
L’« ensauvagement » entre réalité et représentations. Enjeux éthiques et esthétiques.
Institut supérieur des langues de Tunis
6-7 novembre 2025
« Ensauvagement » est un mot polyvalent qui a acquis une épaisseur historique, incarnée par la distance entre son sens originel et ses différents usages actuels, lui ayant conféré une certaine élasticité sémantique, propice à la multiplicité des interprétations. Cette polysémie résultant d’intérêts, de points de vue ou de desseins divergents, qui vont jusqu’à s’opposer, est propre à problématiser l’emploi du mot « ensauvagement » jusqu’à le promouvoir en concept ouvert, dépendant de divers contextes. Toutefois, l’intérêt d’étudier aujourd’hui ce concept ne consiste pas uniquement à démêler ses multiples embranchements, ce qui reste utile, voire nécessaire, mais surtout à sonder les extensions qu’il a saisies dans chacune des disciplines, prises à part.
Car la réactivation de certains mots qui infusent tous les types de discours à partir de dérivations qui fonctionnent aussi comme des déviations de signes forts n’est jamais anodine. Elle nous permet aujourd’hui de revenir sur les enjeux éthiques et esthétiques de ce concept, ainsi que ses éventuelles déclinaisons et ses déploiements, tels que « sauvage », « sauvageté », « sauvagerie » « ensauvager » et « réensauvagement », tant ils s’inscrivent dans l’air du temps et saturent les différents types de discours, dérapés et dé-rivés par l’effet des courants et tendances littéraire, artistique et médiatique.
Ces termes qui ont été forgés par dérivation à partir de « sauvage » (avec toutes les implications politiques, culturelles et symboliques que ce terme a induites) et qui semblent traduire encore les peurs et les aspirations d’une civilisation occidentale qui s’inquiète de son dérèglement et de son devenir, sont hauts en nuances. En effet, dotés de multiples visages, en dépit de leur marquage axiologique par des signes positifs et négatifs, ces mots re-façonnés sont intimement liés au contexte anthropologique, politique et idéologique du monde contemporain ; ils feront partie de ceux qui connaissent un regain de fortune, en cette époque où l’on assiste tout à la fois au rétrécissement du monde sauvage, à l’exaltation de la sauvageté et au retour en force de l’ensauvagement.
Ainsi, la pensée du sauvage est au cœur des éthiques écologiques (Aldo Leopold, Gary Snyder, Baptiste Morizot, Baird Callicott) qui défendent la reliance de l’homme avec le monde vivant en réponse à la crise environnementale actuelle, dont il est en grande partie responsable, et à la réduction, voire à l’extinction du monde sauvage, provoquée par l’action des hommes.
Ces éthiques environnementales réactivent la notion de « sauvageté », qui est empruntée au précurseur de l’écologie moderne, le « poète naturaliste » américain, Henry David Thoreau, qui affirmait déjà, au milieu du XIXème siècle que « c’est par la sauvageté que viendra la préservation du monde ». Façonnée à partir de « sauvage », la notion de sauvageté se définit alors comme un principe de réconciliation de l’homme avec la biosphère (Julien Delord).
Par ailleurs, dans leur essai intitulé L'ensauvagement : cohabiter avec le vivant sauvage; comment et où lui faire place , Philippe Benoit et Baptiste Wullschleger soutiennent que « seule une vision ensauvagée des politiques territoriales permettra de consacrer pour les écosystèmes des espaces de résistance pour résister à la pression anthropique. Ces lieux, intriqués dans les milieux humains (et non plus seulement sous forme de réserves), seront porteurs des récits politiques et humains de demain. Pour ce faire, l’ensauvagement s’appuie sur une idée fondamentale : le vivant n’a pas besoin de l’humain pour s’équilibrer, mais l’humain a besoin du vivant » (2023). Le discours écologique, en prenant la défense du monde sauvage, prône ainsi la remise en question du schéma de prédation qui unit l’homme à la nature, dont il n’est au final qu’un élément parmi tant d’autres.
L’ensauvagement, dans le champ littéraire, est un thème riche et complexe, qui permet une mise à nu des aspects les plus sombres de la nature humaine. Il invite à une réflexion sur la civilisation, la moralité et la place de l’individu dans un monde souvent violent et chaotique.
Le concept se réfère à la représentation d’un retour à un état primitif, brutal et instinctif, souvent en opposition aux normes et aux valeurs de la société civilisée. Il se manifeste de diverses manières à travers les œuvres littéraires par le biais de personnages ensauvagés, rejetant les conventions sociales et adoptant des comportements sauvages, violents ou dépravés, ou bien à travers un contexte ensauvagé référant à des environnements hostiles, décadents ou post-apocalyptiques qui encouragent ou reflètent la régression vers un état sauvage. De ce point de vue, l’ensauvagement permet aux auteurs d’explorer les limites de l'humanité, et de confronter les personnages – et le lecteur – à leur propre brutalité humaine/inhumaine ; d’interroger l’éternelle frontière entre civilisation et barbarie, entre culture et nature, voire entre acculturation et dénaturation ; de critiquer la société avec son lot de férocités, d’inégalités, de corruption ou de déliquescence morale ; de révéler l’inconscient collectif moyennant une description des comportements sauvages, et une mise en lumière de nos instincts refoulés.
Toutefois, appliqué à la pensée, le concept s’inverse en signe positif, car est prédatrice toute pensée sauvage, c’est-à-dire libre, dissidente, instinctuelle et archaïque, pour peu qu’elle charrie en elle une énergie fondatrice, originaire, dionysiaque. L’écriture moderne semble en effet revendiquer cette part d’ensauvagement de la pensée, de l’imaginaire et de la langue. Marguerite Duras affirmait déjà dans Écrire (1993) que « ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et on la reconnaît toujours, c’est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. Celle de la peur de tout, distincte et inséparable de la vie même ». Senghor, obéissant quant à lui à l’assaut de la pensée sauvage, déclare que « monte en lui, et piaffe, et danse sa sève païenne ».
Et pour « celui qui écrit auprès de la source sauvage » et qui a inspiré à cet égard l’élaboration du Dictionnaire sauvage (2016), l’auteur Pascal Quignard, « la nuit, la littérature et le rêve sont les gardiens de ce qui est sauvage en nous. Une indocilité puissante. Comme le premier monde, qui persiste toujours en nous ». De son côté, Sylvain Tesson, offre dans son œuvre, dans laquelle il affirme son choix du décentrement, une expression poétique du monde sauvage, qui s’adosse à un idéal poétique alliant le « verbe en feu » d’Homère et l’émerveillement de Virgile. À ses yeux, l’ensauvagement est garant d’un réenchantement du monde, d’autant que ce dernier est menacé par les dangers d’une révolution numérique dont la tête de proue est l’Intelligence Artificielle, qui se situe aux antipodes de la pensée sauvage.
Par ailleurs, l’ensauvagement relève d’un processus artistique : à preuve l’ « art sauvage » qui peut inclure une large gamme de styles et de mediums, allant de la peinture et de la sculpture à la photographie et à la performance. Les artistes qui s’inspirent de la nature sauvage cherchent souvent à en capturer la puissance, la beauté et la fragilité. L’expression « art sauvage » peut également désigner des œuvres d’art qui ont été créées dans des environnements naturels. Cela peut inclure des installations temporaires, des sculptures Land Art, ou encore des performances qui interagissent avec le paysage. Ces artistes cherchent souvent à brouiller les frontières entre art et nature, et à créer des expériences immersives pour le public. L’art sauvage est parfois associé à l’art brut ou à l’art outsider produit par des personnes qui s’expriment souvent de manière intuitive et instinctive et qui se situent en dehors des circuits artistiques traditionnels. Les œuvres de ces artistes peuvent refléter une communion profonde avec la nature. Dans un sens plus récent, l’expression « art sauvage » peut également désigner le street art ou le graffiti, notamment quand ils s’intègrent à des environnements naturels. Des artistes comme Banksy, Shepard Fairey ou encore Jef Aérosol, réinvestissent des espaces publics, non conventionnels, pour créer des œuvres qui interpellent les passants et les invitent à réfléchir à leur relation avec l’environnement politique et social.
Dans un autre ordre d’idées, le mot « ensauvagement » est récupéré aujourd’hui par le discours politique de droite et d’extrême droite et est relayé par la parole médiatique pour qualifier la violence de la société, dénoncer l’insécurité engendrée par l’immigration de masse, pointer du doigt l’indigence de l’État, et prôner un durcissement de la répression. Le terme « sauvageons » est également employé pour désigner une nouvelle catégorie de délinquants, dont la précocité provoque incompréhension et perplexité. Tous ces symptômes d’un « ensauvagement » global semblent traduire un « retour à la barbarie », qui prend la forme de la violence politique, du retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen et de la montée de la menace nucléaire, des guerres asymétriques en Afrique et au Moyen-Orient, des conflits entre Nord et Sud. Toutefois, ces mêmes éléments de langage sont utilisés pour décrire l’ensauvagement du discours politique lui-même, dont le discours est fondé sur l’exclusion, le séparatisme et le rejet d’une catégorie « différente » de la société, jugée indigne de faire partie de la communauté. Pourtant, malgré la férocité de ce monde ensauvagé, le recours de ces désarçonnés à l’humour, à l’ironie et au rire, qui se veut incisif et subversif, s’empare de la folie collective et ordinarisée, pour en démonter l’absurdité.
Ce colloque international vise à explorer les enjeux éthiques et esthétiques de l’ensauvagement à travers une approche pluridisciplinaire, faisant dialoguer les points de vue historique, philosophique, anthropologique, politique, littéraire, linguistique et artistique.
Pistes de réflexion :
1/ Mise au point théorique. Retour sur un concept à la mode.
2/ Écopoétique et zoopoétique de l’ensauvagement.
3 / Littérature et ensauvagement : formes, significations et enjeux.
4/ Ensauvagement de la pensée et de l’art.
5/ L’Intelligence Artificielle, ensauvagement ou désensauvagement : une menace pour la pensée ?
6 / Ensauvagement des discours et crise de la pensée complexe.
7/ Rire sauvage : quand l’humour s’empare de l’ensauvagement.
Modalités de participation :
Les propositions devront compter un titre, un résumé de la communication (300 mots max), une notice bibliographique et un CV succinct.
Dernier délai de soumission des propositions : Le 26 Avril 2025 à l’adresse mail suivante : colloque.ensauvagement@gmail.com
Réponse du Comité d’organisation : Le 26 Mai 2025.
Coordinatrices du colloque : Moufida Aïssa – Bannour
Neïla Khoujet El Khil - Gharbi
Comité d’organisation :
Moufida Aïssa – Bannour
Nesrine Boukadi - Jallouli
Zohra Chaouch
Neïla Khoujet El Khil - Gharbi
Bilel Salem
Mohamed-Djihad Soussi
Comité scientifique :
Hichem Messaoudi
Moufida Aïssa - Bannour
Zahra Chaouch
Ouannès Hafiène
Neïla Khoujet El Khil - Gharbi
Héla Msellati
Malek Sabeur
Bilel Salem