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Conceptualiser l’abîme en religion (revue ThéoRèmes)

Conceptualiser l’abîme en religion (revue ThéoRèmes)

Publié le par Marc Escola (Source : Andy Serin )

Conceptualiser l’abîme en religion

Comme expression commune et proverbe, « l’abîme appelle l’abîme » vise à signifier aussi bien une réaction en chaîne qu’une chute plus profonde, potentiellement sans fin ou sans fond : un excès conduit à un autre excès, un crime amène un autre crime, un mal nous jette dans un mal plus grand. Dans son sens biblique premier, issu du Psaume 41, 8, elle est toutefois moins connotée péjorativement, dans la mesure où elle exprime le lien indéfectible qui existe entre le croyant et Dieu, surtout lorsque ce dernier tend à se confondre avec l’invisible. L’abîme qui appelle (Abyssus), d’un côté, est celui de l’apôtre en tant qu’il représente tous les croyants, parce qu’il a conscience du chemin à parcourir et des épreuves qui lui feront face dans sa quête de Dieu. L’abîme qui est appelé (Abyssum), de l’autre côté, est celui de Dieu insondable, abscons peut-on également dire, échappant à toute connaissance/compréhension humaine, tant dans ses réponses que dans sa présence. Quant au verbe appeler (invocare), celui-ci invite à penser un appel à soi, près de soi, qui est avant tout un appel au secours : la détresse d’une créature déchue et pécheresse. L’abîme de l’homme demande, et partant, espère que l’abîme divin répondra à son appel et le sauvera d’une bataille intérieure qu’il n’est pas certain de remporter seul. Dès lors, l’action d’appeler n’est pas dénuée d’espérance, dans laquelle se mêlent inquiétude et désir d’obtenir une réponse. Finalement, la certitude énoncée dans le Psaume 41, 12 : « Il est mon sauveur et mon Dieu ! » indique l’attitude la plus noble à adopter même lorsque Dieu demeure silencieux et absent. Commentant ce psaume, Augustin démultiplie cet abîme déjà double, puisque l’abîme désigne tout à la fois les jugements incompréhensibles de Dieu, les chemins divins et Dieu lui-même, ainsi que le cœur de l’homme – abîme le plus profond tant il est sujet à une distorsion intérieure –, les hommes en général, la faiblesse humaine, le péché, ou encore la profondeur de la mer. Pour l’évêque d’Hippone, la notion d’abîme renvoie aux profondeurs mystérieuses de l’homme et de Dieu du fait qu’ils sont chacun à leur manière une source inépuisable d’incompréhension qu’il faut tenter de démêler et de saisir (1). Les Confessions elles-mêmes pourraient être lues comme la tentative humaine d’approcher le gouffre que nous sommes face à un second gouffre, bien plus noble, qu’est Dieu dans lequel il faut tâcher de s’engouffrer … de s’abîmer. Et pourtant, le silence et l’absence de Dieu n’ouvrent pas moins un abîme de sens qui ne cesse d’interroger et qui est propice au doute. L’absence de Dieu est perçue comme un vide, sinon une vacance à combler par autre chose : là où Job reste fidèle à Dieu malgré les épreuves et afflictions, l’existence contradictoire du mal et la souffrance, en revanche la « mort de Dieu » laisse l’homme seul face à un abîme, face à l’épreuve de créer de nouvelles valeurs qui ne soient plus hostiles à la vie (le surhumain/le nihilisme du dernier homme) (2).

La plurivocité de l’abîme est à l’origine de ces réactions diverses, voire opposées les unes les autres. En effet, l’abîme a un sens proprement topologique : il renvoie à un lieu physique concret, mais qui a la particularité d’être toujours insondable. Comme en témoigne l’étymologie grecque ἄβυσσος « sans fond », s’aventurer dedans, c’est déjà s’y perdre. L’abîme se caractérise donc par une impossibilité à être cerné dans sa profondeur et sa totalité puisqu’il échappe, par définition, à toute tentative de compréhension et de maîtrise. Connoté péjorativement, il suscite alors souvent effroi et angoisse (3) et se trouve associé à l’Enfer et au péché. Il en va de même du verbe abîmer qui désigne l’action d’altérer, de dégrader, voire de détruire quelque chose. Cependant, il peut être question d’abîmer, au sens de modifier, notamment pour rendre meilleur. « S’abimer en Dieu », ce n’est pas tant une chute qu’une élévation à celui-ci, mais que nul ne peut accomplir et dont nul ne ressort de manière indemne. Enfin, l’abîme est un concept proche de l’infini (4), en tant qu’ils renvoient tous les deux à l’idée d’insondable, tant et si bien que l’abîme devient l’autre nom de Dieu lui-même (5). Que cet abîme échappe à l’homme est alors le signe, voire une preuve, de l’existence de Dieu et d’une grandeur à respecter et admirer (6). Sur ce point, l’humilité de ne pas vouloir comprendre/connaître Dieu hors de l’abîme qui le définit implique d’assigner des limites au discours théologique, à la possibilité et légitimité même de la théologie. En somme, il s’agit bien de se demander ce qui peut être dit de l’abîme en religion puisqu’il semble d’emblée, en vertu de sa définition, échapper au discours.

Ce dossier thématique de ThéoRèmes est interdisciplinaire et invite à développer une réflexion épistémologique et comparatiste sur les usages du concept d’abîme en religion. En effet, le dossier est particulièrement ouvert à des études de la notion dans les autres religions : y a-t-il ou non un tel concept ou son équivalent ? Comment le traduit-on ? Quel est exactement le cadre conceptuel religieux dans lequel il s’inscrit et se trouve utilisé ? Les articles pourront ainsi traiter de la notion chez un ou plusieurs auteurs ou dans le corpus d’une tradition de pensée ou religieuse. De même, il est possible d’aborder le concept dans d’autres domaines ou disciplines, comme en phénoménologie, mais il est important de faire le lien avec l’abîme « en religion ». Les propositions d’article pourront s’insérer dans un ou plusieurs des axes de réflexion suivants :

  • L’axe théologique : comment les différentes religions et philosophies ont-elles conceptualisé l’abîme en religion ? Comment les différents abîmes (abîme de Dieu, de l’homme, de l’enfer, du péché) sont-ils pensés, qui plus est, les uns par rapport aux autres ? Qu’est-ce que l’abîme apporte au regard de notions voisines, comme l’infini ?
  • L’axe épistémologique : quelles sont les conditions de possibilité et de vérité de tout discours et pensée sur l’abîme ? Les facultés de connaissance mobilisées pour s’abîmer dans l’abîme doivent-elles rejeter la raison pour l’intuition (sensible, intellectuelle, mystique) ? Une théologie de l’abîme implique-t-elle nécessairement un appauvrissement doctrinal ?
  • L’axe moral et politique : quelle normativité peut exercer une théologie de l’abîme, notamment pour une institution ecclésiale ? Une théologie de l’abîme induit-elle une tolérance doctrinale, étant donné l’insondabilité de Dieu ?
  • L’axe littéraire et esthétique : comment figurer ou représenter artistiquement l’abîme ? Quelles sont les métaphores récurrentes pour l’évoquer ? En quoi le sublime est-il l’expérience esthétique de l’abîme ?
  • L’axe psychologique : quels émotions ou affects l’abîme suscite-t-il (effroi, admiration, fascination, humilité) ? Comment l’homme peut-il faire face à ce gouffre qui est en lui ? Dans quelle mesure l’intériorité humaine, celle de son cœur ou encore de sa conscience, est-elle l’abîme de son être ?

Modalités de soumission :

Date limite pour l’envoi des propositions, 500 mots : le 01/07/2024 à manon.gibot@ephe.psl.eu et andy.serin@univ-paris1.fr

Réponse aux auteurs : 05/07/2024 au plus tard.

Date limite pour l’envoi des articles, 40 000 signes, espaces compris : 05/01/2025

Les articles seront ensuite soumis à la procédure d’évaluation de la revue (https://journals.openedition.org/theoremes/116) :

expertise en double-aveugle, puis soumis à validation au comité scientifique.

(1) Georgiana Huian écrit à propos du commentaire d’Augustin, que ce dernier « n’engage pas un jeu des personnifications de l’abyssus, mais une percée du mystère qui met en question la constitution du ‘sujet’ par le renvoi à l’intersubjectivité », Augustin. Le cœur et la crise du sujet, Paris, Cerf Patrimoines, 2020, p. 187. Voir également : Françoise Vinel, « L’abîme appelle l’abîme… (Ps. 41 (42), 8). Plaidoyers pour l’allégorie dans quelques commentaires du psautier, d’Eusèbe à Augustin », in Pierre Maraval (éd.), Le psautier chez les Pères, Strasbourg, Centre d’Analyse et de Documentation Patristiques, 1994, p. 251.
(2) Toute la pensée de Dostoïevski est également hantée par cette question de la mort de Dieu, de son absence, de l’abîme d’incompréhension face à la violence du monde. Par exemple, le chapitre « la révolte » des Frères Karamazov.
(3) Kierkegaard face à l’angoisse que la liberté peut provoquer en l’homme compare l’angoisse au vertige : « quand l’œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige, ce qui vient autant de l’œil que de l’abîme, car on aurait pu ne pas regarder », Le concept d’angoisse, Paris, Gallimard, 1935, p. 90.
(4) Dans son fragment « Disproportion », Pascal mentionne à plusieurs reprises le terme de l’abîme en lien avec celui de l’infini, en expliquant qu’il veut « lui faire voir là-dedans un abîme nouveau » (nous soulignons).
(5) La théologie apophatique et mystique plus généralement ont pris au sérieux cette définition d’un Dieu qu’on ne peut ni nommer ni définir, en l’associant par exemple au néant, et en mettant au cœur de leur pensée l’expérience en elle-même. Voir par exemple Maitre Eckhart.
(6) La notion de sublime dans l’esthétique kantienne maintient ensemble cette idée d’un abîme positif qui suscite fascination et respect, tout autant que peur. Le sublime, en tant qu’abîme, immensité absolue et transgression des limites, dépasse l’échelle humaine. Comme l’explicite Paulette Carrive, « l’analyse du sublime est sans doute au cœur de tout le système kantien, car elle dévoile l’homme dans l’intériorité de sa grandeur et de son humilité » (« le sublime dans l’esthétique de Kant », in Revue d’Histoire littéraire de la France, 86e année, no. 1, Le sublime (Jan.-Feb., 1986), p. 78-79. Voir Critique de la faculté de juger, II, « Analytique du sublime », § XXIII à XXVIII.