Legs et Littérature, n°21 : "Corps et politique" (sous la direction de Alma Abou Fakher et Dieulermesson Petit Frère)
Legs et Littérature, n° 21 : "Corps et Politique"
Le contrôle politique de la corporéité humaine a impliqué plusieurs champs disciplinaires dans le monde occidental. Dans La sociologie du corps, David Le Breton affirme que « l’action du politique sur la corporéité en vue du contrôle du comportement de l’acteur est une donnée centrale de la réflexion des sciences sociales dans les années 1970 »[1]. L’emprise du pouvoir politique sur le corps est minutieusement étudiée par Michel Foucault dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, qui instaure, dès sa publication en 1975, une rupture d’ordre épistémologique avec la pensée politique marxiste qui « fait de l’appareil d’État l’instance suprême d’un pouvoir de classe »[2] . La pensée foucaldienne met l’accent sur un dispositif d’ « anatomie politique du corps humain »[3] qui permet au pouvoir de contrôler les attitudes des sujets dans les détails les plus infimes.
Ce numéro de la revue Legs et Littérature se déploie donc comme un périple au sein des dynamiques complexes qui entrelacent le corps et l’autorité politique dans la production littéraire contemporaine. Il offre un panorama étendu où chaque contribution enrichit la compréhension académique des multiples facettes des représentations littéraires de la corporéité en sa relation avec l’ordre politique dominant. Que l’on plonge dans l’histoire sombre des femmes assujetties au nazisme, que l’on scrute les luttes idéologiques incarnées dans la chair, que l’on ressente la souffrance du corps au travail ou que l’on explore la résistance à travers l’écriture, chaque plume propose une perspective unique, mettant en relief les liens complexes entre le politique et le charnel. Ainsi, la discussion amorcée dans ce numéro se clôture comme une célébration du pouvoir du texte littéraire qui révèle les vérités profondes inscrites sur le corporel, offrant ainsi une clef précieuse pour décrypter l’essence même de notre condition humaine.
—
Sommaire
Alma Abou Fakher – Chorégraphie de l'emprise : le corps dans l'orchestration du politique — Éditorial (p. 7-13)
L'intégralité du texte de l’éditorial est disponible sur le site de LEGS EDITION
1. Corps et Politique
* Sandra Bindel – Corps féminins traversés par l’Histoire dans La goûteuse d’Hitler de Rosella Postorino (p. 21-38)
Rosella Postorino définit le personnage principal de son roman La goûteuse d’Hitler , inspiré de Margot Wölk, l’une des 14 femmes allemandes qui en 1943 avaient été enrôlées de force pour goûter les repas préparés pour Hitler, comme « une personne comme tant d’autres, dont le corps est traversé par l’Histoire ». Partant, quelle est la représentation du corps des femmes, quel propos nourrit-elle et comment s’articule-t-elle avec la dimension politique et historique du temps du récit et de celui de l’écriture ? Nous nous interrogerons tout d’abord sur la question du désir de la femme : comment permet-elle à Rosella Postorino d’articuler les différents niveaux de représentation ? Le désir ne devient-il pas un geste politique, acte de rébellion de la femme pour se réapproprier son humanité ? Nous nous attarderons ensuite sur la façon dont la littérature rend compte de l’instrumen-talisation des corps des femmes dans l’Histoire. Comment s’articulent ici corps-imaginaire et corps-historique entre nazisme et corps de la femme, déclin du nazisme et corporéité d’Hitler, cas de conscience historique et culpabilité ?
* Nabil Aaloui – De la révolte identitaire à la subversion dans Le ciel par-dessus le toit de Natacha Appanah (p. 39-53)
La révolte n’est pas toujours un acte offensif et incompréhensible, parfois elle est justifiée comme l’expression d’une revendication corporelle qui s’accumule pour jaillir dans des choix socio-politiques et idéologiques de l’individu au sein de sa société. Tel est le cas de certains personnages du Ciel par-dessus le toit de Natacha Appanah. Ainsi, le choix idéologique de la rébellion contre les normes d’une communauté particulière n’est pas une mutation inexplicable puisque ce choix nous donne une idée sur la transformation idéologique : allant de la révolte identitaire à la révolte subversive. La notion de l’individualité du corps comme révélation d’un choix métaphysique sera expliquée, dans le but de comprendre le mystère d’un tel rapport occulté.
* Salma Rouyet – Pulsion et pulsation de l’écriture dans La liaison de Ghita El Khayat (p. 55-73)
Considéré comme l’un des premiers romans –sinon le premier qu’ait écrit une femme marocaine – à parler ouvertement de la sexualité féminine, La Liaison de Rita El Khayat est un récit qui va au-delà des contraintes sociales pour explorer la possibilité d’une libération personnelle à travers l’écriture du corps. L’écrivaine – qui est aussi psychiatre– s’appuie sur la psychanalyse pour aborder les thèmes de l’amour passionnelle et de la condition de la femme. Dans ce roman Corps et politique sont deux forces opposées qui devient une sorte de plaidoyer pour la liberté, une ode à la femme.
* Rihab Hamami – Les supplices corporels comme instrument de domination politique dans la poésie de Lorand Gaspar (p. 75-90)
L’autorité politique a toujours revendiqué son hégémonie par un pouvoir de répression sur les corps. Ce pouvoir d’asservissement va du contrôle biopolitique à l’extermination collective au nom de la loi, de l’idéologie ou de la religion. Les deux grandes guerres mondiales ainsi que les conflits qui éclatent encore au Moyen-Orient constituent la meilleure illustration des enjeux et des motivations politiques d'extermination corporelle. La littérature de l’après-guerre témoigne de cette instrumen-talisation meurtrière des corps. Pendant cette époque, la poésie a exalté un corps endolori, morcelé, voire corrosif à l’expression de Lorand Gaspar, un corps qui porte les séquelles de la guerre israélo-palestinienne. Nous avons choisi les recueils poétiques Egée Judée, Sol Absolu et Feuilles d’observation où la souffrance physique est dépassionnée, présentée dans son aspect biologique et médical afin d’esquiver une condamnation sans appel de la politique de génocide et de suprématie idéologique. Cet article ambitionne de montrer comment l’évocation du corps martyrisé est révélatrice de la domination politique voire culturelle et ethnique. Cette entreprise passe par le déchiffrement d’une écriture fragmentaire animée d’une veine flegmatique et miroitant l’esprit d’une époque qui a dépassé la barbarie pour atteindre l’insignifiance.
* Pauline Champagnat – Um defeito de cor : entre objectification et libération du corps esclave (p. 91-110)
Le récit de Um defeito de cor d'Ana Maria Gonçalves s’ouvre sur la violence commise sur plusieurs corps féminins. Cette violence se poursuivra à la suite de la capture de Kehinde, encore enfant, lorsqu’elle fut emmenée de force sur un bateau négrier pour devenir esclave au Brésil. En arrivant sur les côtes brésiliennes, Kehinde incarne contre sa volonté le concept du corps-pour-autrui. En effet, sa valeur se résume aux attouts qu’offre son corps, que ce soit par la force physique qui la rend apte à réaliser un travail dur et laborieux, ou bien son potentiel sexuel. Notre réflexion sera guidée par les théories du féminisme intersectionnel. À partir de cette perspective, nous examinerons comment la représentation de la souffrance et l’asservissement du corps noir féminin, suivi de sa libération, permet de réfléchir à propos de la condition de la femme noire brésilienne à l’époque de l’esclavage.
* Moussa Samba – Négritude et luttes politico-syndicales dans Les bouts de bois de Dieu d’Ousmane Sembène (p. 111-131)
Cet article tente de montrer comment la ligne de couleur a impacté la lutte syndicale des cheminots ouest-africains (Dakar-Bamako). L’expression « corps nègres » désigne à la fois les cheminots noirs de la ligne du chemin de fer Dakar-Niger et l’organisation de ceux-ci en entité syndicale. Dans ce roman publié en 1960, Ousmane Sembène met en scène (et rend hommage à) ces hommes et ces femmes qui se sont regroupés dans un « corps intermédiaire » pendant la période coloniale. Ils furent engagés dans une longue et pénible grève pour le respect de leurs droits et l’amélioration de leurs conditions de travail. Les « corps nègres » expriment une ligne de couleur puisque les syndicalistes sont tous noirs dans une Afrique de l’Ouest sous domination coloniale. Dès lors, les interrogations de Léopold Sedar Senghor et d’Aimé Césaire concernant la gauche française trouvent ici toute leur légitimité, car ce combat était aussi engagé pour le respect de la différence et le rétablissement de la dignité nègre.
* Stéphane Saintil – De la fabrique discursive du corps noir à la négrophobie : étude sur Le corps noir de Jean-Claude Charles et Une colère noire, lettre à mon fils de Ta-Nehisi Coates (p. 132-148)
Parus à environ quatre décennies d'écart, les essais Le corps noir (1980) de Jean-Claude Charles et Une colère noire. Lettre à mon fils (2016) de Ta-Nehisi Coates examinent le racisme en partant de son terrain de prédilection : le corps. Leurs auteurs s’interrogent, en effet, en des termes et lieux d’énonciation différents sur la possibilité d’habiter librement le corps noir, construit comme un négatif du corps blanc et qui semble n’avoir de vertu que celle que l'hégémonie blanche consent à lui céder : soit apte aux prouesses sportives, habile pour la danse ou habité par une énergie libidinale qui risque à tout moment de déborder. Dans cet article, nous nous proposons d’initier un dialogue entre ces deux essais aux fins de révéler la correspondance de leurs analyses respectives sur la fabrication discursive du corps noir.
* Pierre Suzanne Eyenga Onana – Écriture intermédiale de la corporéité : une figuration du politique dans Reine Afrique de Jean-Emmanuel Pondi (p. 149-173)
Reine Afrique ou Racines de l’Union Africaine de Jean-Emmanuel Pondi s’offre comme la figuration d’une coopération interafricaine problématique du fait qu’elle peine à fédérer le corps politique autour d’un idéal commun bien qu’il débouche sur le vivre-ensemble. Visant à disséquer à nouveaux frais la coopération africaine inter-état, la présente étude scrute les contours de l’interaction entre la geste diplomatique internationale et la politique des États personnifiés, en vue de questionner les partenariats ayant successivement abouti à la naissance de l’ex Organisation de l’Unité Africaine (OUA). Dès lors, comment se stylise cette naissance incertaine dans un contexte de décolonisation du continent noir ? Autrement dit, au regard des égoïsmes étatiques multiformes qui charrient la posture du corps politique et hypothèquent la dynamique du vivre-ensemble impulsée, comment l’esthétique participe-t-elle du dévoilement des prémisses d’un échec inévitable de l’OUA dans la géosphère politique africaine ? La sémiotique du théâtre d’Anne Ubersfeld et la sémiologie théâtrale de Patrice Pavis orientent la réflexion dans le cadre de la présente étude. L’on montre précisément que l’art révèle la signification nouvelle de l’œuvre littéraire pondisienne dans un contexte mondial où le vivre-ensemble reste un idéal commun à construire.
* Dethurens Lucien – La souffrance du corps au travail : une tragédie sociale contemporaine (E. Louis, J. Ponthus et N. Mathieu), p. 175-186
S’inscrivant dans une lignée éminemment réaliste et naturaliste, la littérature sociale française contemporaine ne saurait cependant se contenter de cette seule dimension intertextuelle. À l’étude du motif du corps en souffrance au travail, elle apparaît en effet également comme une forme de réflexion critique voire de réquisitoire abordant des perspectives politiques profondément ancrées dans son temps. Ainsi en est-il notamment dans Qui a tué mon père – témoignage dans lequel Édouard Louis décrit l’agonie et la souffrance de son père dans l’indifférence des grands décideurs – mais aussi dans À la ligne de Joseph Ponthus ou Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu. Recourant à l’autobiographie et au roman, ces derniers s’adonnent également à une description minutieuse de l’incidence du politique sur le physiologique – ou comment l’un, selon une chaîne de causalité systémique et systématique, réussit sciemment à détruire l’autre. Le sujet, ici, se trouve ontologiquement questionné : relégué au rang d’objet, purement fonctionnel et dont on use à outrance, il semble en proie à des forces supérieures qui le dépassent et le gouvernent. C’est dans cette perspective qu’apparaît une hybridation générique fondamentale, celle du social et du tragique. Le corps en politique doit donc être envisagé comme une tragédie sociale contemporaine.
* Mara Madga Maftei – Le corps à l’épreuve de la technoscience dans les littératures française et sud-américaine contemporaines (p. 187-207)
Cet article montre qu’une nouvelle catégorie d’écrivains contemporains s’intéresse au corps humain modifié par la technoscience. Le savoir procuré par les changements apportés au corps, ainsi que des nouvelles formes de pouvoir qui en émergent, contribuent à l’apparition d’une esthétique particulière. Nous nous demandons si celle-ci a un caractère universel ou si elle répond à des canons littéraires nationaux. Si les écrivains français Pierre Ducrozet (L’invention des corps, 2017) et Marie Darrieussecq (Notre vie dans les forêts, 2017) recourent au corps posthumain dans un but plus spéculatif que critique, le corps modifié constitue plutôt pour les écrivains latino-américains une manière de dénoncer les traumatismes subis sous les diverses dictatures parrainées par des états adoptant les orientations du néolibéralisme économique (Rafael Courtoisie, Le Roman du corps, 2015 et Ricardo Piglia, La ville absente, 2009). Confronter les corpus français et sud-américains permettra ainsi de faire apparaître les spécificités respectives. En plus de la pensée véhiculée par ces romans, nous nous intéressons aux dispositifs narratifs mis en œuvre par ces divers écrivains.
2. Entretiens
** Yves Chemla : La littérature d’Haïti dit une part d’insoumission et de refus – Propos recueillis par Dieulermesson Petit Frère (p. 211- 217)
** Lyonel Trouillot : Le corps comme un terrain de lutte – Propos recueillis par Dieulermesson Petit Frère (p. 219-225)
3. Lectures
** Sony Calixte – Une colère Noire. Lettre à mon fils (p. 229-231)
** Marie-Josée Desvignes – Corps mêlés (p. 232-236)
** Évens Dossous – 237 Saisons sauvages (p. 237-240)
** Fegens Paul – Une somme humaine (p. 241-243)
** Déborah Pépé – Guillaume et Nathalie (p. 244-246)
** Chadia Samadi-Chambers – L’homme qui n’arrête pas d’arrêter (p. 247-249)
** Dieulermesson Petit Frère – Incendies. Le Sang des promesses (p. 250-252)
4. Créations
** James Stanley Jean-Simon – Ton corps est un cantique d’amour (p. 255-260)
** Anna-Corinne E. Liéma Bissouma – Une vie douloureuse (p. 261-267)
** Ricardo Boucher – Le poème tué et autres poèmes (p. 269-274)
** Anna-Corinne E. Liéma Bissouma – À nos soleils qui brillent ailleurs et autres poèmes (p. 275-286)
** Indran Amirthanayagam – Petit-déjeuner, Gaza et autres poèmes (p. 287-293)
** Dieulermesson Petit Frère – Sans titre suivi de Poème pour une femme mariée (p. 295-300)
5. Bio-bibliographie des contributeurs
—
Le dessin de couverture est l'œuvre de la renommée peintre Sergine André.