Revue critique de fixxion française contemporaine
N° 32, 2026 – Fictions sportives
dirigé par Jean-Marc Baud et Denis Saint-Amand
Semblant participer des représentations ancrées depuis toujours, l’opposition dualiste du corps et de l’esprit, déjà présente chez Platon, a, par métonymie, engagé une distinction a priori nette entre le sport et la littérature. Juvénal, dans sa dixième satire, raillait l’imbécilité présumée des athlètes au détour d’une saillie dont la postérité n’a pas toujours reconnu la valeur antiphrastique : Mens sana in corpore sano. Pourtant, si le sens commun oppose le sport et la littérature, les contre-exemples de dialogue entre les deux univers ne manquent pas : de la médaille d’or de littérature décernée aux Jeux Olympiques entre 1912 et 1948 au goût pour les auteurs de la beat generation revendiqué par le footballeur Luigi Meroni, de l’amour du vélo d’Alfred Jarry au Voyage au bout des seize mètres de Peter Esterhazy, en passant par les affinités footballistiques d’Albert Camus, les chroniques d’Antoine Blondin pour L’Équipe, les récits de boxe développés par Jake Lamotta (Raging Bull) ou F.X. Toole (De sueur et de sang) et la fascination de Paul Auster pour le base-ball, les traits d’unions entre sport et littérature sont en réalité historiquement très nombreux. Ils ont ainsi permis l’émergence d’institutions qui leur sont dédiées au sein même du milieu littéraire (qu’on songe à la fondation, dès 1931, de l’Association des écrivains sportifs ou, plus près de nous, à la création du Prix Jean-Cormier, dédié à la littérature sportive francophone) et les approches critiques des écritures sportives ne manquent pas (parmi lesquelles figurent les travaux respectifs de Pierre Cherreton, de Thomas Bauer, de Julie Gaucher, de l’équipe Numapresse ou de la Sport Literature Association).
Mais le corpus le plus contemporain de ces littératures, pourtant massif, a été jusqu’ici peu interrogé. Favorisé par l’érosion progressive de la distinction entre haute culture et culture populaire qui s’est accélérée dans les années 1980, dans le contexte des « dissonances culturelles », le sport s’est en effet installé durablement dans la fiction francophone contemporaine, qui exploite toute sa diversité, du football (Football de Jean-Philippe Toussaint) à la boxe (Fief de David Lopez), en passant par le cyclisme (Jean de la Ciotat, la légende de Jean-Charles Massera), le tennis (Je suis une aventure d’Arno Bertina), la natation (Hongrie-Hollywood-Express d’Éric Plamondon, premier volet de la trilogie 1984, dédié à la figure de Johnny Weissmuller) et même le 3000 mètres steeple (En l’absence de classement final de Tristan Garcia). La variété générique et tonale des fictions sportives est frappante : entre esthétisation épique et usage burlesque (qu’on pense au numéro hors-série de la revue Inculte sur la Coupe du monde 2006), entre matière mémorielle et mélancolique pour l’écrivain ou exploration d’un tragique contemporain (Plonger de Benard Chambaz), ce sont des registres, styles et dispositifs multiples qui servent la fictionnalisation d’univers et acteurs propices à actualiser des structures narratives efficaces — tant il semble que, dans l’adversité comme dans la victoire, les trajectoires sportives peuvent rappeler celles des grands héros romanesques et sont parfois mobilisées, en particulier dans la littérature jeunesse, pour leur portée édifiante.
De la fable footballistique (Rien de plus précieux que le repos de Yamina Benahmed Daho) au dictionnaire sportif autobiographique (Petite philosophie du ballon de Bernard Chambaz) en passant par la biofiction d’athlète (Courir de Jean Échenoz, consacré à Emile Zátopek), les écritures sportives témoignent aujourd’hui, dans le monde littéraire francophone, d’une vitalité qui appelle un traitement spécifique. Si elles s’appliquent quelquefois à représenter la perfection ou le raté d’un geste (Éloge de l’esquive d’Olivier Guez), elles interrogent aussi le sport comme gigantesque scène de parole, qu’il s’agisse de faire entendre la voix et les chants des supporters (Dans la foule de Laurent Mauvignier), la causerie d’un entraîneur transformée en une méditation sur l’amour et le monde (Jouer juste de François Bégaudeau), la stéréotypie des commentaires sportifs (dans l’album Hors-jeu de Matthieu Chiara), voire la correspondance poétique improbable d’un fan de football avec son joueur favori (Surface de réparation d’Olivier El-Khoury). L’intérêt marqué des écrivain·e·s contemporain·e·s pour le sport procède sans doute aussi du fait qu’il constitue un bon terrain d’approche de la société contemporaine : allié métonymique de l’écrivain·e, l’espace sportif permet d’interroger les mécanismes idéologiques et économiques du néo-libéralisme, l’apothéose de la société du spectacle, l’histoire du Communisme (La Petite Communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon) ou de l’esclavage, les inégalités de genre (Poule D de Yamina Benahmed Daho ou le collectif Femmes et sport dirigé par Maylis de Kerangal et Joyce Sorman), voire les mécanismes d’emprise et de domination masculine (Je suis le courant la vase de Marie-Hélène Larochelle).
En ce sens, le sport constitue pour les écrivain·e·s le lieu par excellence des nouvelles mythologies contemporaines, dans le sillage de Roland Barthes et de son analyse du « Tour de France comme une épopée ». Peut-être même constitue-t-il un modèle ou un miroir dynamique de l’art d’écrire, une pratique qui offre à la littérature un espace où affermir, muscler, affiner sa poétique, invitant chaque écrivain·e à dresser son « autoportrait [d’]auteur en coureur de fond », pour reprendre le titre d’un livre d’Haruki Murakami qui montre ce que le souffle de l’athlète peut apprendre à celui de l’écrivain·e. Outre des modes analogiques de séquençage de la narration (mi-temps, rounds…), le sport offre surtout aux auteur·ice·s un terrain de jeu précieux pour l’écriture, en tant qu’il est, lui aussi, un art du rythme et du mouvement. En témoignent notamment les soirées Littérature Supersport organisées à Bruxelles et dans lesquelles l’intersection entre poésie et sport passe par un jeu sur la notion de performance, mais aussi la résidence d’autrice « Sport et littérature » vécue par Lisette Lombé au sein du Paris Université Club. Quelles valeurs spécifiques sont liées à certains sports en particulier ? Comment se construit la figuration d’un héros sportif ? Comment la chronologie sportive peut-elle servir celle du récit ? Comment raconter un corps ? Comment dire le geste ? Quelles nouvelles mythologies s’écrivent sur le terrain ou dans le stade ? Quelle grammaire du commentaire imaginer ? Ce sont quelques-unes des questions que ce dossier de Fixxion, dédié aux « fictions sportives » dans la littérature francophone contemporaine, se propose de soulever.
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Échéance : 1 juin 2025.
Les propositions de contribution (environ 300 mots), portant sur les littératures françaises et francophones doivent être envoyées en français ou en anglais, à fixxion21@gmail.com
Après notification de la validation, le texte de l’article définitif (saisi dans le gabarit Word et respectant les styles et consignes du Protocole rédactionnel) est à envoyer à fixxion21@gmail.com avant le 15 décembre 2025 pour évaluation.