Séminaire 44 : Expériences et violences chez Claude Simon
L’œuvre de Claude Simon est avant tout affaire d’expérience : expérience du monde et expérience d’écriture. Expérience du monde parce que l’univers romanesque de Claude Simon convoque une conscience appréhendant un monde qui, familier ou inédit, est toujours perçu comme nouveau et surprenant pour les personnages qui l’appréhendent, plaçant le rapport au monde sous le signe du phénoménologique et de l’apprentissage. « Je croyais apprendre à vivre, j’apprenais à mourir », dit l’une de citations épigraphes de La Route des Flandres. Et l’on sait que Simon avait initialement d’intituler Une éducation sentimentale le roman qui devint L’Acacia.
Expérience d’écriture aussi, par la dimension expérimentale qu’on a pu prêter à l’œuvre de Simon, en particulier dans sa période la plus formaliste parfois nommée « nouveau nouveau roman », mais aussi parce que le romancier envisage lui-même l’écriture comme expérience vécue, ainsi qu’il l’a exprimé dans de nombreux entretiens. Ainsi de cette déclaration, « Le roman se fait, je le fais et il se fait », reprise comme titre d’un entretien accordé aux Lettres françaises en 1967[1] ; ou encore de ce conseil de Raoul Dufy que Simon reprend à son compte : « Il faut savoir abandonner le tableau que l’on voulait faire au profit de celui qui se fait[2] ».
C’est sur ces deux plans également que peut être appréhendée l’idée d’une violence qui habite l’œuvre de Simon. Du côté thématique, il s’agit avant tout de la violence de l’histoire (la guerre, les idéologies, la colonisation), mais aussi des rapports sociaux, des relations familiales, ou encore des rapports entre l’homme et la nature ; violence physique, morale et symbolique ; violence individuelle ou collective… De l’autre ce qui peut être ressenti comme la violence d’une écriture éminemment transgressive, comme en témoigne « La bataille de la phrase », titre anagramme de La Bataille de Pharsale donné par Jean Ricardou à l’une de ses études les plus célèbres[3].
Ce séminaire exceptionnel invite ainsi à interroger les différentes façons par lesquelles peuvent s’articuler ces deux modalités de rapport au monde et à l’écriture.
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Claude Simon: Experiences and Violence
Claude Simon's work is above all a matter of experience: experience of the world and experience of writing. Experience of the world, because Claude Simon's novelistic universe summons a consciousness that apprehends a world, whether familiar or unfamiliar, that is always perceived as new and surprising by the characters who apprehend it, placing the relationship to the world under the sign of phenomenology and learning. “I thought I was learning how to live, but I was learning how to die”, says one of the epigraphic quotes from The Flanders Road. And we know that Simon originally called the novel that became The Acacia A Sentimental Education.
There is also writing as experience. In the experimental dimension that has been attributed to Simon's work, particularly in his most formalist period, sometimes referred to as the “nouveau nouveau roman”, the novelist himself sees writing as a lived experience, as he has expressed in numerous interviews. For example, “The novel is made, I make it and it is made”, is the title of an interview he gave to Lettres françaises in 1967; or Raoul Dufy's advice, echoed by Simon: “You have to know how to abandon the picture you wanted to make in favor of the one that's being made”.
It is on these two levels, too, that the idea of violence that inhabits Simon's work can be understood. On the thematic side, it's primarily a question of the violence of history (war, ideologies, colonization), but also of social relations, family relationships, or the relationship between man and nature; physical, moral and symbolic violence; individual or collective violence... On the aesthetic side, what can be felt as the violence is an eminently transgressive style of writing, as evidenced by “the battle of the phrase”, the anagram title of The Battle of Pharsalus given by Jean Ricardou to one of his most famous studies.
This exceptional seminar invites us to examine the different ways in which these two modes of relating to the world and to writing can be articulated.
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Bibliographie indicative :
Anne-Lise Blanc, « La guerre comme expérience des limites dans l’œuvre romanesque de Claude Simon », dans Pierre Glaudes et Helmur Meter (dir.), L’Expérience des limites dans les récits de guerre (1914-1945), Genève, Slatkine, 2001, p. 213-228.
Celia Britton, « Instant Replays: the Reintegration of Traumatic Experience in Le Jardin des Plantes », dans Jean Duffy et Alastair B. Duncan (dir.), Claude Simon. A retrospective, Liverpool, Liverpool university press, été 2002, p. 61-76.
Inès Cazalas, Catherine Delesalle-Nancey, Judith Sarfati Lanter (dir.), Expériences de l’histoire, poétiques de la mémoire : Joseph Conrad, Claude Simon, António Lobo Antunes, Neuilly, Atlande, 2018.
Raymond Gay-Crosier, « Points de rencontre et points de choc. Désir transformateur et violence génératrice : Claude Simon et l’acte de lecture », dans Le Roman [Colloque 7-10 sept. 1994], Oslo, Université d’Oslo, 1995, t. II, p. 307-320.
Marie Hartmann, « Mémoires de disparu. “Il n’est pas facile de raconter à présent” », dans Lucas Salza (dir.), Crise de l’expérience et création artistique après la Grande Guerre, Sesto San Giovanni, Mimésis, sept. 2018, p. 117-131.
Rainer Warning, « Les espaces de mémoire de Claude Simon : La Route des Flandres », Cahiers Claude Simon, 2005, p. 103‑133.
Marie-Albane Watine, Ilias Yocaris, David Zemmour (dir.), Claude Simon, une expérience de la complexité, Paris, Classiques Garnier, 2020.
Cécile Yapaudjian et Pascal Mougin (dir.), Cahiers Claude Simon, n°16 (« Guerres et batailles. »), 2021.
David Zemmour, « Claude Simon et l’expérience émotionnelle de la langue », Siècle 21, Littérature et société, n°28, 2016, p. 144-155 (repris dans Maylis de Kerangal sur les grands chemins de Claude Simon, Carnets de Chaminadour, 11, 2016, p. 199-213).
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[1] « Claude Simon : “Le roman se fait, je le fais et il se fait” », entretien avec Josane Duranteau, Les Lettres Françaises, n°1178, 13-19 avril 1967, p. 3-4.
[2] Ludovic Janvier et Claude Simon, « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », Entretiens, 31, 1972, p. 15-29. Repris dans Cahiers Claude Simon, n°9, 2014, p. 9-23.
[3] Jean Ricardou, « La Bataille de phrase », Critique, n° 274, Minuit, 1970, p. 226-256.