Longtemps paralysé en face de l’écriture, André Frénaud (1907-1993) est né à la poésie la trentaine passée. En pleine guerre, alors qu’il revient en France muni de faux papiers après deux ans de captivité dans le Brandebourg, Paul Éluard accueille chaleureusement ses poèmes. Quelques-uns de ceux-ci paraissent dans la clandestinité à l’enseigne des éditions de Minuit, sous le pseudonyme de Benjamin Phelisse. Aussitôt remarquée par Louis Aragon et René Char, cette voix s’avère d’un expressionnisme unique dans notre langue. Des liens et souvent des amitiés vont alors se nouer entre cette personnalité aussi tourmentée que généreuse et nombre de poètes et peintres qui auront marqué de leur empreinte la poésie française au XXe siècle.
André Frénaud savait que ses longs poèmes, lesquels avaient sa préférence, livraient des clés essentielles de son univers. Il rêvait d’un recueil qui en fît la démonstration. C’est désormais chose faite.
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Né en 1907 à Montceau-les-Mines, André Frénaud a dabord été accueilli par les publications clandestines de la Résistance avant d’être régulièrement publié par les éditions Gallimard. Lié avec de nombreux peintres et poètes, Grand Prix de poésie de l’Académie française en 1973, Grand Prix national de Poésie en 1985, Grand Prix de poésie de la Société des Gens de Lettres en 1989, fréquemment étudié et célébré, il a en outre été traduit dans une douzaine de langues.
À la charnière entre le monde rural d’avant-guerre et la civilisation urbaine d’après-guerre, entre deux époques de la poésie française, son esprit profondément indépendant, et même réfractaire, a fait de lui un poète singulier à l’influence considérable.
Il est mort à Paris le 21 juin 1993.
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On peut lire sur en-attendant-nadeau.fr un article sur ce recueil :
"Le pays d’André Frénaud" (en ligne 18 juin 2024)
André Frénaud a souvent manifesté le désir qu’un jour ses « poèmes longs » soient rassemblés dans un volume unique, c’est-à-dire avec une présence différente de celle qu’ils ont après leur intégration dans différents recueils. Trente et un ans après la disparition du poète, les éditions Le temps qu’il fait réalisent ce vœu, du moins en grande partie, en publiant Où est mon pays ? Le choix et la forte préface de Laurent Fassin montrent que s’il n’est pas le poète le plus lu, Frénaud est certainement un des poètes essentiels du XXe siècle. [Voir autour du même auteur La grand’soif d’André Frénaud de Pascal Commère et l’ouvrage collectif Pour André Frénaud.]
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Extrait
Où est mon pays ? Pas où je suis né,
dans le charbon qui marque jusqu’aux façades ;
alentour les prairies trop vertes et vertes,
le naïf contentement des coteaux mamelonnés.
Où est mon pays ? C’est dans la détresse.
Des rumeurs qui couvrent le bruit de l’eau vive.
Des monceaux gisant sous d’autres douleurs.
Les appuis qui cèdent, les renforts qui traînent.
Le regret s’avive quand l’espoir noircit.
Qui retient, qui porte le sang qui m’entraîne
vers quelle unité ? C’est dans les détours.
C’est dans les lointains aux confins d’ici.
C’est hier perdu sans avoir su luire.
Ce n’est pas ailleurs, ce doit être ici.
Je cherche et je trouve presque, et je perds.
C’était en voyage avec la calèche,
quand on s’arrêtait chez le maréchal.
Ouverte aux liserons, Saint-Martin-de-Laives,
sur la colline immensifiée par l’enfance.
… Ou parmi les pierres géantes sous la lune,
quand le scorpion sort de la cabane de pierre.
… À l’instant où la tour s’abîma dans le ravin,
lorsque la pluie fouettait le paysage rond.
Dans le regard d’un fleuve qui m’a fasciné,
dans l’arbre ténébreux sur la maison ancienne,
dans la violence du faubourg, dans sa blancheur de plâtre,
lorsque la nuit un peu plus s’obscurcit.
À Urbino dans l’odeur de futaille,
gardée par des meules sur les collines.
À Gênes, à la Maddalena, dans les salons populeux
qui marchent, sous les grands oiseaux d’azur
que taillent les faîtes des hautes demeures,
par la splendeur d’été.
À Nantes où chaque maison un pilotis d’acajou,
un nègre encore vivant dans l’eau la soutient ;
elle sombre.
Au Sacromonte, sous le fouet de l’orage luxuriant,
quand se découvrirent les seins de la fillette nubile.
Dans Arles quand le doux lait de la lune
transformait à la minuit le champ des pierres
en un saccage de taureaux blancs.
Et quoi encore ? Lesquels reconnaitrai-je
de tant d’autres lieux qui m’ont transporté ?
Était-ce ici ou là vraiment la patrie,
dans le saisissement de la joie,
dans l’effroi et dans le désert,
à la limite où j’allais m’évanouir,
frappé par certains éclats furtifs ?
Où est mon pays ? C’est dans le poème.
Il n’est pas d’autre lieu où je veux reposer.
Tombeau vivifié par le flux des sèves,
ma vie morte y chante à voix toujours fraîche.
Prends-le dans ta voix, tu entendras crier
l’univers qui violemment y construisit un nid
et s’enfuit en tumulte. Dans l’étrange ramage,
je me suis reconnu et je reprends naissance
de par la foudre qui m’anéantit dans l’unité,
dans ma neuve parole.
(…)
1954-1959