« Poétiques et pratiques créatrices bohèmes »
Colloque international, Université Rennes 2
18, 19 et 20 novembre 2025
Projet quadriennal transversal du CELLAM
« Bohèmes. Cultures, déviances, contre-cultures »
Dans la préface des Scènes de la vie de bohème, Murger définit la bohème comme un état socio-économique indissociable d’une intense créativité artistique qu’il conditionne. Les écrivains, peintres et musiciens qui composent ce qu’il nomme « la vraie Bohème » font selon lui preuve d’une inventivité supérieure parce qu’ils sont aiguillonnés par la menace constante de la pauvreté :
Pluie ou poussière, ombre ou soleil, rien n’arrête ces hardis aventuriers, dont tous les vices sont doublés d’une vertu. L’esprit toujours tenu en éveil par leur ambition, qui bat la charge devant eux et les pousse à l’assaut de l’avenir : sans relâche aux prises avec la nécessité, leur invention, qui marche toujours mèche allumée, fait sauter l’obstacle qu’à peine il les gêne. Leur existence de chaque jour est une œuvre de génie, un problème quotidien qu’ils parviennent toujours à résoudre à l’aide de mathématiques.
L’art bohème serait donc littéralement une mise en œuvre quotidienne : mener la vie de bohème, c’est déjà créer. La frontière entre vie et création est d’autant plus ténue que la littérature bohème est très souvent à elle-même son propre objet, et entretient sa propre « mythologie médiatique de la vie littéraire1 ».
De cette étroite intrication entre mode d’existence et pratique créatrice découlent un certain nombre de traits récurrents qui caractérisent une poétique performative bohème, autant que la fréquentation des cafés, le goût du chahut et l’habitude de l’errance caractérisent la sociabilité bohème. Cette poétique se distingue d’abord par le recours à des motifs récurrents (la camaraderie, l’errance, le mépris du bourgeois…) et à des parlures qui sont autant de mots de passe, de signes de connivence, de marqueurs d’appartenance à l’un de ces groupes à géométrie variable qui composent la galaxie bohème. « La Bohème parle entre elle un langage particulier, emprunté aux causeries de l’atelier, au jargon des coulisses et aux discussions des bureaux de rédaction. […] Ce vocabulaire de bohème est l’enfer de la rhétorique et le paradis du néologisme », note encore Murger dans sa préface ; et comme l’atteste cette remarque méta-discursive, la poétique bohème est hautement consciente des poncifs qu’elle construit et de l’entre-soi qu’elle cultive tout en l’exposant aux yeux du monde, en l’érigeant en objet de curiosité voire de fascination, et donc en le condamnant à se diluer sous l’effet des modes et des mécanismes de légitimation.
À l’image de cet usage d’un répertoire topique, les poétiques et pratiques créatrices bohèmes sont traversées de tensions et de paradoxes. Elles affichent un goût de la liberté formelle d’autant plus exigeant qu’elles relèvent souvent d’une écriture contrainte (par les lieux de publication qu’elles investissent, et par la nécessité de produire vite pour obtenir des revenus rapides, fussent-ils maigres) ; elles brandissent un désir de singularité d’autant plus vif qu’elles émanent d’un travail collectif, qu’il soit réel, comme dans L’Album zutique ou les nombreuses expériences d’écriture en collaboration, ou qu’il procède de l’imaginaire du « groupisme2 », qui tend à s’étendre à toute œuvre bohème. Face au dénuement, la bohème élabore une poétique de la profusion ; face au désespoir, une poétique de la fantaisie nonchalante. Elle invente ainsi, dans l’acte créateur même, des compensations aux aléas d’une existence précaire, lesquelles peuvent aussi se muer en arguments publicitaires propres à séduire le public. De ces stratégies duelles naît un rapport complexe à la fiction : la littérature bohème se donne bien souvent pour une chronique fidèle du réel, mais d’un réel à ce point creusé par le vide qu’il est lui-même traversé de fictions – espérances, rêves, chimères, dont le « paletot […] idéal » de Rimbaud pourrait être l’étendard ironique. Étendard en lambeaux, car la bohème porte en elle la critique, et peut-être le germe de destruction de son propre réalisme. Existe-t-elle ailleurs que dans les représentations qu’elle élabore ? À peine est-elle constituée dans les imaginaires qu’elle est accusée de fictionnaliser à outrance la réalité de la misère, et ce reproche émane parfois de ceux qui gravitent dans sa sphère, à l’image de Jules Vallès. Toute bohème serait-elle « de chic », comme celle dont se rit Corbière dans Les Amours jaunes ? Par son sens de la dérision et de la subversion – qui n’exclut pas le pathos et l’émotion immédiate – la bohème littéraire et artistique questionne les catégories esthétiques qu’elle manie autant que les circonstances socio-économiques dont elle émane.
C’est dans cette perspective que l’on se propose d’envisager une bohème au long cours, à l’aune de ses productions et pratiques créatrices. Conformément aux principes du projet quadriennal transversal du CELLAM, « Bohèmes. Cultures, déviances, contre-cultures », on n’interrogera pas seulement le noyau historique de la bohème parisienne des années 1830 à 1890, mais aussi sa généalogie, sa postérité et ses métamorphoses, dans une perspective trans-séculaire et pluri-disciplinaire, et dans la lignée du collectif Bohème sans frontière dirigé par Pascal Brissette et Anthony Glinoer3.
Les pistes suivantes pourront notamment être explorées :
- Existe-t-il une ou des poétiques caractéristiques de la bohème, qui pourraient en constituer un trait définitoire et permettre de l’identifier au-delà des œuvres qui se réclament explicitement de cette catégorie ?
- Comment les poétiques et pratiques créatrices bohèmes évoluent-elles avec le temps ? Quelles permanences ou mutations se font jour d’une ère culturelle ou géographique à l’autre ?
- Comment se situent-elles à l’égard de l’ordre économique, social et politique de leur temps, entre résistance, subversion et adaptation ? En quoi nourrissent-elles une contre-culture ?
- Comment les femmes s’emparent-elles des poétiques et pratiques créatrices bohèmes, au-delà des représentations stéréotypées de la grisette ou de la lorette ?
- En quoi la tension entre poétiques et pratiques créatrices bohèmes d’une part, et représentations de la bohème d’autre part, permet-elle de faire émerger au sein même des œuvres une posture critique ?
Bibliographie indicative
Amic S. (dir.), Bohèmes. De Léonard de Vinci à Picasso, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2012.
Brissette P. et Glinoer A. (dir.), Bohème sans frontière, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2010.
Cestor F., Wagneur J.-D., Les Bohèmes. 1840-1870. Écrivains, journalistes, artistes, Seyssel, Champ Vallon, 2012.
Dewitz, B. von (dir.), La Boheme: The Staging of Artists as Bohemians in 19th and 20th Century Photography, Göttingen, Steidl, 2010.
Gailly S., Le mythe de Prague dans les littératures européennes, Paris, Honoré Champion, 2007.
Glinoer A., La bohème. Une figure de l’imaginaire social, Presses de l’Université de Montréal, coll. "Socius", 2018.
Glinoer A., « La bohème chez elle. Étude sur l’imaginaire de l’intérieur bohème », Romantisme, 2015/2 (n° 168), p. 61-70. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2015-2-page-61.htm
Glinoer A., Hülk W. et Zimmermann B., « Cultures de la créativité. Bohème historique et précarités contemporaines », Trivium [En ligne], 18 | 2014, mis en ligne le 22 décembre 2014. URL : http://journals.openedition.org/trivium/5006
Haroche-Bouzinac G., Louise de Vilmorin. Une vie de bohème, Paris, Flammarion, 2019.
Kreuzer H., Die Bohème. Analyse und Dokumentation der intellektuellen Subkultur vom 19. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Stuttgart, Metzler Verlag, 2000 [1968].
Partouche M., « Bohèmes et avant-gardes… : du groupisme », Inter, (99), 2008, p. 2-10.
Michels R., « Sociologie de la bohème et de ses rapports avec le prolétariat intellectuel », Trivium [En ligne], 18 | 2014, mis en ligne le 17 décembre. URL : http://journals.openedition.org/trivium/4986
Saint-Amand D., La Littérature à l’ombre. Sociologie du Zutisme, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2013.
Seghers P., Poètes maudits d’aujourd’hui : 1946-1970, Paris, Seghers, 1972.
Seigel J., Bohemian Paris: Culture, Politics, and the Boundaries of Bourgeois Life, 1830-1930, New York, Viking Penguin, 1986.
Vaillant A., Vérilhac Y. dir., Vie de bohème et petite presse du XIXe siècle. Sociabilité littéraire ou solidarité journalistique ?, Nanterre, PUPN, coll. « Orbis litterarum », 2018.
Modalités de soumission
Les propositions de communications accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique sont à envoyer pour le 13 janvier 2025 aux membres du comité d’organisation :
- Edwige Comoy-Fusaro : edwige.fusaro@univ-rennes2.fr
- Martina Gazzola : martina.gazzola@univ-rennes2.fr
- Ralf Junkerjuergen : Ralf.Junkerjuergen@sprachlit.uni-regensburg.de
- Juliette Le Gall-Küçük : juliette.legall188@gmail.com
- Esther Pinon : esther.pinon@univ-rennes2.fr
Les réponses seront envoyées aux contributeurs et aux contributrices pour le 15 février 2025.
Les actes du colloque, ainsi que ceux des précédentes manifestations du projet (séminaires 2022 : « La catégorie bohème » et 2023 : « Le bohème et les autres », journée d’études 2024 : « Philosophies, éthiques et géographies bohèmes »), seront publiés à l’issue de la tenue du projet quadriennal.
1 Jean-Didier Wagneur, « Préface », dans Françoise Cestor et Jean-Didier Wagneur, Les Bohèmes, 1840-1870, Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 10.
2 Marc Partouche, « Bohèmes et avant-gardes… Du groupisme », in Inter, 2008 (99), p. 2-10.
3 Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2010.