La Revue des lettres modernes 2024 – 11 : « Voyages en cargo »
Sous la direcion de Philippe Antoine et Gilles Louÿs
Paris, Classiques Garnier, La Revue des lettres modernes, 2024
Longtemps s’embarquer sur un navire marchand fut le seul moyen d’aborder des terres lointaines, et voyager ainsi n’était pas entrepris par plaisir. C’est peut-être ce qui explique le peu de détails, dans les récits des voyageurs, sur les réalités quotidiennes de la vie à bord. Il fallut attendre l’avènement des grands paquebots de ligne et leur âge d’or, dans l’entre-deux-guerres, pour que les traversées maritimes, devenues confortables (au moins pour les passagers les plus fortunés), puissent être envisagées comme voyages d’agrément – jusqu’à devenir, avec ces véritables villes flottantes que sont les navires de croisière les plus récents, une forme de terrain de jeu pour classes moyennes favorisées. Est-ce alors pour renouer avec les voyages d’antan, la lenteur d’interminables traversées maritimes et l’expérience d’un certain ennui, aux antipodes de ce que goûtent les croisiéristes, qu’on constate, depuis les années 1990, un engouement pour les voyages en cargo ? Avec l’apparition d’opérateurs touristiques mettant en relation les amateurs de voyages au long cours avec les compagnies d’armement de la marine marchande, ce type de voyage, sans s’être totalement banalisé, attire chaque année de nouveaux adeptes. Les agences de voyages spécialisées proposent désormais dans leurs catalogues toutes sortes de liaisons maritimes lointaines et jouent d’une habile rhétorique publicitaire en présentant les voyages en cargo comme une forme d’anti-tourisme, réservé aux amoureux de la mer, flattant ainsi le désir de distinction de ceux qui tiennent à se démarquer de la masse des croisiéristes.
Si le transport des marchandises par mer date de l’Antiquité, “l’invention” du cargo tel que nous l’entendons aujourd’hui est relativement récente. Il n’y a pas eu de réel saut qualitatif sur le plan technique dans le transport de marchandises depuis l’abandon de la voile. Il existe donc une forme de permanence, du premier XXe siècle à aujourd’hui, dans l’image que nous nous faisons du cargo. Ce sont à peu près les mêmes réalités qui sont évoquées, les mêmes situations qui se reproduisent, les mêmes acteurs qui occupent le devant de la scène. Les récits se répondent et véhiculent les mêmes motifs, comme si rien n’avait réellement changé en l’espace de cent cinquante ans. Les occupations du passager, quant à elles, se dérouleront selon un emploi du temps immuable, qui se répétera de jour en jour, si l’on excepte les moments forts du voyage (dûment enregistrées par la quasi-totalité des récits) que sont par exemple la découverte de la cabine, l’entrée dans le port, le transbordement des marchandises, le karaoké partagé avec l’équipage. C’est dans une large mesure le cargo qui dicte sa loi aux discours qui le représentent. Ce processus de schématisation est encore accentué par le fait que le regard porté sur l’univers du transport maritime est toujours extérieur. Il est celui d’hommes ou de femmes qui lui sont étrangers et qui importent les préconstruits qui sont les leurs lorsqu’ils rendent compte de leurs expériences, faute de disposer des connaissances qui leur permettrait d’analyser au plus près ce qu’ils vivent. Il est difficile d’échapper aux clichés lorsqu’on ne dispose pas du savoir-voir nécessaire.
Cependant, les cargonautes que nous croisons dans ce numéro se répartissent en plusieurs catégories. La plus nombreuse est celle du touriste. La deuxième est celle de passagers pour lesquels la traversée est une parenthèse. La troisième compte en son sein aventuriers et hommes d’action, pour lesquels le navire est avant tout le lieu où se déroule une intrigue. Se trouvent enfin ceux que l’on nommera les enquêteurs, qui cherchent à découvrir l’envers du décor et à ausculter les réalités du transports maritimes. L’appartenance à telle ou telle famille détermine les représentations de la vie à bord, au même titre que le medium dont usent les auteurs ou encore les circuits de diffusion de leurs productions qui peuvent s’inscrire dans les champs littéraire ou artistique, dans celui des sciences humaines, ou s’afficher comme de simples témoignages. Plus généralement, la composante personnelle du récit ne peut être négligée. Dans le portrait du cargo se projette ou se reflète celui de l’homme qui le brosse. Nous avons toujours affaire à un « je », qu’il se réfère à une identité auctoriale ou à une personne qui se dit nuement ou de manière indirecte dans son œuvre.
La mise en présence dans un même volume de contributeurs issus de champs disciplinaires différents est un choix délibéré et il ne faut pas s’étonner que l’objet cargo prenne des contours forts différents selon les types d’approche qui ont été mobilisés et les domaines de spécialité de chacun. Cette donnée a prévalu pour ce qui est de l’ordre d’apparition des articles de Voyages en cargo. Débutant par une contextualisation historienne, il se poursuit par des études menées par des spécialistes de la littérature viatique qui privilégient les récits de faits (réunis dans le cas présent autour de la figure centrale du touriste). Une première échappée nous conduit en des terres imaginaires (dans l’album de jeunesse, la bande dessinée et le cinéma). Ces fictions iconotextuelles cèdent enfin la place à des œuvres qui font entrer le voyage en cargo dans la littérature, particulièrement celle du premier XXe siècle qui est vraisemblablement le moment où le « phénomène cargo » bat son plein. Aujourd’hui en effet, seuls quelques anti-touristes redécouvrent les vertus du voyage de la lenteur et redonnent ses titres de noblesse à un type de navire qui, dans l’inconscient collectif, n’est pas auréolé du même prestige que ses congénères. Reste que dans son prosaïsme même, le cargo a quelque chose à nous dire. Son retour sur le devant de la scène est peut-être concomitant à la fascination qu’exercent aujourd’hui sur nos contemporains les paysages industriels et les immenses zones portuaires de la post-modernité – en raison de la progressive invisibilisation de l’industrie que beaucoup voient à distance de nostalgie. Et pourtant, même si les marchandises sont aujourd’hui cachées dans des conteneurs tous identiques, même si le fret maritime est une zone opaque de l’économie mondialisée, les cargos nous parlent de la réalité actuelle du monde du travail et du caractère très concret de l’acheminement des produits dont nous usons quotidiennement, fabriqués dans la majorité des cas très loin de leur zone de consommation.
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Gilles Louÿs
Introduction/Introduction 9
François Drémeaux et Thomas Vaisset
Voyage aux sources de l’objet « cargo ». Histoire d’un acteur des transformations du monde maritime à l’époque contemporaine /
A journey to the origins of the cargo ship. History of a key player in the transformation of the maritime world in the Late Modern Era 27
Philippe Antoine
L’équipage et le passager. Scènes de rencontre /
The Crew and the Passenger. Meeting Scenes 45
Gilles Louÿs
Embarqués. Anatomie du récit de cargonaute /
All aboard a Container Ship. A Study of the Passenger’s Logbook 63
Liouba Bischoff
Les blogs de voyage en cargo. Littérature numérique ou objets info-communicationnels ? /
Cargo travel blogs. Digital literature or info-communicational objects? 81
Aymeric Landot
Tintin, de cargos rêvés en narrations itinérantes /
Tintin, from Dream Ship to Travelling Storytellings 99
Christophe Meunier
Tourisme et voyages maritimes. Cargos et paquebots dans les albums pour enfants /
Tourism and Sea Journeys. Cargo ships and liners in chidren’s picturebooks 117
Rodolphe Olcèse
Cinéma à la dérive. Le motif du cargo dans 9 doigts de F. J. Ossang /
The drift of cinema. The topic of the cargo in 9 Fingers by F. J. Ossang 131
Bernard Alavoine
Le Passager du Polarlys de Georges Simenon. Aventures en cargo dans les années trente /
The Passenger of the Polarlys by Georges Simenon. Cargo adventures in the 1930s 147
Patrick Aurousseau
Voyager en cargo, une expression de la masculinité des écrivains de l’entre-deux-guerres ? L’exemple de Jean-Richard Bloch et de ses contemporains /
Is cargo travel a mark of masculinity for interwar writers? The example of Jean-Richard Bloch and his contemporaries 161
Théo Soula
La « bourlingue » embarquée. Approche géolittéraire du cargo dans la poésie du premier xxe siècle /
The “bourlingue” on board. A geoliterary approach to cargo ships in the poetry of the first twentieth century 177
Philippe Antoine
Conclusion/Conclusion 193