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Usages des Mémoires, de la Renaissance à l'époque contemporaine (Lyon & Rouen)

Usages des Mémoires, de la Renaissance à l'époque contemporaine (Lyon & Rouen)

Publié le par Marc Escola (Source : Yohann Deguin)

Usages des Mémoires (de la Renaissance à l’époque contemporaine)

Colloque - Université Lyon 3 (30-31 janvier 2025) ; Université de Rouen Normandie (22-23 mai 2025)

Appel à communications - Date butoir : 30 juin 2024

À l’orée de sa Collection universelle des mémoires particuliers relatifs à l’Histoire de France, lancée en 1785, l’éditeur Jean-Antoine Roucher justifie son entreprise en écrivant : « Nous avons cherché à nous rendre utile à l’homme de lettres qui s’instruit pour mériter un jour d’instruire les autres, et à l’homme du monde qui lisant pour s’amuser veut cependant que sa lecture ajoute à la masse de ses connaissances ». L’argument de l’utilité est destiné à devenir un poncif, repris dans la plupart des discours accompagnant les grandes collections de Mémoires qui paraissent au long du XIXe siècle : il participe d’une légitimation du genre et permet de publier massivement des textes hétérogènes en les regroupant au sein d’une catégorie textuelle dépourvue de réels critères formels et pourtant intuitivement identifiable par le public. Mais quelle est l’utilité des Mémoires ? Ainsi naïvement posée, la question demeure insoluble et ne peut que renvoyer à un ensemble de lieux communs, employés tour à tour par les défenseurs ou les contempteurs du genre, à propos du savoir dont les œuvres sont porteuses et des agréments dont elles le soutiennent. Précision et vigueur du tableau historique, richesse des anecdotes, profondeur morale des portraits ou bien, à l’inverse, aveuglements d’amour-propre, dispersion dans le futile, superficialité des vues, etc. : les termes du débat sont connus, leur capacité à motiver des jugements contradictoires également. Sans doute faut-il alors formuler la question différemment afin de la faire porter moins sur les qualités supposées des textes que sur l’historicité de la querelle qui les leur attribue ou les leur conteste, autrement dit se demander comment, au fil des époques, les Mémoires ont été utilisés par les différents acteurs de leur création, de leur diffusion et de leur réception. Une telle démarche permet d’interroger le genre à partir des multiples discours historiographique, mémoriel ou littéraire dont il est l’objet ou le support. Elle amène aussi à revenir sur les catégories de compréhension et les modalités d’interprétation que ces discours ont forgé, discours dont la plupart influent toujours sur notre appréhension des œuvres et qui correspondent à autant d’usages des textes mémoriels à l’intérieur du champ social ou au sein de la réflexion savante. 

Ces usages nous semblent principalement de quatre ordres : 

1/ Un usage mémoriel, qui regroupe l’ensemble des opérations par lesquelles les Mémoires sont mobilisés pour construire ou promouvoir la mémoire d’un évènement, d’une communauté ou d’un personnage. Il s'agit d’analyser les modalités d’intégration des Mémoires dans l’ensemble des pratiques liées à l'institution d'une mémoire collective. Des guerres de religion à l’occupation, en passant par la Révolution, les périodes les plus décisives de l’histoire de France ont été l’objet de récits produits par leurs acteurs ou leurs témoins et s’efforçant de combler les manques d’une « Histoire absente » (M. Fumaroli, 1998). Cette spécificité française, soulignée depuis longtemps par le père Le Moyne[1] aussi bien que par Chateaubriand[2], a conduit à ce que les Mémoires jouent le rôle d’une « médiation textuelle » (J-L Jeannelle, 2008) entre le vécu d’une génération et sa reconstitution par la science historique, ou soient même considérés comme « la voie royale de notre identité nationale » (P. Nora, 1986). Dans cette perspective, les Mémoires participent de la formation d’une communauté historique tout en racontant les différentes étapes de sa constitution. En offrant en partage la représentation vivante et sensible d’un monde révolu, ils donnent un accès immédiat au passé et, par-là, le transforment en souvenir commun. Mais ce rôle prépondérant des Mémoires dans le rapport que la nation entretient avec son passé peut apparaître également comme la légitimation d’une certaine idée de la mémoire nationale, de ses valeurs et de ses grandes figures, au point de constituer une « idéologie du genre » (C. Jouhaud, D. Ribard, N. Shapira, 2009) qui estompe les luttes politiques ou idéologiques dont les oeuvres sont parties prenantes. La reconfiguration des contours du passé et la redéfinition du rapport qu’il entretient avec le présent engagent des stratégies de réhabilitation, d’encadrement ou de refoulement qui orientent les choix d’écriture comme les logiques de diffusion et de réception. 

2/ Un usage éditorial, décisif dans l’émergence des Mémoires en tant que « genre » : celui-ci est en partie une création de libraires, qui se déploie au long cour mais dont les moments clés (les années 1660, la Régence, les années 1820-1850) ont donné à un ensemble de textes composites une identité et une visibilité qui a pour partie gommé leur hétérogénéité formelle, qui a contribué à surdéterminer certaines de leurs caractéristiques (les éditeurs commencent toujours par expliquer où se trouve l’intérêt des Mémoires qu’ils publient) et qui a ainsi créé dans le public une sorte d’imaginaire du genre avec les horizons d’attente afférents. De la réédition des Mémoires de Commynes en 1661 à la collection du « Temps retrouvé » au Mercure de France, en passant les sommes de Petitot et Monmerqué ou de Michaud et Poujoulat, les éditeurs ont façonné un objet qui diffère, parfois assez largement, du matériau qu’ils avaient à disposition. Du simple changement de titre à la fabrique d’apocryphes en passant par les réagencements textuels ou les réécritures partielles, les textes sont le produit des multiples manipulations qui ont accompagné leur publication. Identifier ces gestes éditoriaux, en analyser les motivations et en mesurer la portée, permettrait de s’interroger sur le processus de construction d’un modèle générique, sur l’importance que la tradition a accordé à certains textes au détriment d’autres (voire à certaines périodes : les Mémoires du règne de Louis XV sont, par exemple, largement sous-représentés dans les grandes collections), ainsi que sur les modalités de réception qui ont été imposées, ou au moins induites, par la manière dont les œuvres ont été présentées. Soumise à des visées idéologiques mais obéissant également à des impératifs économiques ou des logiques historiographiques cette vaste entreprise d’institutionnalisation générique a créé un corpus, voire un canon, dont les modalités d’élaboration et de transmission restent en partie à interroger.  

3/ Il est également un usage littéraire des Mémoires, qui renvoie d’abord à leur appropriation par des écrivains qui en ont nourri leur propre travail de création. On sait par exemple l’importance qu’a pu avoir la lecture de certains Mémoires chez des auteurs comme Proust ou Stendhal, au point de représenter pour ce dernier une pierre de touche stylistique (il y apprend à « purger [son] style de toute pédanterie ») et un idéal d’analyse morale (« On en tire le jus de la connaissance de l’homme »). Nombreux sont les auteurs à avoir fait des Mémoires sinon le creuset de leur esthétique, au moins un modèle à partir duquel penser leur pratique littéraire. Chez d’autres, les Mémoires ont pu servir de matrice à l’élaboration fictionnelle, notamment lorsque le roman a réinvesti des formes d’écriture associées aux Mémoires : on sait l’importance du phénomène sous l’Ancien Régime, mais l’on compte aussi bon nombre de romans du XXe siècle intitulés Mémoires, ce qui témoigne de la fécondité presque intarissable du modèle. Le roman historique use lui aussi abondamment des Mémoires, à la fois comme source et comme instance de véridiction, avec ce que de tels procédés référentiels permettent de jeu ou, parfois, engagent de confusion – on peut songer à Alexandre Dumas et à la façon ambigüe dont il utilise des Mémoires (véritables ou apocryphes) pour nourrir et « authentifier » son univers fictionnel. À un autre niveau, on peut également penser à la manière dont les mémorialistes utilisent les textes de leurs prédécesseurs afin d’élaborer une filiation, de construire une posture ou d’investir des imaginaires mémoriels (Chateaubriand et Malraux apparaissent comme des exemples types, mais avant eux Brienne le Jeune écrit ses Mémoires en dialogue avec d’autres mémorialistes). Plus largement, il existe entre les Mémoires des phénomènes d’intertextualité d’une grande variété dont l’analyse demeure en partie à faire. Enfin, les Mémoires font également l’objet d’un usage critique particulièrement riche : de Marmontel à Philippe Lejeune en passant par Sainte-Beuve, la constitution des Mémoires en tant que catégorie littéraire les a érigés en objet de réflexion théorique utilisé pour établir des partages poétiques et historiques (entre autres la fameuse opposition entre Mémoires et autobiographie) ou pour définir un ensemble de normes et de valeurs esthétiques (citons, parmi les plus connues, celle du « naturel » dont les Mémoires seraient exemplaires). Plus largement, l’appréhension des textes à travers le prisme de leur valeur littéraire a conduit à en majorer certains traits (exemplairement le romanesque) quitte à en oublier d’autres (la référentialité exacerbée), tout comme elle a entraîné un refus d’interroger le partage du vrai et du faux, excluant ainsi la masse des écrits apocryphes au nom de leur indignité mais accordant une place décisive à des œuvres dont l’authenticité est sujette à caution et dans lesquelles la question de la vérité est un enjeu central (Choisy, Marie Mancini).      

4/ L’usage historiographique paraît a priori le mieux connu : on sait que le genre s’est défini en grande partie par ses rapports conflictuels au savoir historien. Les modalités et les évolutions de ces rapports ont fait l’objet de nombreuses analyses, qu’elles portent sur la confrontation entre les Mémoires et le récit historique officiel (M. Fumaroli, F. Charbonneau) ou sur l’antagonisme entre la démarche mémorialiste et le développement de la science historique (D. Zanone, J-L Jeannelle). Au-delà toutefois de la « défiance spéciale » que Langlois et Seignobos préconisaient envers les Mémoires, ceux-ci sont progressivement revenus au cœur de la pratique historienne avec le développement de l’histoire des mœurs et des mentalités. Il n’est qu’à songer à l’importance qu’ont pu avoir les Mémoires de Saint-Simon dans l’analyse du fonctionnement et de l’imaginaire de la société aulique (E. Leroy-Ladurie, N. Elias), mais aussi à la régularité avec laquelle les Mémoires sont mobilisés lorsqu’il s’agit de faire l’histoire de l’intime, de la politesse, du vêtement, etc. Ils semblent ainsi demeurer une voie d’accès privilégiée à l’Histoire, moins toutefois à ses « coulisses » qu’à l’épaisseur de sa réalité vécue. Mais par quelles opérations heuristiques les Mémoires se transforment-ils en documents ? De quelle façon les historiens traitent-ils des choix d’écriture qui structurent les œuvres dès lors que celles-ci sont considérées comme des sources ? À quel niveau se pose la question de la véracité du témoignage ? Autrement dit, comment les Mémoires peuvent-ils (re)devenir un objet de savoir pour l’historien ? Cette « utilisation historique » des textes est-elle indissociable d’une « méconnaissance » d’un autre savoir, d’ordre spécifiquement littéraire (G. Benrekassa, 1978) ?  Dans une perspective comparable, on peut se demander également quelle part occupent les Mémoires dans la recherche actuelle sur les « écrits du for privé », désormais régulièrement qualifiés d’« écrits de soi » (F. Simonet-Tenant, 2017) ? Le renouveau de « l’historiographie de ces écrits » (F-J Ruggiu, J-P Bardet, 2005) permet l’intégration des Mémoires au sein d’un vaste ensemble de pratiques d’écriture personnelle (livres de raison, journaux, lettres, etc.) avec lesquelles ils sont en lien, mais cette intégration ne risque-t-elle pas de gommer la spécificité de textes qui, contrairement aux autres ego-documents, se définissent dès leur création comme des « vecteurs de mémoires » (J-L Jeannelle, 2008) ? Plus globalement, on pourra s’interroger sur les difficultés de l’interdisciplinarité autour d’un genre qui semble pourtant appeler plus qu’un autre le croisement des approches : quelles sont les causes de la distance, parfois de la méfiance, entre les historiens et les littéraires ?

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Les propositions de communication sont à adresser aux organisateurs avant le 30 juin 2024 :

-          Yohann Deguin : yohann.deguin@univ-rouen.fr

-          Cyril Francès : cyril.frances3@univ-lyon3.fr

-          Sylvain Ledda : sylvain.ledda@univ-rouen.fr 

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Le colloque se tiendra en deux temps, d’abord à l’Université Lyon 3 les 30 et 31 janvier 2025, puis à l’Université de Rouen les 22 et 23 mai 2025. Selon la constitution de programme, les participants seront amenés à intervenir dans l’une ou l’autre session. 


 
[1] « La France jusqu’ici a eu beaucoup de Journaux et de Mémoires, mais pas une Histoire française » (De l’Histoire, 1670). 
[2] « Pourquoi n’avons-nous que des mémoires au lieu d’histoire, et pourquoi ces mémoires sont-ils pour la plupart excellents ? » (Génie du christianisme, 1802)