Imaginaire(s) et expérience(s) de la guerre dans les objets sémiotiques fictionnels destinés à l’enfance et à la jeunesse (revue Cultural Express)
Appel à contributions pour un numéro de la revue Cultural Express qui paraîtra au 4e trimestre 2025 :
"Imaginaire(s) et expérience(s) de la guerre dans les objets sémiotiques fictionnels destinés à l’enfance et à la jeunesse"
Enrôlé dans la Première Guerre mondiale, dans les tranchées entre Reims et Verdun, Guillaume Apollinaire affirmait le 18 septembre 1915 - faisant appel aux connaissances de son lectorat latiniste - que la guerre, « bellum », est jolie, « bellus ». La guerre, selon le Dictionnaire Pratique du Droit Humanitaire[1], « phénomène de violence collective organisée qui affecte les relations entre les sociétés humaines ou les relations de pouvoir à l’intérieur des sociétés », s’invite depuis l’Illiade et les épopées grecques antiques, dans la littérature et les arts : elle « […] appelle la parole, utilise la parole, passe par la parole. Elle n’est pas qu’objet du discours, elle tend aussi le configurer[2] ». Après avoir inspiré longtemps les écrivains, les philosophes et les artistes, la thématique guerrière a fait son entrée notamment dans la musique, la photographie et le cinéma. Y sont dénoncées des destructions, des conquêtes et des batailles sanglantes et glorifiés le sacrifice de soi, le patriotisme et les victoires. Les productions littéraires et artistiques dépassent le cadre du témoignage ; elles sont des outils d’un travail mémoriel et de diffusion de connaissances.
Tous les ans, nombre d’objets sémiotiques contemporains - porteurs de drames à destination d’un public adulte, qu’il s’agisse de témoignages de victimes/combattants/pilotes/médecins/ONG, d’autobiographies, de récits fictionnels, de photos, etc. -, explorent des tragédies individuelles ou collectives. En littérature jeunesse, également, une très large production est consacrée à la guerre. Certains éditeurs se sont spécialisés, par le biais de certaines collections (citons, en France, Oskar et sa collection « Histoire et société », Rue du Monde et « Histoires d’histoire » ou encore Nathan et « Les romans de la mémoire ») dans des œuvres en lien avec l’écriture des conflits armés sans pour autant en analyser les causes. Quelques auteurs, dont Tomi Ungerer et Elzbieta, n’hésitent pas à évoquer la guerre de façon explicite, y compris pour de très jeunes enfants. Les adolescents, eux, sont abreuvés d’images violentes par des bandes dessinées - japonaises ou coréennes -, et des mangas qui banalisent les conflits sanglants et meurtriers entre gangs, les batailles intersidérales et la mort. Des romans font la part belle aux guerres mondiales, à la guerre civile espagnole, à la guerre d’Algérie, au génocide rwandais et à la guerre en Yougoslavie. La recherche contemporaine s’intéresse également à ce champ de la guerre en littérature jeunesse dans des articles[3], des thèses[4], des ouvrages et des dossiers[5], des sites et des pages web[6].
Ce volume se veut être un prolongement du numéro 10 de la revue « Cultural Express » consacré à la « Violence dans les objets sémiotiques destinés à l'enfance et à la jeunesse » (https://cultx-revue.com/revue/la-violence-dans-les-objets-semiotiques-destines-a-lenfance-et-a-la-jeunesse). Nous attendons des propositions d’analyse des images de la guerre (entre États, groupes sociaux, individus, … ; guerre civile, coloniale, de religion, raciale, … ; guerre locale, mondiale, …) dans les objets sémiotiques fictionnels destinés à l’enfance et à la jeunesse. Il s’agira, entre autres, d’analyser la fictionnalisation des conflits menés par la force des armes et le contexte des confrontations mises en scène, d’examiner les configurations stylistiques et narratives choisies par les auteurs retenus, l’art de camper les combattants et les victimes, les parcours de renoncement/d’échappatoires à la violence et de dégager les leçons à en tirer.
Axe 1 : Analyse du récit de guerre : croisements axio-narratologiques
Pour Julia Kristeva, la littérature est en mesure d’opérer un « dévoiement de l’abject[7] » : avec quels paramètres de la scène d’énonciation les objets sémiotiques fictionnels destinés à l’enfance et à la jeunesse jouent-ils pour contextualiser la violence décrite ? Par quels moyens bâtissent-ils leur propre conception (spéculative, imaginaire, potentielle) des conflits ? Quels usages font-ils de l’horreur ? Quels sont les univers sémiotiques ainsi créés ? Comment la construction narrative s’effectue-t-elle autour des guerres ? Comment celles-ci sont-elles fictionnalisées ? Par quelles stratégies discursives, le lecteur/spectateur en arrive-t-il à être immergé dans le récit/la BD/ le manga/ le film, … ? Quelles tendances peut-on identifier dans les procédés narratifs employés dans les objets fictionnels destinés à la jeunesse pour dire le conflit armé ?
On pourra s’appuyer, entre autres, sur les travaux en narratologie[8], ainsi que sur ceux de Dominique Maingueneau[9], de Gérard Genette[10] et de Pierre Macherey[11].
Axe 2 : Exploration des stratégies de mise en fiction de la guerre et leur dimension éthique
Quels sont les éléments porteurs de sens dans les œuvres ? Quelles expériences de la guerre les œuvres transmettent-elles ? Que révèlent-elles sur les valeurs et les modes de compréhension de la violence guerrière ? Quelles sont les postures éthiques adoptées ? Quelles valeurs (éthique, heuristique et transitive) sont transmises au jeune public ? Quels moyens sont utilisés par les auteurs pour intégrer ou solliciter la participation de l’enfant/de l’adolescent ? Quelle compréhension de l’expérience humaine face aux situations de violence extrême les œuvres dégagent-elles ?
Les spécificités du théâtre et du film (décors, mouvement des personnages, composition scénique, les éléments métatextuels, les mises en abyme de la pratique théâtrale) pourront également faire l’objet d’analyses.
Axe 3 : Témoignage(s) de la guerre et devoir de mémoire
Dans quelle mesure des témoignages permettent-ils d’approfondir un aspect particulier d’une guerre ? Comment les objets fictionnels réfléchissent-ils, à travers le thème de la guerre, aux « liens entre récit et passé, usages de la fiction et dynamiques de la mémoire[12] » ? Comment prennent-ils en charge le devoir de raconter comment, et à quel point, une guerre marque-t-elle la vie et l’identité ? Quelle est la place de l’imagination dans la gestion d’un passé traumatique ? Quelle(s) image(s) les rescapés/combattants/témoins entendent-ils donner d’eux-mêmes et de leur expérience de la guerre ? Quelles pratiques auctoriales peuvent être dégagées dans leurs récits/autobiographies (paratexte, genres narratifs adoptés, formes d’énonciation retenues, effets de langue, …) ? À quelles exigences (des maisons d’édition notamment), les auteurs-témoins ont-ils dû se plier et quelles corrections ont été apportées aux récits/textes originaux ? Quelle réception est faite de leur témoignage ?
Axe 4 : Corps et guerre(s)
Corps et violence guerrière nous semblent indissociables. Il conviendra donc de se pencher sur la représentation du corps (masculin, féminin, le corps des combattants/des victimes, …) dans les objets sémiotiques retenus en montrant comment l’écriture de la violence génère une rhétorique spécifique et en déterminant le champ sémantique qui s’y construit. On pourra aborder, par exemple, les thématiques suivantes : le corps auquel on donne la mort, la représentation littéraire du corps (notamment la charge symbolique et anthropologique de certaines de ses parties) et du cadavre. Le corps devient-il un « sismographe[13] » du corps social ?
Axe 5 : Transpositions, réécritures, adaptations
De quelle(s) façon(s), les objets fictionnels transposent-ils le thème de la guerre (dans toutes les acceptions de ce terme : réécritures, adaptations, renversement des idées dominantes orientant habituellement la compréhension des combats, variation des contextualisations, emprunts à des figures historiques/mythologiques, transposition du pouvoir d’agir à des actants dramatiques morts/imaginés, …) ? Comment certains auteurs transposent-ils/réécrivent-ils/adaptent-ils, de façon fantasmatique parfois, l’histoire d’une guerre ? Comment, à l’instar de Taika Waititi, des cinéastes mélangent-ils les genres dans des productions initiatiques où les jeunes héros sont, comme Jojo Rabbit, confrontés à la dure réalité de la guerre dont l’absurdité est pointée, avec humour, poésie et justesse ?
Axe 6 : Dépasser la guerre - Quels discours pacifistes ?
D’après saint Augustin, la véritable paix ne consisterait pas uniquement dans l’absence de lutte armée, mais dans la concorde, la « tranquillité de l’ordre ». Pour Spinoza également, la paix, ne peut se résumer à une simple absence de guerre et d’hostilités, de conflits et de dissensions : elle a pour nom concorde. Dans la poésie allemande, notamment, les odes à la paix sont un genre cultivé tout au long du XVIIIe siècle après avoir acquis des lettres de noblesse dans le cadre des traités de paix de Westphalie. Bon nombres d’œuvres littéraires et d’auteur(e)s, à travers les époques, promeuvent la culture de la paix. Ainsi, en 1914, Romain Rolland publiait « Au-dessus de la mêlée » dans le Journal de Genève, un appel à ne jamais perdre l’espoir de trouver le chemin de la paix, ce qui fit de lui un acteur incontournable des mouvements pacifistes.
La question mise au centre de cet axe 6 est celle des conditions d’expression de la paix et du pacifisme dans les objets fictionnels à destination de la jeunesse. Quelle définition apportent-ils des notions de « pacifisme » et de « paix » ? Les éléments du pacifisme sont-ils traités par des dénonciations directes, dans la bouche de certains personnages ou par des épisodes révélateurs ? Comment y sont mises en lumière les négociations de la paix ?
Axe 7 : La guerre au « féminin »
Dans l’imaginaire collectif, la guerre est souvent pensée comme une affaire et un monde d’hommes. Les femmes y sont absentes ou réduites à des rôles secondaires. Pourtant, les conflits des XXe et XXIe siècles montrent leur implication, les multiples facettes de leur présence et la variété de leurs expériences : elles sont combattantes, cheffes de guerre, commandants de base ou officiers spécialistes des renseignements, pilotes, parachutistes, démineuses, résistantes, témoins ou « dames blanches » dispensant des soins, rôle plus traditionnellement associé à la féminité. Il convient de prendre en compte les différents aspects de cette expérience féminine de la guerre, de redonner toute leur place à ces voix de femmes parfois invisibilisées dans les récits de guerre accaparés par les hommes et de lire le fait guerrier selon le prisme du genre. La description du métier des armes et des événements vécus par les femmes diffèrent-elles de celles des hommes ? Comment les femmes affrontent-elles les dangers lors des opérations militaires ou la captivité ? Quel regard portent-elles sur l’armée et quelles réactions de leurs compagnons d’armes masculins (rejet, condescendance, mépris, misogynie, adoption, estime, …) notent-elles dans ces œuvres pour la jeunesse ? Comment s’y manifestent les identités de genre ? Les combats supposent-ils un « vacillement » de ces identités ?
Contributions
Les articles (en français, en allemand ou en anglais) porteront sur les objets sémiotiques fictionnels destinés à l’enfance et à la jeunesse, c’est-à-dire les romans, contes, albums, bandes dessinées, mangas, films, jeux vidéo, chansons, etc. Sont attendues des propositions de communication innovantes, originales et, bien entendu, inédites. Les doctorants sont vivement encouragés à soumettre une proposition d’article.
Modalités et calendrier
Les propositions d’article (axe retenu, titre, résumé de 2000 caractères maximum, mots clés, références bibliographiques) seront accompagnées d’une brève biobibliographie comprenant le statut, l’établissement et l’équipe d’accueil de rattachement ainsi que les principales publications récentes et seront envoyées conjointement aux deux adresses électroniques ci-dessous avant le 01.03.2025, délai de rigueur :
Les décisions du comité scientifique seront communiquées aux auteurs pour le 01.04.2025.
La date limite de remise des articles, dans la mesure où la proposition aura été acceptée, est fixée au 30.06.2025. La publication de ce numéro est prévue pour le quatrième trimestre 2025. Tous les articles seront soumis à un processus de révision par les pairs.
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[1] https://dictionnaire-droit-humanitaire.org/content/article/2/guerre
[2] François-Xavier Lavenne & Olivier Odaert, « Les écrivains et le discours de la guerre », Interférences Littéraires, n° 3, novembre 2009, p. 9-24.
[3] Par exemple : Isabelle Guillaume, « Écrire la Grande Guerre aujourd’hui », Parole de l’Institut suisse jeunesse et médias, décembre 2010.
[4] Voir : Laurence Olivier-Messonnier, Guerre et littérature de jeunesse française (1870-1919), Clermont-Ferrand2, 2008.
[5] Lire notamment : Lydie Laroque, « La première guerre mondiale dans la littérature de jeunesse contemporaine », Le français aujourd’hui, n° 183, p. 125-133 ; Claudine Hervouët, Catherine Milkovitch-Rioux, Catherine Songoulashvili & Jacques Vidal-Naquet (dir.), Enfants en temps de guerre et littératures de jeunesse (XXe-XXIe siècles), Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2013.
[6] Par exemple : les sites pilotés par l’académie de Nice ou par l’université de Lille, les pages web proposées par l’université de Toulouse 2-Le Mirail et celles de l’Association française pour la lecture.
[7] Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 246.
[8] http://narratologie.revues.org/index.html
[9] Dominique Maingueneau, Le discours littéraire : paratopie et scène d’énonciation, Paris, Colin, 2004.
[10] Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
[11] Pierre Macherey, À quoi pense la littérature ?, Paris, PUF, 1990.
[12] Barbara Havercroft & Bruno Blanckeman, Narrations d’un nouveau siècle, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2013, p. 9.
[13] Morgane Kieffer, « Écriture féminine et identités de genre : les fictions polémiques de Marie Redonnet et Hélène Lenoir ». https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ecriture-feminine-aux-xxe-etxxie-siecles-entre-stereotype-et-concept