"Ismaïl Kadaré (1936-2024). Une plume contre des bunkers", par Jean-Paul Champseix (en-attendant-nadeau.fr)
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par Jean-Paul Champseix (mis en ligne le 5 juillet 2024)
Ismaïl Kadaré vient de mourir à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Né en 1936, il est l’auteur d’une œuvre considérable aussi insolite qu’inespérée. Il a vécu toute son existence en Albanie, pays qui subissait une des dictatures les plus dures de la planète, sous la férule ultra stalinienne d’Enver Hoxha. Il ne demanda l’asile politique à la France qu’en 1990, au moment où le régime était aux abois, l’écrivain craignant légitimement pour sa vie.
Kadaré se fit connaître, encore adolescent, par ses poèmes, ce qui lui valut d’être envoyé à l’Institut Gorki de Moscou, en 1958, pour apprendre à devenir un écrivain réaliste socialiste. Il n’apprécia guère cet enseignement qui fut interrompu, deux ans plus tard, par la rupture entre l’Albanie et l’Union soviétique. Un de ses tout premiers romans changea son destin : Le général de l’armée morte (1963). Si cet ouvrage n’eut guère de succès en Albanie, il fut accueilli chaleureusement en France (1970) car il séduisit et surprit. Le roman raconte la venue en Albanie d’un militaire et d’un prêtre italiens dont la mission est de recueillir les dépouilles des soldats tombés pendant la Seconde Guerre mondiale. L’aspect moderne et funèbre du texte déjouait les attentes. En effet, l’action se situe dans une Albanie étonnamment étirée, boueuse, continuellement hivernale. Les deux personnages, dont on sait peu de chose, ne sont pas regardés comme des ennemis capitalistes, ils sont des individus mal à l’aise dans leurs fonctions. Peu de choses sont dites sur le régime communiste contemporain. Quant à la guerre, elle est vue sans héroïsme à travers le journal intime retrouvé d’un soldat italien qui, à la chute de Mussolini, s’est réfugié dans une famille de paysans albanais respectant les lois traditionnelles de l’hospitalité. À certains moments, rêves et climat onirique nimbent le texte.
La France, à l’époque, était considérée comme un pays hautement culturel. Enver Hoxha lui-même avait enseigné brièvement au Lycée français de Korça, dans le sud du pays, où il avait été élève. Ainsi, la critique enthousiaste des lecteurs français attestait de la valeur de l’œuvre. Comme le succès ne se démentira pas au fil des ouvrages, Kadaré va devenir l’écrivain national sans pour autant être l’écrivain officiel. Il est paradoxal, dans un pays ultra nationaliste comme l’était l’Albanie, que ce soit un pays étranger qui ait adoubé le grand écrivain. On peut imaginer la jalousie que Kadaré va susciter dans le petit monde littéraire – qu’il qualifiera de « mer salée » – et le soupçon récurrent de vouloir plaire à la bourgeoisie occidentale. Les plus malveillants affirmeront même que le succès en France fut artificiellement provoqué, Kadaré étant un espion à la solde de Paris. Si l’accusation prête à rire aujourd’hui, il n’en allait pas de même à l’époque. […]