Le travail fait partie intégrante de l’humanité : les traces archéologiques les plus lointaines témoignent de l’activité laborieuse. Depuis la rationalisation du travail, accentuée au XIXème siècle par l’industrialisation, de nombreuses sociétés humaines sont majoritairement composées d’une classe laborieuse, paysanne, ouvrière et employée, faisant du travail un sensible partagé, un dénominateur permettant une expérience commune par-delà les frontières nationales et allant jusqu’à définir l’identité d’un individu. Pourtant, un silence étrange enveloppe le sujet du travail en littérature, sujet qui, selon l’expression de M. Denning, « résiste[rait] à la représentation[1] ». Mais n’est-ce pas plutôt le champ littéraire qui résiste au travail que le travail qui résiste à la littérature ? Car, pour un sujet qui « résiste à la représentation », cette dernière a pourtant été éclectique, foisonnante et diverse.
On ne peut alors que se réjouir de ce qu’il convient d’appeler une dynamique de la recherche en sciences humaines ces dernières années sur le sujet du travail comme en témoignent les colloques « Représentations du travail. Littérature, histoire, sciences sociales, histoire de l’art, cinéma » (UNIL, 2021) et les Rendez-vous de l’Histoire (« Le Travail », Blois, 2021) ainsi que « Les Fables du tri. Travail, entreprise et conflits éthiques dans la littérature et le cinéma des XXe et XXIe siècles » (Strasbourg, 2022). Enfin, notons les événements à venir, qu’il s’agisse de « Enjeux écologiques des littératures du travail françaises et francophones » (Sorbonne Nouvelle, 2024) ou de « Faut-il imaginer Sisyphe heureux ? » (Strasbourg, 2024). Nous aimerions nous inscrire dans le sillage de ces projets, mais surtout dans celui de l’OBERT (Observatoire Européen des Récits du Travail) et de ses colloques « Narrating Labour : Posture and Positionality » (OBERT, 2023) et « Women and Work: Reframing a Narrative Relationship » (OBERT, 2024) et proposer des journées de réflexion sur les littératures du travail dans une perspective comparatiste, internationale et transdisciplinaire, comme proposaient de le faire John Lennon et Magnus Nilsson dans Working-Class Literature(s)[2].
Considérant en effet qu’« [a]ucun événement, aucune littérature d’aucune sorte ne peut se comprendre de façon satisfaisante sans une mise en relation avec d’autres événements, avec d’autres littératures[3] », il nous semble important de nous pencher sur le thème du travail par la méthode comparatiste : ces littératures s’inscrivent en effet aux croisements de champs littéraires nationaux et internationaux. De plus, cette perspective comparatiste est nécessaire du fait même de l’organisation de ces littératures du travail[4] : souvent militantes et marginales, elles s’organisent autour de revues, de partis politiques et, souvent à partir de 1917, en lien avec l’URSS et le Proletkult. Des maisons d’édition comme GIHL ou Arbeiderspers ou des revues comme International Literature (diffusée et traduite en quatre langues simultanément) créent des réseaux de diffusion et de traduction pendant une majeure partie du XXème siècle. Cette circulation a également eu comme conséquence de créer, des États-Unis au Japon, de la Russie au Pérou, de la Suède à l’Inde, des traits génériques et poétiques communs : une certaine fluidité générique, oscillant entre fiction et non-fiction, l’importance de la posture d’authenticité de l’auteur ou de l’autrice, des topoï, des structures, des images revenant d’un pays à l’autre pendant plus d’un siècle etc. Enfin, nous souhaiterions inscrire cette démarche comparatiste dans le cadre de réflexion d’un vingtième siècle décentré, depuis les écrits fondateurs d’Émile Zola pour atteindre la fin des Trente Glorieuses. Cet empan chronologique nous semble en effet particulièrement pertinent pour étudier les spécificités du travail en littérature en permettant de saisir le contexte politique et idéologique d’une définition de la classe travailleuse et des conditions d’exercices du travail nées de l’industrialisation et d’une rationalisation croissante.
Nous souhaitons décentrer notre vision des liens entre littérature et travail en transcendant les frontières nationales et la francophonie[5], en nous demandant, par exemple, ce qui rapproche les récits miniers du Français Zola (Germinal), du Chilien Lillo (Subterra) ou de l’Indien Dutt (Coir) ? En quoi Bonneff avec Aubervilliers ou Sinclair avec The Jungle proposent-ils une esthétique commune de récits sur l’abattoir et les liens entre la déshumanisation des travailleurs et la maltraitance animale ? Peut-on dégager une poétique des autrices militantes ouvrières chez Smedley (Daughter of Earth) aux États-Unis, Lopez (Journal d’une OS) en France, Carnès (Tea Rooms. Mujeres obreras) en Espagne, Moa Martinson en Suède (Kvinnor och äppelträd) ou Pagu (Parque industrial) au Brésil ? Ces récits créent de nouveaux topoï comme la grève, la manifestation, le personnage du syndicaliste : comment esthétisent-ils (ou pas) la politique (comme chez Tokunaga, Taiyō no nai machi, Etcherelli, Élise ou la vraie vie, Isabel De Toleda, La huelga ou Richard Llewellyn, How Green was my Valley?) ? Les récits maritimes du travail, loin de l’exotisme d’un Moby Dick ou de Robinson Crusoé, du Norvégien Hamsun, du Britannique Hanley, du Japonais Kobayashi, de l’apatride Malaquais ou des Français Dabit et Peisson nous présentent-ils un style du vagabondage similaire ? Et peut-on rapprocher des récits du travail de la terre comme The Grapes of Wrath de Steinbeck, les Travaux de Navel ou les nouvelles d’Ivar Lo-Johansson dans ses recueils Statarna I et II ?
Les intervenantes et intervenants pourront travailler, sans s’y limiter, sur les thèmes suivants, dans une optique comparatiste :
Histoire littéraire du travail : les tensions entre histoire littéraire nationale et littérature internationale / littérature mondiale ; histoire et contextualisation de la création des canons littéraires ;
Théorisations des littératures du travail : littérature prolétarienne, littérature populiste, littérature ouvrière, littérature révolutionnaire, réalisme socialiste, naturalisme, néo-réalisme, faction, factographie, prose documentaire, littérature non‑fictionnelle… ;
Champs littéraires et réseaux : communautés d’écrivains (RAPP, collectifs d’écrivains ouvriers), revues (Senki, La Gaceta literaria, Amauta, L’Humanité, New Masses, Masses, The Anvil, International Literature, Musée du soir…), sociabilités littéraires, réseaux de traduction et de diffusion, relation de mentorat (comme Upton Sinclair avec Mike Gold, Jack Conroy ou Agnes Smedley, Roger Martin du Gard avec Eugène Dabit, André Gide avec Jean Malaquais, Roman Rolland avec Panaït Istrati), stratégies éditoriales (Éditions Sociales Internationales, Cenit, Plein Chant, Nada…) ;
Légitimité et illégitimité littéraire : place et discours sur les littératures du travail dans le champ littéraire ;
Authenticité, expérience et la position ambiguë du témoin : les tensions entre fiction et posture d’authenticité ; la littérature du travail est-elle un « document humain[6] » ? La valeur des récits n’est-elle qu’historique ou sociologique ?
Plasticité générique des littératures du travail : jeu entre fiction, non-fiction, autobiographie… ;
Poétique du travail : étude des réseaux imagologiques, de la récurrence de certains topoï, de certains personnages ;
Transdisciplinarité et intermédialité : comment articuler littérature, sociologie, sciences des techniques, histoire et économie ? ; comment s’adaptent les récits du travail au cinéma, en bande-dessinée ou sous toute autre forme artistique ?
Intersectionnalité : Class studies, gender studies, subaltern studies[7], études décoloniales, études écocritiques… Le travail se situe à l’intersection de nombreuses interrogations contemporaines, dont la littérature s’était emparée parfois bien avant leurs théorisations sociologiques.
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Propositions :
Les propositions de communication (3000 signes maximum) seront accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique. Elles devront être envoyées à ecrituresdutravail@gmail.com avant le 31 janvier 2025.
Organisation :
Le colloque se déroulera à l’Université Paris Nanterre les 02 et 03 octobre 2025. Les frais d’hébergement et de transport seront à la charge des participants et des participantes. Les déjeuners et le dîner seront offerts par l’organisation du colloque.
Organisatrices :
Louise Bernard (Doctorante en littérature comparée, Paris Nanterre) : l.bernard@parisnanterre.fr
Victoria Pleuchot (Docteure en littérature comparée, Artois) : victoria.pleuchot@gmail.com
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[1] Michael Denning, The Cultural Front. Cité par Laura Hapke, Labor’s Text. The Worker in American Fiction, New Brunswick, Rutgers University Press, 2001, p. 14 : “Work itself resists representation”.
[2] John Lennon et Magnus Nilsson, Working-Class Literature(s): Historical and International Perspectives, Stockholm, Stockholm University Press, 2017.
[3] Matthew Arnold, « On the modern element in literature » (1857), dans Selected Prose, éd. Peter J. Keating, Londres, Penguin, 1987, p. 59 : “No single event, no single literature is adequately comprehended except in its relation to other events, to other literatures.” Cité par Marx William, Vivre dans la bibliothèque du monde, Paris, Collège de France, 2020.
[4] Victoria Pleuchot, Littérature romanesque et travail précaire 1918-1939, sous la direction d’Anne-Gaëlle Weber, Université d’Artois, 2023.
[5] Comme les organisatrices de ce colloque s’efforcent déjà de le faire dans leur cahier Hypothèse Littératures du travail : Perspectives comparatistes, https://littetravail.hypotheses.org/.
[6] William Stott, Documentary Expression and Thirties America, Chicago, The University of Chicago Press, 1986, p. 6 : « Human document. »
[7] Chakravorty Spivak Gayatri, « Can the Subaltern Speak ? » in Marxism and the Interpretation of Culture, eds. Cary Nelson and Lawrence Grossberg, Basingstoke, Macmillan, 1988, p. 271–313.