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L’émerveillement à l’épreuve du désenchantement au XIXe siècle (Poitiers)

L’émerveillement à l’épreuve du désenchantement au XIXe siècle (Poitiers)

Publié le par Esther Demoulin (Source : Émilie Pézard)

L’émerveillement à l’épreuve du désenchantement au XIXe siècle

 

Journée d’études organisée par Clarisse Neau et Émilie Pézard

Université de Poitiers, vendredi 4 avril 2025

FoReLLIS (UR15076), programme « Histoire et poétique de l’émerveillement »

 

À bien des égards, le XIXe siècle peut apparaître comme une période d’émerveillement. Les progrès scientifiques et techniques qui en marquent la seconde moitié aboutissent à une multiplication des merveilles, c’est-à-dire, selon la définition de Pierre Larousse, des « chose[s] qui éveille[nt] l’admiration soit par [leur] beauté, [leur] éclat, soit parce qu’elle[s] excite[nt] notre étonnement », et qui peuvent être « conforme[s] aux lois de la nature ». La collection de vulgarisation lancée par Hachette entre 1868 et 1873 et justement intitulée la Bibliothèque des Merveilles donne un aperçu de la variété des sources d’émerveillement, des météores aux chemins de fer, en passant par les plantes étudiées au microscope et les machines et décors de théâtre. Aussi ne peut-on s’étonner que ce soit au XIXe siècle que le mot « émerveillement » fasse son apparition dans le dictionnaire : le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle le définit comme « Grand étonnement, grande admiration ».

Mais le XIXe est aussi le siècle du désenchantement. Les bouleversements historiques depuis la Révolution, la chute de l’Empire, l’essor de la bourgeoisie, la déchristianisation progressive de la société induisent un sentiment de désillusion qui nourrit la mélancolie et engendre, dès le début du siècle, la conviction de vivre une époque de décadence. L’« école du désenchantement », selon la formule proposée par Balzac en 1830 pour désigner La Peau de chagrin, Le Rouge et le Noir et le roman de Jules Janin, L’Âne mort et la femme guillotinée, a d’innombrables disciples tout au long du siècle. Dans la presse, à partir de 1830, le mot « désenchantement » est au moins cinquante fois plus utilisé que le terme « émerveillement ».

La prégnance du désenchantement explique que, à bien des égards, le XIXe siècle soit marqué par une crise de l’émerveillement. La contradiction est contenue dans les termes : l’« état d’une personne qui se désenchante en découvrant une réalité dépouillée de son caractère charmant ou mystérieux » (TLFi) est l’opposé de « cet assentiment chaleureux à ce qui est, cette vision du nouveau dans le familier et du possible au cœur du donné » par lesquels Mickaël Edwards définit l’émerveillement. Rapport euphorique ou attristé, perception enrichie ou appauvrie, le désenchantement et l’émerveillement désignent deux relations antithétiques entre l’individu et le monde qui l’entoure.

La crise est d’abord celle de l’une des sources principales de l’émerveillement, le merveilleux. Comme le souligne Alain Vaillant, « le XIXe siècle français a eu un problème avec le merveilleux : d’abord les écrivains eux-mêmes, mal à l’aise avec cette infraction avouée du rationalisme et du réalisme ; ensuite leurs commentateurs, qui devaient penser que toutes ces histoires à dormir debout n’étaient pas vraiment dignes d’attention. » L’essor du fantastique est paradoxalement indissociable du discrédit qui touche le folklore diabolique, les vampires et les superstitions.

Une autre source de cette crise apparaît si l’on déplace l’attention de l’objet suscitant l’émerveillement vers le sujet qui l’éprouve. C’est la capacité même à s’émerveiller, cette « générosité d’esprit face à la soudaine présence d’un phénomène – extraordinaire ou banal, sublime ou quotidien – dans l’inattendu et la vérité de son être-là » (Edwards), qui est mise à mal par le désenchantement. L’émerveillement présuppose en effet une candeur d’âme que l’on juge souvent avoir perdue. Le XIXe est le siècle de la blague. L’ironie est omniprésente et sa force dissolvante s’exerce sur toutes les sources d’émerveillement. Comme l’écrit Charles Nodier en 1817, « [l]e bonheur de tout sentir avec force fait place à la malheureuse aptitude de tout analyser, de tout décolorer, de tout flétrir. On s’applique avec un soin cruel à user le reste des illusions des faibles, à tourmenter la sensibilité, à désespérer la foi. » À l’opposé de la science pourvoyeuse de nouveaux enchantements, le savoir peut aussi apparaître comme la source d’un cynisme désespérant, qui, en supprimant les illusions, assèche l’âme et interdit les émotions comme l’étonnement ou l’admiration.

En complément des travaux qui ont déjà été consacrés aux formes de l’émerveillement au XIXe siècle, cette journée d’études s’attachera à l’analyse du versant négatif de l’émerveillement, entre rejet et regret. En se concentrant sur tout ce qui peut rendre l’émerveillement problématique au XIXe siècle, elle vise à étudier les traces discursives d’une stratégie de négociation entre émerveillement et désenchantement : commentaires sur tout ce qui obère l’émerveillement, explicitation des conditions exceptionnelles qui l’ont rendu possible, expressions d’une nostalgie ou d’une résignation. Quelles réflexions sont menées, au XIXe siècle, sur la difficulté de s’émerveiller, et sur les solutions qui y sont apportées ?

Les propositions pourront notamment s’inscrire dans l’un de ces axes :

L’émerveillement miné par l’ironie. – Le XIXe siècle reprend la pratique, déjà courante au XVIIe et au XVIIIe, d’une réécriture parodique des contes merveilleux. L’ironie a-t-elle pour seul effet d’anéantir l’émerveillement, ou en est-elle aussi une des conditions de la possibilité, parce qu’elle donnerait des gages à l’esprit critique du lecteur ? On peut également se demander si les merveilles, qui peuvent être naturelles, constituent une cible de l’ironie comme le merveilleux. Trouve-t-on des discours satiriques sur les progrès scientifiques, qui frapperaient de ridicule la tentation de s’en émerveiller ?

Les valeurs esthético-morales d’un refus de l’émerveillement. – La « satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné » par laquelle Baudelaire définit le dandy souligne que le refus de l’émerveillement peut faire l’objet d’une revendication, parce que la capacité à ne pas s’émerveiller implique des valeurs esthétiques et morales, comme l’impassibilité ou la hauteur de vue. Par ailleurs, que le savoir constitue une entrave à l’émerveillement ne lui enlève pas sa valeur. L’individu cynique et blasé, tel que l’incarnent les héros byroniens et leurs successeurs, de Melmoth à Szaffie dans La Salamandre, peut lui-même être admiré pour la lucidité supérieure dont il ferait preuve. Paradoxalement, ces figures peuvent devenir elles-mêmes sources d’émerveillement. Comment s’exprime le refus de l’émerveillement ? Quelles valeurs implique-t-il ?

La nostalgie du merveilleux. – La crise de l’émerveillement traversée par le XIXe siècle pourrait signaler une mutation de ses sources, qui avait commencé au siècle précédent : au merveilleux surnaturel se substitueraient les merveilles positives qu’offrent la nature ou les activités humaines. Dans son célèbre « Adieu mystères » (1881), Maupassant consacre la disparition du surnaturel, en même temps qu’il le regrette : « Je ne crois plus aux grossières histoires de nos pères. J’appelle hystériques les miraculées. Je raisonne, j’approfondis, je me sens délivré des superstitions. Eh bien, malgré moi, malgré mon vouloir et la joie de cette émancipation, tous ces voiles levés m’attristent. Il me semble qu’on a dépeuplé le monde. » L’émerveillement n’est plus présent qu’en creux, sur un mode négatif : comme une aspiration et un regret. Si aujourd’hui, dans l’émerveillement, comme l’écrit Marie-Hélène Boblet, « on s’accorde à l’immanence et à l’horizontalité du monde de la vie, ici-bas et maintenant », ce constat vaut-il pour le XIXe siècle ? Cette nostalgie de Maupassant est-elle partagée, et alors comment se décline-t-elle ? Comment les contemporains perçoivent-ils, selon le degré de leur foi, les apparitions mariales (en 1830, 1846, 1858, 1871) qui semblent réactiver le merveilleux chrétien, pourtant mis à mal par la déchristianisation ?

L’émerveillement et le vraisemblable. – Si la merveille peut être vraie, puisque naturelle, le merveilleux heurte par définition le vraisemblable, qui constitue pourtant un critère de valeur régulièrement convoqué. Comment les auteurs parviennent-ils à articuler les deux exigences a priori incompatibles de l’émerveillement et du vraisemblable ? On peut songer à l’alliance du romanesque et du réalisme développée dans le roman-feuilleton (Sue, Dumas), au régime de l’exceptionnel possible proposé dans les fictions romantiques, ou encore à ce qu’Edmond Picard nommait en 1887 le « fantastique réel », qui s’oppose au « fantastique imaginatif » de Poe et Hoffmann et qui permettrait de combiner émerveillement et vraisemblance : « Le monde est plein d’étrangetés. Les yeux vulgaires ne les voient pas […]. Pour se rendre compte ces côtés effrayants des choses, il faut se débarrasser de la routine qui explique tout par des raisons banales. »

Les déceptions de l’émerveillement. – Du surnaturel expliqué, dont Ann Radcliffe s’est fait la spécialité, mais que l’on retrouve dans Le Château des Carpathes de Verne, à l’explication finale de l’histoire par un rêve (Didier de Chousy, Ignis, 1883) ou par la folie (Parville, Un habitant de la planète Mars, 1865), nombreuses sont les astuces narratives qui annulent finalement la charge merveilleuse que la fiction a d’abord développée. Elles exploitent ainsi la temporalité du récit pour faire coexister, mais successivement, dans la fiction, l’émerveillement et le vraisemblable. Comment ces procédés déceptifs affectent-ils l’émerveillement du lecteur ? Ont-ils été reçus par les contemporains comme une caution bienvenue donnée à la vraisemblance ou au contraire comme une duperie décevante ?

Le développement d’un « émerveillement noir ». – L’essor du fantastique, nourri par les fictions gothiques et surtout par les contes d’Hoffmann, à partir des années 1830, pourrait-il suggérer une conversion de l’émerveillement, qui ne pourrait plus exister qu’en intégrant la négativité du désenchantement ? Les critiques ne s’accordent pas sur cette possibilité d’une variante négative de l’émerveillement. Marie-Hélène Boblet juge que l’émerveillement privilégie « une orientation heureuse [de l’étonnement], qui conjugue la surprise avec l’intuition désirante d’une altérité tout à la fois sensible et insaisissable, avec la joie devant l’insondable profondeur du réel » ; Mickaël Edwards considère en revanche que « l’émerveillement n’est pas toujours agréable » et il cite Jacqueline de Romilly dans Les Roses de la solitude : « L’angoisse et l’émerveillement sont étroitement entrelacés, comme deux tiges de vigne vierge, impossibles à détacher l’une de l’autre. » Le XIXe siècle semble inciter, de fait, à cette extension négative de l’émerveillement. Le « fantastique réel » déjà évoqué d’Edmond Picard est défini comme « le bizarre dans l’effrayant » : l’exemple qu’il convoque est l’emmurement vivant narré dans La Grande Bretèche de Balzac. La Bibliothèque des merveilles de Hachette comporte un volume sur Les Naufrages célèbres. Pourrait-on proposer la notion d’« émerveillement noir » pour désigner les cas où l’étonnement et l’admiration se teintent de terreur ? Comment a-t-il été pensé au XIXe siècle, en quels termes a-t-il été formulé ? Y aurait-il là un moyen, dans un siècle désenchanté, de sauver l’émerveillement ?

Les propositions de communication, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, pourront être envoyées aux organisatrices (emilie.pezard@univ-poitiers.fr et clarisse.neau@univ-poitiers.fr) avant le 15 décembre 2024.

 

Pour en savoir plus sur le programme « Histoire et poétique de l’émerveillement » : https://forellis.labo.univ-poitiers.fr/axe-histoire-et-poetique-des-formes-litteraires/