
« Ça a débuté comme ça » : les incipits dans la littérature narrative contemporaine depuis les années 1980 (Le Mans)
« Ça a débuté comme ça[1] ».
La rédaction des débuts et ouvertures dans les œuvres narratives littéraires contemporaines.
La première phrase du roman Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline frappe le lecteur par sa dimension performative et métatextuelle : c’est un incipit qui se revendique comme tel. L’étude du manuscrit de Céline nous apprend en effet que l’auteur avait tout d’abord pensé à formuler différemment l’entrée en matière de son roman : « Ça a commencé comme ça ». Ce travail sur la formulation de l’incipit nous invite à nous interroger sur les enjeux de cette étape d’un récit, première et cruciale, que les auteurs soignent particulièrement. La question des débuts a suscité de nombreuses réflexions critiques, notamment sur l’importance de l’incipit dans la mise en place du pacte de lecture. L’incipit est au nombre des stratégies narratives visant à capter l’attention du lecteur et jouer avec ses attentes.
« Il faut un commencement à tout », dit le proverbe. « Il était une fois », dit le conte. Les débuts posent les jalons de nos existences humaines et les récits que nous en faisons en portent la marque plus ou moins fidèle. Charles Grivel affirme à ce propos que « le début du roman supporte l’édifice entier. Le texte se supporte par son début. Chaque élément constituant s’y rattache[2] ». Ce rôle fondateur de l’incipit, qui sert d’armature au récit, est confirmé par Antoine Compagnon qui révèle que, « dans la Grèce ancienne, il n’était pas nécessaire qu’une œuvre portât un titre. N’était attribuée à celui-ci que la valeur flottante d’un accessoire destiné à la reconnaissance, pour laquelle l’incipit servait aussi bien, et plus couramment[3]. »
L’incipit marque la frontière entre deux mondes, celui du récit (la diégèse) et le celui du lecteur. Il est le lieu de l’inauguration de la narration, rite institué en littérature. Il est aussi appelé « commencement », « entrée en matière », « phrase-seuil », « introït », etc. ; autant de termes et d’expressions le désignant comme seuil. Selon Bakhtine, « le chronotope du seuil est toujours métaphorique et symbolique, parfois sous une forme explicite, mais plus souvent implicite[4] ». D’autres travaux, tels que ceux de Gérard Genette (Seuils, 1987), Roland Barthes (S/Z, 1970), et Umberto Eco (Lector in fabula, 1979), ont déjà exploré les fonctions de l’ouverture narrative, mais les spécificités de la littérature contemporaine depuis les années 1980, sur laquelle porte cette Journée d’étude, appellent peut-être à réévaluer ces approches : peut-on identifier dans cette littérature des préférences dans les procédés d’entrée en matière, voire des types caractéristiques d’entrée en matière ? Certaines œuvres proposent à leur lecteur de pénétrer dans le texte à travers une description d’un personnage ou d’un lieu, posant le décor et présentant le protagoniste du récit. Pour d’autres, il s’agira d’une contextualisation sociale ou historique au moyen de dates et de lieux qui situent l’action dans un espace-temps bien particulier. Dans quelques cas, le lecteur se retrouve plongé dans l’action sans détour, in medias res. En définitive, les potentialités sont nombreuses, entre exposition et mystère, et la liste ne saurait être exhaustive. S’agissant de la littérature contemporaine, observe-t-on une tendance à utiliser certaines approches et certains procédés dans la manière de commencer un récit ?
L’incipit, affirme Antoine Compagnon, peut donc avoir les mêmes fonctions que le titre : présenter, dès le début, les premiers instants du monde du texte, sans pour autant que le lecteur s’immerge complètement. En introduisant partiellement le sujet, il livre aussi un aperçu du style distinctif de l’écrivain, de son imaginaire, mais surtout de la trame créative de son récit.
Si l’incipit joue un rôle d’accroche, il convient aussi d’envisager comment il interagit ensuite avec le reste de l’œuvre. Se pose parfois la question d’une limite, plus ou moins perceptible, avec ce qui suit, des marques qui montreraient qu’on en a fini avec l’incipit et qu’on serait désormais davantage dans le vif du sujet. On peut ainsi se demander quelles sont les continuités et les ruptures que l’incipit entretient à court et long termes au sein de l’œuvre et comment ces premières phrases infusent au cours de la lecture de l’ensemble.
La Journée d’Étude se concentrera sur les incipits de récits et romans contemporains, en littérature générale et de jeunesse. Une ouverture à l’intermédialité pourra être envisagée, avec la bande-dessinée, l’album, éventuellement le manga. Plusieurs axes de recherche peuvent être envisagés :
Axe 1 : Formes et évolutions de l’incipit
Quelles stratégies textuelles sont privilégiées dans les ouvertures narratives des œuvres de littérature générale et jeunesse contemporaine ? Peut-on y détecter des motifs récurrents ou des approches innovantes ? Comment ces débuts s’adaptent-ils aux attentes des lecteurs modernes, et en quoi se distinguent-ils des pratiques narratives des époques précédentes ?
Axe 2 : Construction d’un contrat de lecture
Comment les premières lignes établissent-elles les règles implicites du récit ? Par quels moyens l’auteur engage-t-il son lecteur à accepter un univers, des personnages ou une intrigue dès les premiers instants ? Quelles particularités se dégagent dans l’élaboration de ce lien précoce entre le texte et son public cible, en particulier dans la littérature jeunesse ou encore dans la littérature de genre (manga, fantasy, bande dessinée…) ? Dans quelle mesure l’incipit est-il un reflet fidèle du récit à venir, ou au contraire, une fausse piste destinée à déstabiliser le lecteur ? Quels liens significatifs se tissent entre les premiers mots et les événements ultérieurs de l’histoire ? Comment la compréhension rétroactive de l’incipit évolue-t-elle après une lecture complète voire une relecture attentive ?
Axe 3 : Identité et interculturalité
Peut-il y avoir des incipit interculturels ? Les textes écrits par des auteurs dans une langue qui leur est étrangère portent souvent des indices de ce rapport d’étrangeté, d’interculturalité ou de métissage. Qu’en est-il des débuts de ces œuvres ? Adoptent-ils un modèle formé par la langue et la culture de l’Autre, en excluant toute référence à la langue maternelle et à la culture d’origine ? Ou au contraire, l’incipit se présente-t-il comme le premier élément annonciateur d’un texte porteur de signes d’étrangeté, et donc comme un lieu d’interférences à la fois génériques, identitaires et culturelles ?
Bibliographie sélective
Barthes, R. (1970). S/Z. Paris : Seuil.
Compagnon, A. (1979). La seconde main : Ou le travail de la citation. Paris : Seuil.
Del Lungo, A. (1993). Pour une Poétique de l'incipit. Poétique n°94.
—, (2009). Seuils, vingt ans après. Quelques pistes pour l’étude du paratexte après Genette. Littérature, n° 155.
Eco, U. (1979). Lector in Fabula. Paris : Grasset.
Genette, G. (1969). Figures II. Paris : Seuil.
—, (1972). Figures III. Paris : Seuil.
—, (1982). Palimpsestes. Paris : Seuil.
—, (1987). Seuils. Paris : Seuil.
Goldenstein, J.-P. (1990). Entrées en littérature. Paris : Hachette.
Grivel, C. (1973). Production de l’intérêt romanesque. Un état du texte (1870-1880), un essai de constitution de sa théorie. Paris : La Haye.
—, (1973). Production de l'intérêt romanesque. La Haye-New-York : Mouton.
Jouve, V. (2020). Poétique du roman. Paris : Armand Colin.
Louvel, L. (dir.) La Licorne [En ligne], Hors-séries, Les publications, Colloques, « L'incipit », mis à jour le : 11/06/2014 (URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=5952)
Passot-Valentin, V. (2023), « Phrase initiale, faille initiale : une exploration théorique autour de l’incipit romanesque ». Études de stylistique anglaise, 18 (URL : https://journals.openedition.org/esa/5476).
Reuter, Y. (1991). Introduction à l’analyse du Roman. Paris : Bordas.
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Informations pratiques : La Journée d’Étude Scientifique du Laboratoire 3L.AM se tiendra le 10 octobre 2025 à Le Mans Université.
Modalités de participation : Les propositions de communication (300 mots), de préférence en français, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique (150 mots) devront être envoyées avant le 23 mai 2025 à l’adresse électronique suivante : je2025.3lam@gmail.com
Notification d’acceptation : le 30 juin 2025.
Comité scientifique :
● Rédouane ABOUDDAHAB, enseignant-chercheur, Le Mans Université
● Nathalie PRINCE, enseignante-chercheuse, Le Mans Université
● Isabelle TRIVISANI, enseignante-chercheuse, Université d’Angers
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● Maëllis BASSET, doctorante, Université d’Angers
● Christophe CHARPIOT, doctorant, Le Mans Université.
● Rosine HUGUET, doctorante, Le Mans Université
● Sarah KOUIDER RABAH, doctorante, Le Mans Université
● Pauline NTONE, doctorante, Le Mans Université
● Maëla PELLETER, doctorante, Le Mans Université
● Amandine RANDOUYER, doctorante, Le Mans Université
Comité d’organisation :
● Mascha CANAUX, doctorante, Université d’Angers
● Bertrand FAUQUENOT, doctorant, Université d’Angers
● Emmanuel GROSPAUD, doctorant, Le Mans Université
● Sophie PIROUNAKIS, doctorante, Le Mans Université
[1] Phrase qui constitue l’incipit de Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline.
[2] Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque, La Haye-New-York, Mouton, 1973, p. 91.
[3] Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 329.
[4] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 389.