit la réflexion des Lumières. L’optique des moralistes inspire de Montaigne jusqu’à Chamfort (B. Roukhomowsky), en relativisant le point de vue égoïste de chacun et en proposant un décentrement du regard ; les métaphores optiques expriment le néant dans le fantastique désenchanté de Maupassant, à en croire la fin du Horla où le sujet ne voit plus son image dans le miroir (S. Melchior-Bonnet), de même que des lignes de fuites sidérantes expriment le passage vers un autre monde à la fin de 2001, L’Odyssée de l’espace.  Plus que jamais, la perspective, par la fuite qu’elle propose vers un point virtuellement à l’infini, où même les parallèles se rejoignent, interroge les désirs, les espérances et les illusions humaines. 

Une question centrale : perspective, sujet, point de vue 

Plus généralement, la perspective étant à la fois représentation immédiate et pensée critique, illusion mathématiquement construite et donc facile à conjurer par la raison, il est possible de chercher comment elle révèle la position du sujet moderne face au monde, tout en analysant le fonctionnement et la perception de ce sujet de manière critique. Le sujet, dans la perspective, est-il seulement le point aveugle sur lequel se construit un dispositif de représentation, ou la représentation est-elle, comme le suggèrent Giordano Bruno et Gottfried W. Leibniz entre autres, le lieu où il se révèle par son point de vue propre sur l’univers ? La perspective serait-elle alors une école du regard visant à voir mieux, voire à apercevoir l’invisible et l’inouï par-delà les apparences ? 

AXES

Les communications seront dans l’idéal interdisciplinaires, impliquant des historiens des mathématiques, de l’art, de la philosophie et de la littérature, ou de tout autre domaine où la perspective et ses usages sont pertinents du XVIIe siècle à nos jours. Les propositions peuvent se rattacher à l’un, l’autre, plusieurs ou totalité de ces axes et concernent la France, le Languedoc, l’Italie :   

AXE I. Déplacements et filiations 

La réception pluridisciplinaire des idées sur la perspective dans l’Europe moderne entre France et Italie notamment : la création d’un espace géométrique  

Quelles idées et conceptions italiennes sur la perspective parviennent-elles jusqu’à Toulouse ? Quelle sélection opère le passage par les Alpes ? Quelles adaptations, traductions, trahisons, ou recréations conceptuelles le transfert d’une langue et d’une terre à l’autre opère-t-il ? Dans quelle mesure l’influence parisienne et italienne se sont-elles additionnées dans le creuset toulousain dans le sens de l’affirmation d’un paradigme perspectif érigé en application de la « science » mathématique ? 

Comment les modèles de perspective picturale et architecturales ont-ils été repris par les sciences, les arts de l’image, les arts du spectacle et les arts numériques par-delà la seule modernité ? En effet, la scène de théâtre qui se recrée à la renaissance, témoin le teatro olimpico de Vicence et les écrits de Serlio, est un espace perspectif, qu’ensuite il a pu léguer aux autres arts du spectacle. D’un autre côté, les perspectives artistiques ont pu inspirer la philosophie et les sciences. Citons seulement, à titre d’exemple, la monade de Leinbniz, point de vue singulier sur le monde, ou la dénonciation des « idoles du théâtre », figure des préjugés chez Francis Bacon, reprise en France par Gassendi. Il est également connu que Girard Desargues s’inspire, dans sa géométrie projective, de la perspective, suscitant l’intérêt et les réflexions de Pascal. Ces allers-et-retours passionnants entre sciences, arts et techniques sont encore à cartographier et à préciser. 

AXE II. Usages de la perspective (I) La perspective, le secret ou l’énigme du monde  

La perspective, comme l’a vu de longue date E. Cassirer, en relisant notamment Charles de Bovelles, pose la question du sujet humain comme contemplateur de l’univers. C’est bien l’œil voyant qui est au bout de la pyramide ou du cône visuel qui prend son sommet en lui, cône ou pyramide dans lesquels le plan perspectif opère comme une coupe. C’est pourquoi la perspective pose la question du monde tel qu’il se présente au sujet : comme une représentation changeante, ou même modulable en fonction de ce que l’on veut en faire. Il peut s’agir de l’éblouir ou de le manipuler : l’illusion théâtrale s’offre comme un double hétérotopique de la société réelle ; la perspective inspire l’art des jardins ou l’architecture des Eglises au service des puissants, tout autant que les décors d’entrée de ville ou de fêtes de collège, ou un théâtre plus subversif. 

Il peut s’agir également de franchir les limites du visible vers un au-delà : par exemple, la réflexion picturale et éloquente d’Etienne Molinier, prédicateur baroque toulousain qui met en scène des tableaux d’éloquence dans des sermons à point de vue, ou de Maignan qui exalte le fondateur de son ordre, François de Paule, en lui consacrant une anamorphose, ou encore l’ « optique mystique » des auteurs et artistes religieux (Marc Fumaroli, V. Stoichita)... L’anamorphose, forme signifiante retrouvée après la déformation, incarne la vérité secrète cachée derrière les apparences, encore pour un André Breton dans Nadja. Mais, en rupture plus ou moins complète avec cet héritage chrétien, comme en témoigne notamment une œuvre de Munch comme Le cri ou la peinture de G. de Chirico, les perspectives ont aussi à voir avec les interrogations d’un occident moderne gagné par l’angoisse ou l’absurde, en tout cas étonné par l’énigme du monde, où le sujet, comme étranger à l’univers extérieur, tente de construire avec lui de nouvelles médiations, peut-être plus provisoires – ou dérisoires ? En témoignent d’autres anamorphoses signalées par J.-L. Margolin où, dès la Renaissance, le crâne grimaçant de la mort est le secret de l’énigme, témoin Les Ambassadeurs de Holbein et la tradition des vanités. 

AXE III. Usages de la perspective (2) La perspective et le sujet. Nosce te ipsum ?   

Mais il arrive aussi que le miroir perspectif se renverse vers le sujet humain plutôt que de lui offrir le spectacle d’un monde représenté ou illusoire. D’autres applications de la perspective peuvent être mises en avant, comme par exemple ou encore l’utilisation du paradigme perspectif pour comprendre le fonctionnement de l’esprit humain. Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans l’une de ses leçons sur la perspective ralentie, Salomon de Caus propose de mettre en perspective le « Connais-toi toi-même de Socrate » : ce que voit le sujet, en perspective, trahit, sur un plan physique comme sur un plan symbolique, sa position face au monde, sa manière de voir et de se représenter les choses. 

On peut citer pêle-mêle, par-delà les limites de siècle,  « l’optique » et la perspective que mettent en œuvre les  « moralistes » pour comprendre le cœur humain (Bernard Roukhomovsky) : nos passions ne seraient-elles pas des points de vue partiels ou des perspectives déformantes ? En ce sens, on peut aussi invoquer le témoignage des premiers pathologistes, comme Thomas Willis, rapportant dans son Cerebri anatome les lésions cérébrales à des miroirs brisés. Ainsi font également les satiristes, à l’image d’un Swift chez qui les habitants éthérés de Laputa voient le monde de trop loin, depuis leur île céleste, pour véritablement s’en préoccuper. On peut encore évoquer, plus près de nous, l’optique des écrivains, que développe notamment Proust. 

Cette interrogation sur la perspective comme production trahissant le sujet peut interroger aussi le refus de la perspective, ou du modèle perspectif : n’est-il pas, des vers de Claude Hopil au XVIIe siècle, à la peinture d’avant-garde à partir du milieu du XIXe siècle, un moyen de liquider le sujet, ou de le mettre au second plan au profit d’une harmonie retrouvée avec l’être des choses ? 

Types de communication 

La journée d’études sera constituée, dans l’idéal, de plusieurs petites communications d’un format de 15-20 minutes, de nature pluridisciplinaire, émanant d’universitaires spécialistes de lettres et sciences humaines (philosophie, littérature, histoire, histoire des arts, histoire du théâtre et des spectacles, langues…) mais aussi, s’il est possible, de sciences mathématiques ou de spécialistes de la technique perspective en usant dans leur travail. Si la manifestation rencontre du succès, l’on mettra à l’étude la pérennisation d’un groupe interdisciplinaire d’étude de la perspective, avec une journée d’étude annuelle.  

Une publication des actes est envisagée en ligne.  

Bibliographie indicative

Jurgis Baltrušaitis, Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus (les Perspectives dépravées, II), Flammarion, Paris, 1996, coll. « Champs ». 

André Breton, Nadja (1928-1963), Paris, Gallimard, 1972, coll. « Folio ».  

Ernst Cassirer, Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance, [traduction par Pierre Quillet de Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance, Leipzig, 1927], Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.   

Salomon de Caus, La Perspective avec la raison des ombres et des miroirs, Londres, John Norton, 1612. 

Hubert Damisch, L’origine de la perspective (1987), Paris, Flammarion, 2012, « Champs ».  

Jean Dhombres et Joël Sakharovitch [éds.], Desargues en son temps, Paris, Albert Blanchard, 1994, p. 11-33. Denis Favennec et al., Douce perspective, une histoire de science et d’arts, Paris, Ellipses, 2008. 

Claire Fauvergue, Diderot, lecteur et interprète de Leibniz, Paris, Champion, 2006. 

Marc Fumaroli, L’école du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1994. 

Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la première modernité, Paris, Fayard, 1998. 

Philippe Hamou, La vision perspective, 1435-1740 : l'art et la science du regard, de la Renaissance à l'âge classique, Paris, Payot, coll. « Rivages », 1995. 

Pascal Jullien, « Anamorphoses et visions miraculeuses du P. Maignan », MEFRIM, no 117 (1), 2005, p. 45-71.

Marianne Le Blanc, D’acide et d’encre. Abraham Bosse et son siècle en perspective, Paris, Éditions du  CNRS, 2004.

Giovanni Paolo Lomazzo, Traité de la proportion des choses, trad. Pader, Toulouse, Colomiez, 1649. 

Emmanuel Maignan, Perspectiva horaria, Rubei, Rome, 1648.

Jean-Claude Margolin, « Aspects du surréalisme au xvie siècle : fonction allégorique et vision anamorphotique », BHR, t. 39, no3, 1977, p. 503-530.  

Lile Massey, Picturing Space, Displacing Bodies: Anamorphosis in Early Modern Theories of Perspective, Presses de l’Université, Pennsylvania State University, 2007. 

Jean Mesnard, « Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal », Courrier du centre international Blaise Pascal, no 16, 1994, p. 3-8.

Jean-François Niceron, Thaumaturgus opticus, Langlois, Paris, 1646.

Hilaire Pader, La Peinture parlante dédiée à Messieurs les peintres de l'Académie royale de Paris [1653, suivi du] Songe énigmatique sur la peinture universelle, Genève, Minkoff, 1973.

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique (essais écrits avt 1932), Paris, Les Editions de Minuit, 1976, « Le Sens commun ». 

Geneviève Rodis-Lewis, « Machineries et perspectives curieuses dans leurs rapports avec le cartésianisme », XVIIe siècle,  no 32, Juillet 1956, p. 461-474. 

Bernard Roukhomovsky [dir.], L’optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, actes du colloque de Grenoble, Paris, Champion, 2005, coll. « Congrès et conf. sur le classicisme ». 

Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PuF, 1968.

Stéphanie Trouvé, « Les écrits de Molinier, Pader et Vendanges de Malapeire et la peinture à Toulouse au XVIIe siècle », XVIIe siècle, n°230 (2006), p. 101-115.