"Que peut nous dire Baldwin aujourd’hui ?" Entretien avec Antoine Chollet, par Fabien Aviet (Diacritik.com)
Entretien de Fabien Aviet avec Antoine Chollet
Profondément marquée par la ségrégation raciale et par la lutte pour les droits civiques, l’oeuvre de James Baldwin aborde avec une rare acuité les questions brûlantes de race, de sexualité et d’identité, nourries par son exil géographique et intime. Revenant sur son parcours, Antoine Chollet montre comment Baldwin restitue la complexité de l’expérience noire, en Amérique et en Europe, tout en mettant en lumière les tensions sociales de son époque et en interrogeant les frontières entre les individus. Un entretien qui explore l’engagement politique, la vision littéraire et l’héritage de la pensée de Baldwin qui aurait eu 100 ans en 2024.
Toi qui enseignes les idées politiques, comment as-tu intégré la littérature américaine à ton cursus et qu’a-t-elle apporté à ta compréhension des phénomènes politiques ? Par rapport à cela, peux-tu me parler de ta découverte de Baldwin et de ce qui a retenu ton attention ?
Il y a deux questions. On peut commencer par la découverte de James Baldwin, assez étonnante et hasardeuse. Je n’avais jamais entendu parler de lui jusqu’en 2011. J’étais au Whitney Museum of American Art, à New York, dans le très beau bâtiment brutaliste de Marcel Breuer, avant le déménagement au sud de Manhattan. C’est au cours d’une exposition que j’ai fait la connaissance de son œuvre au travers des peintures que Glenn Ligon a réalisées autour de Stranger in the Village, le texte que Baldwin écrit sur son expérience à Loèche-les-Bains en Suisse et qu’il publie en 1953. Il parlait d’un village dans les Alpes, sans en donner le nom. Je me suis demandé ce que c’était que ce texte très impressionnant où il décrit cette expérience d’être le premier homme noir dans un lieu où l’on n’en avait encore jamais vu. Cela ne pouvait évidemment pas arriver aux États-Unis, ni à Harlem ni dans le Sud, et c’est à la suite de cela que je suis allé lire le texte et que j’ai commencé à m’intéresser à Baldwin. Ensuite, comme pour beaucoup de personnes, c’est le film de Raoul Peck, I Am Not Your Negro (2016), qui m’a attiré vers son œuvre. J’ai aussi commencé à en discuter avec des amis qui avaient lu l’œuvre romanesque de Baldwin et l’avaient adorée.
En 2018, j’ai fait un séminaire entier sur l’œuvre de Baldwin à l’université de Lausanne. J’ai pris le parti d’entrer dans son œuvre par les romans plutôt que par les essais. Les séances étaient consacrées à ses romans bien sûr, mais aussi à ses nouvelles, à ses pièces de théâtre et à son recueil de poésie (Jimmy’s Blues). J’ai lu tout ce que je n’avais pas lu jusque-là, dont sa pièce de théâtre, Blues for Mister Charlie, un des derniers textes traduits en français (Blues pour l’homme blanc, La Découverte, 2020). Les étudiants s’étaient pris au jeu. C’était la première fois que je faisais un séminaire entier sur la littérature. J’avais demandé aux étudiants, aux profils assez variés, de faire un lien entre les romans sur lesquels ils travaillaient et les essais de Baldwin, par exemple sur Another Country (1962) qui paraît à peu près au même moment que The Fire Next Time (1963). Le premier roman, Go Tell It on the Mountain, devait être mis en parallèle avec les textes parlant de la religion. La lecture était toutefois plutôt une lecture de pensée politique. Les étudiants s’étaient intéressés aux thèmes de l’homosexualité et des rapports entre Blancs et Noirs bien sûr, mais aussi à la question du rapport à la réalité ou à l’histoire. J’ai laissé les étudiants très libres d’aller là où ça les intéressait.
L’œuvre et le parcours de Baldwin sont en effet d’une grande richesse, il rappelle Sartre ou Pasolini qui ne se sont pas contentés d’une seule dimension de l’expérience humaine, avec toujours une qualité d’écriture et d’engagement, quels que soient la forme ou le sujet. Cela avec une exigence morale comparable à celle d’Orwell, d’autant qu’il ne s’agit pas que de théorie mais de penser à partir de son expérience propre et donc de s’exposer dans son être, parfois physiquement. Te semble-t-il toutefois qu’une thématique se dégage des autres ou soit trop souvent minorée ?
Oui il y a tout ça, il y a aussi une dimension religieuse qu’on ne peut pas du tout ignorer. J’avais d’ailleurs discuté avec Serge Molla, un pasteur qui a écrit une thèse sur Martin Luther King et qui connaît très bien l’œuvre de Baldwin, qu’il considère comme l’un des grands auteurs du 20e siècle. La lecture religieuse des textes de Baldwin n’est pas du tout une lecture illégitime, même si ce n’est pas celle que je privilégie. S’il est devenu athée, ou est en tout cas sorti de toute pratique religieuse, les thèmes religieux sont partout dans son œuvre. Les titres des romans et des essais sont là pour le rappeler. […]
(Illustr. : © Fabien Aviet (Penguin Modern Classics, Beacon Press, Folio)