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Le bleu et le blanc. Interférences entre les littératures dites

Le bleu et le blanc. Interférences entre les littératures dites "populaire" et "savante" du XVIIe s. à nos jours

Publié le par Marc Escola (Source : Tony Gheeraert)

 Le bleu et le blanc 

Interférences entre les littératures dites « populaire » et « savante » du XVIIe siècle à nos jours 

– Cycle de journées –  

Première journée: 28 février 2025. Université de Rouen Normandie

Salle de conférences, Maison de l’université. Place Emile Blondel, 76 130 Mont-Saint-Aignan

Comité scientifique :

Olivier Belin, Anne Besson, Sandra Provini, Laetitia Gonon, Judith le Blanc,

Yohann Deguin, Marie-Gabrielle Lallemand, Stéphane Pouyaud

Comité organisateur :

Anna Fouqué-Legros, Coline Moy, Tony Gheeraert

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La dichotomie entre culture populaire et culture savante, qui fit les beaux jours de la critique d’obédience marxiste dans les années 1960-1970, possède-t-elle encore un sens ? Trente ans après la création du Web et la démocratisation inouïe du savoir qui en a résulté, le principe d’une confiscation par l’élite d’une littérature qui lui serait réservée paraît bien périmé. Inversement, la reconnaissance jusqu’au sein de l’université de formes autrefois discréditées (policiers, fantasy, science-fiction) confère à ces « mauvais genres » un surcroît de légitimité institutionnelle, au point que leur valeur symbolique entre aujourd’hui en concurrence avec celle de la littérature dite blanche ou générale. Le développement d’une littérature « young adult », qui adopte les codes habituels de la littérature jeunesse mais en traitant de thèmes graves, contribue aussi au brouillage des frontières et à l’hybridation des catégories.

Ce parasitage est-il toutefois aussi récent qu’on pourrait le croire ? Au XVIIe siècle déjà, Perrault empruntait le sujet de Grisélidis à des récits circulant dans la Bibliothèque bleue, collection d’ouvrages bon marché publiés à partir de 1602 à des fins agressivement commerciales, diffusés par colportage, véhiculant jusqu’à l’écœurement des fictions d’aventure répétées à l’identique. De même, quelques années plus tard, François Nodot entreprenait-il de faire publier chez un éditeur parisien L’Histoire de Mélusine, l’un des grands succès de la Bibliothèque bleue. En réalité littérature populaire et littérature savante ne s’opposent que comme l’avers et le revers d’une même médaille. Toutes deux se définissent mutuellement, dans leur altérité ou selon un rapport de hiérarchie. Jacques Migozzi, lorsqu’il envisage la « paralittérature » dans une perspective axiologique, la définit comme « tout le refoulé de la littérature officielle », et à ce titre intimement lié à elle. Si le XIXe siècle vit l’explosion de la littérature populaire à la faveur d’un triple mouvement d’urbanisation, d’alphabétisation et de révolution technique de l’imprimerie et de la presse, les œuvres destinées à ce lectorat élargi n’ont jamais cessé d’entretenir des relations étroites avec les livres réputés plus ambitieux. Victor Hugo offre ainsi le modèle de l’écrivain universel dont les romans allient profondeur intellectuelle et succès populaire : les Misérables connurent dès leur publication une vraie réussite éditoriale.  Si, comme l’affirme Migozzi, « la partition littérature/littérature populaire se rigidifie et se fait plus véhémente au fil du XIXe siècle », il n’en reste pas moins que « la Littérature a besoin de son Autre pour affirmer son identité et son existence[1]. »  Dans Culture écrite et société, Roger Chartier, plus sensible à la porosité des deux univers éditoriaux, s’avance plus loin encore. Il ouvre son chapitre sur les « lectures populaires » en affirmant que « La culture populaire est une catégorie savante[2] ». 

Dès lors, il s’agira au cours de ces journées d’envisager les différents liens que peuvent entretenir le « populaire » et le « savant » afin de mettre au jour la perméabilité de ces deux catégories et de les décloisonner. L’on privilégiera l’approche diachronique pour aborder la question du parasitage entre la littérature populaire, héritière de la bibliothèque bleue, et la littérature savante, représentée aujourd’hui par la collection blanche de Gallimard et ses équivalents dans d’autres maisons d’édition. On pourra par exemple et sans exclusive faire porter les questionnements sur les domaines suivants : 

●     Le succès et la valeur.  Umberto Eco postule une contradiction intrinsèque entre les principes qui président au succès populaire d’une œuvre et leur valeur littéraire. La réussite commerciale est selon lui liée à une règle « d’itération continuelle » dont le but consiste à « procurer au public le plaisir régressif du retour à l’attendu, […] les joies de la reconnaissance du déjà connu ». Autrement dit, la littérature de masse se trouve incapable de toute « narrativité problématique », et réduite à « une orgie de redondance[3] » qui viendrait satisfaire les attentes paresseuses de la lectrice et du lecteur. On remarquera toutefois que c’est parfois à tort que le succès d’une œuvre se trouve affecté d’un marqueur axiologique dépréciatif. À près de trois siècles d’écart, Le Cid et Cyrano de Bergerac ont valu à leurs auteurs à la fois le triomphe du public et les brocards de critiques acerbes et jaloux. Si la tragi-comédie de Corneille a été depuis longtemps intégrée au canon, la pièce de Rostand n’est réhabilitée que depuis peu, et dut attendre 2022 pour recevoir les honneurs d’un programme d’Agrégation, tant le succès populaire avait rendu suspecte la possibilité même de sa valeur littéraire. Les journées d’étude ici proposées seront l’occasion de discuter de cette opposition présumée entre des œuvres nécessairement faciles destinées à plaire au plus grand nombre, et des œuvres difficiles et ambitieuses qui se trouveraient ipso facto cantonnées à la confidentialité. 

●     La culture mondaine comme culture populaire. Dans quelle mesure peut-il être pertinent et éclairant d’appliquer rétroactivement aux productions de l’époque moderne les méthodes d’analyse de la littérature populaire habituellement réservées aux deux derniers siècles ?  On pourra se demander par exemple si, au XVIIe siècle, la culture mondaine, façonnée par le goût des femmes, et considérée avec la plus grande méfiance par les tenants d’institutions presque exclusivement masculines, n’obéit pas à certains fonctionnements et certains discrédits qui permettent de la rapprocher de la littérature identifiée comme populaire deux siècles plus tard.

●     La propagation des idées. Dans quelle mesure la diffusion d’idées complexes justifie-t-elle l’adoption de formes populaires, quitte à accepter l’entropie que suppose une telle entreprise de vulgarisation ? On pourra penser ici aux romans et au théâtre de Sartre, qui simplifient à l’extrême les positions philosophiques de celui qui composa L’Être et le néant. 

●     Les phénomènes de capillarité. S’agissant de l’époque contemporaine, on pourra s’interroger sur les stratégies d’appropriations réciproques qui tendent à résorber la fracture entre une littérature destinée au grand public et une littérature adressée à l’élite, au point d’aboutir à des œuvres hybrides qui font perdre le sens même de cette distinction. Le Nom de la Rose, qui adopte la poétique du thriller policier mais se trouve farci de références médiévales théologiques et historiques a priori arides, a ainsi donné naissance à une littérature de genre structurée autour de son érudition, le roman policier historique. De même, il arrive que des œuvres de science-fiction ou de fantasy s’appuient sur les contraintes propres à leur genre pour poser des questions sociétales ou métaphysiques hardies. Inversement, les fictions publiées dans les collections les plus prestigieuses ne manquent pas d’être modelées par la culture populaire dans laquelle baignent nécessairement les autrices et les auteurs contemporains : références cinématographiques, constructions scénaristiques, personnages et thèmes sont volontiers empruntés à une culture de masse en principe absente de la littérature blanche et générale. 

●     Formats et matérialité. On pourra aussi s’interroger sur le phénomène du livre de poche comme possibilité d’une démocratisation de la lecture. On pourra rappeler les réticences de Blanchot, Michaux ou Gracq qui protestèrent contre la transformation du lecteur en consommateur. Chez certains auteurs, le choix d’une langue rare correspond au refus délibéré de la massification de la lecture, réservée à qui sait s’en approprier les codes. Un auteur comme Prévert au contraire s’est réjoui de la diffusion de ses recueils en poche, format qui « va partout » et permet de toucher « un public qui particulièrement [lui] plaît ».

●     L’intermédialité. Dans quelle mesure un media populaire comme le cinéma permet-il d’élargir les publics et de remettre sur le devant de la scène des œuvres littéraires oubliées ou jugées mineures ? On pense par exemple aux adaptations cinématographiques ou vidéoludiques d’œuvres littéraires qui, par la transposition d’un genre à un autre, contribuent à redécouvrir et à populariser un texte

●     Mise en abyme. Quelles sont les représentations de la culture savante au sein d’œuvres populaires et inversement ? On pourra par exemple s’intéresser aux modalités de représentations des arts jugés “nobles” ou réservés à un public de confirmés dans des œuvres plus populaires. 

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Éléments bibliographiques 

La Poésie populaire en France au xixe siècle : théories, pratiques et réception, sous la direction d’Hélène Millot, Nathalie Vincent-Munnia, Marie-Claude Schapira et Michèle Fontana, Tusson, Éditions du Lérot, 2005, p. 768.

Olivier Belin, La Poésie faite par tous, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2022.

Chartier Roger, Culture écrite et société, Albin Michel, 1996. 

Eco Umberto, De Superman au surhomme, 1993.

Grignon Claude, Passeron Jean-Claude, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature., Paris, Le Seuil, 1989. 

Migozzi, Jacques. « Littérature(s) populaire(s) : un objet protéiforme », Hermès, La Revue, vol. 42, no. 2, 2005, p. 93-100. 

Mandrou, Robert, De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964. 

Wolf Nelly, Le Peuple à l'écrit. De Flaubert à Virginie Despentes, Presses Universitaires de Vincennes, Paris, 2019.

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Cette journée et les suivantes s’inscrivent dans la continuité des chantiers ouverts lors des deux journées consacrées aux Recettes du succès, organisées par le CEREdI et parus depuis parmi les colloques de Fabula (https://www.fabula.org/colloques/sommaire8913.php)

Les propositions de communication (environ 300 mots), accompagnées d’un court CV, seront transmises à  blanc-et-bleu@googlegroups.com avant le 30/11/2024.

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[1] Jacques Migozzi, « Littérature(s) populaire(s) : un objet protéiforme », Hermès, La Revue, vol. 42, no. 2, 2005, pp. 93-100. 
[2] Roger Chartier, Culture écrite et société, Albin Michel, 1996, p.205. 
[3] Umberto Eco, Du Superman au surhomme, Paris, Grasset, 1983, p. 19.