Appel à contributions pour le numéro 2025/4 de Romantisme
"La politesse"
Coordination : François Kerlouégan
En un siècle de révolutions et de changements sociaux de grande ampleur, la politesse peut apparaître comme un enjeu subsidiaire. Qu’on la nomme « civilité », « manières », « usages », « bon ton » ou « bonne compagnie[1] », elle est pourtant au cœur de bien des enjeux du xixe siècle.
Son importance est d’abord visible à la foule de productions éditoriales qu’elle a suscitée. De L’Homme de bonne compagnie (1805) de Jean-Pierre Costard au Manuel du bon ton et de la bonne politesse française (1869) de Louis Verardi, du Nouveau Guide de la politesse (1822) de Louis-Damien Émeric au Code du cérémonial (1867) de Mme de Bassanville, de l’Almanach des belles manières (1854) de Marc Constantin aux Usages du monde (1889) de la baronne Staffe, la politesse n’a eu de cesse, au fil du siècle, d’être décrite et prescrite. Ces codes et manuels pourront être interrogés pour eux-mêmes. Quels en sont les enjeux ? À quels lecteurs et à quels usages sont-ils destinés ? Quelle rhétorique adoptent-ils ? Certains moments de la vie (mariage, deuil), certaines circonstances (salutations, repas, correspondance) pourront être scrutés. Une telle étude permettrait de cerner les caractéristiques de cette « littérature du savoir-vivre[2] » ou « littérature prescriptive[3] », dénominations qui s’appliquent aux ouvrages qui préconisent un comportement social, un habitus.
Au-delà de ces textes, deux axes d’étude se dessinent – mais les manuels que l’on vient d’évoquer sont évidemment à mettre en résonance avec ceux-ci.
Le premier recouvre la politesse comme fait sociohistorique. On ne peut, pour l’analyser, faire l’économie d’un travail descriptif. La France révolutionnée voit surgir de nouveaux rituels de politesse rompant avec ceux en vigueur dans ce que Norbert Elias a nommé la « société de cour[4] ». Quels sont ces nouveaux usages ? De quelle manière reprennent-ils ceux de la « société de cour » et en quoi s’en distinguent-ils ? Comment évoluent-ils au fil du xixe siècle ? En quoi diffèrent-ils selon les régions, les milieux, les âges, les sexes ? L’arasement des usages, l’effritement de l’aristocratie (mais non de sa force prescriptive), l’essor d’une bourgeoisie désireuse d’instaurer un art de vivre qui lui soit propre : les raisons ne manquent pas pour expliquer l’émergence d’une nouvelle orthopraxie. Dans une société en quête de nouvelles normes et marquée par un « appétit inédit de distinction[5] », les manières sont plus que jamais l’outil et l’expression des rapports sociaux.
Une réflexion est à mener sur le soubassement historique et l’implicite idéologique de la politesse. Au xixe siècle, celle-ci obéit à un mouvement paradoxal de distinction (on instaure de nouveaux usages pour se démarquer d’autrui) et de diffusion (on divulgue les usages pour les enseigner au plus grand nombre). Cette tension met en lumière les contradictions d’un âge bourgeois pris entre un modèle aristocratique qui jouit encore d’un prestige éclatant et la nécessité d’une politesse standard. Il serait intéressant, sur ce plan, de questionner le lien entre l’émergence de cette politesse bourgeoise, véhiculée par les « classes moyennes », et l’apparition de la démocratie libérale. Le lien est explicitement établi, à l’époque, entre la position intermédiaire de la bourgeoisie et la valeur morale de tempérance que véhicule la politesse[6]. La nouvelle civilité qui s’impose peu à peu au cours du siècle apparaît comme l’émanation et l’illustration de la démocratie, puisqu’elle travaille au bien commun[7]. Une autrice de manuel de politesse écrit ainsi : « C’est à la bienséance […] que l’on doit […] la possibilité de vivre en société[8] ». D’un autre côté, parce qu’elle renouvelle une distinction, voire une oppression, la politesse contredit l’idéal égalitaire. La Révolution, rappelons-le, a imposé « la vertu contre le bon goût[9] ». Ainsi le savoir-vivre révolutionné est-il « dominé par les relations ambivalentes entre la démocratie et ce qui reste de la société aristocratique[10] ». À côté de cette interrogation sur la validité de la politesse moderne, certains regrettent la distinction, perçue comme une barrière culturelle contre l’instinct, que la démocratie fait éclater au grand jour. Déplorant « un monde qui n’est plus fait pour la civilité », Ernest Renan se rit ainsi de la course des voyageurs, sur le quai des gares, pour avoir la meilleure place dans le train, avant de conclure : « nos machines démocratiques excluent l’homme poli[11] »
La politesse appelle ainsi la contradiction. Dans quelle mesure l’impolitesse, l’impair, l’insulte[12] sont-ils un moyen de contester l’ordre social ? Sous le titre L’Art de se conduire dans la société des pauvres bougres enseigné aux gens du monde, André Gill, alias « comtesse de Rottenville », signe en 1879 un manuel parodique apprenant au bourgeois comment bien se faire voir des prolétaires lorsqu’il est en leur compagnie. La politesse n’est donc pas sans être traversée par des tensions idéologiques, des crispations sociales, des chocs culturels. De ce fait, les usages engendrent une réflexion morale. Confirment-ils la comédie sociale ou donnent-ils à voir une vérité ? On encourage les contributeurs et contributrices à étudier toutes les formes de parodie et de détournement comique des règles de la bienséance, qui remettent en cause leur légitimité.
Se pencher sur les usages est ainsi l’occasion d’analyser les rapports entre règle et usage, norme et écart, groupe et individu, à une époque où la société moderne se construit. Il faudrait aussi évaluer, dans ce cadre, la place du paradigme juridique dans l’émergence de cette politesse moderne. Dans quelle mesure la référence juridique, présente dans la désignation générique des « codes », implique-t-elle une codification ? Y a-t-il des points de convergence entre principe de loi et précepte mondain[13] ?
Enfin, enquêter sur la politesse est riche d’enseignements sur les rapports entre les sexes. L’écrasante majorité des prescriptions légifère jusqu’à l’obsession sur le comportement des femmes. Ont-elles le droit de sortir seules ? Avec qui le peuvent-elles ? Sont-elles autorisées à recevoir des hommes chez elles ? Il serait intéressant d’analyser la manière dont les manuels réduisent consciemment les femmes à une position marginale. « Une maîtresse de maison, lit-on dans l’un d’eux, ne doit laisser s’établir chez elle ni une conversation politique, ni une conversation religieuse. Il faut détourner totalement la conversation et la ramener à des sujets moins sérieux[14]. » C’est aussi dans cette optique, et en se plaçant du point de vue des études de genre, que l’on pourra étudier la question polémique de la galanterie[15].
Au-delà de cette enquête relevant de l’histoire culturelle, le second axe d’étude de la politesse concerne ses représentations.
C’est d’abord dans la prose narrative, en particulier dans le roman, que les enjeux de cette représentation sont les plus nets. Comment les usages y sont-ils donnés à voir ? Par quels gestes, attitudes et paroles se manifestent-ils ? Davantage que la conformité du comportement d’un personnage avec les usages (qui, en elle-même, n’est pas dénuée d’intérêt), ce qui nous retient est l’impair ou la transgression des convenances (Lucien de Rubempré, à l’opéra, montrant du doigt Du Châtelet dans sa loge[16]), car ils signalent la singularité d’un personnage et, partant, questionnent le rapport de l’individu à la société. Sur ce point, le roman réaliste, en tant que « roman des mœurs démocratiques[17] », pose la question de la place de la distinction dans une époque égalitaire.
La réflexion s’étendra au théâtre (représentations de la politesse, par exemple, dans le théâtre de Scribe ou de Feydeau) et à la poésie (l’accueil du mendiant dans le poème éponyme de Hugo). Le sondage se prolongera également dans les arts visuels : dans la peinture et la caricature, les usages sociaux sont un objet de prédilection des artistes qui veulent saisir les mœurs de leur temps (des lithographies de Boilly aux caricatures de Grandville et de Daumier[18] ou au Cercle de la rue Royale [1866] de James Tissot), sans compter les œuvres qui dépeignent la politesse elle-même (Bonjour Monsieur Courbet, 1855). On n’oubliera pas la musique et l’opéra (le « Reverenza » de Miss Quickly dans le Falstaff [1893] de Verdi). Toujours sur le terrain de la création, et en écho au champ politique, il faudra étudier la place de l’insulte dans la critique comme moyen d’affirmer des convictions esthétiques.
Au-delà des représentations de la politesse, on pourra explorer l’écriture de la politesse. Un champ privilégié pour cette enquête est la correspondance. Haut lieu de manifestation de la courtoisie mais aussi d’une vérité, d’une relation sans fard, la lettre peut se conformer ou se détacher des usages épistolaires prescrits dans les manuels de la correspondance. Comment s’invente une nouvelle courtoisie épistolaire ? Dans une lettre à George Sand, Flaubert écrit : « Entre simples amis, on se doit des égards et des politesses ; mais de vous à moi, ça me semblerait peu convenable ; nous ne nous devons rien du tout que nous aimer[19]. » Se façonne ici une nouvelle urbanité, paradoxalement faite de familiarité. La presse est aussi un terrain d’étude qui peut se révéler fécond. Y a-t-il une politesse médiatique ? Quels interdits langagiers régissent l’écriture journalistique ? En quoi l’espace public par excellence qu’est l’article de presse suppose-t-il une courtoisie spécifique ?
Enfin, un questionnement stylistique s’impose. Dans quelle mesure la nouvelle langue littéraire qui émerge au xixe siècle, ce « style intermédiaire[20] » mis en lumière par Erich Auerbach, fait-elle écho à la démocratisation des usages ? Quels rapports la langue littéraire entretient-elle avec la politesse ? En quoi le style nécessite-t-il de transgresser les usages ?
Pour les deux axes énoncés, la réflexion pourra s’appuyer sur les travaux de Norbert Elias déjà évoqués et qui posent les éléments fondateurs d’une réflexion sur les usages sociaux ; sur ceux du sociologue américain Erving Goffman (Les Rites d’interaction, trad. 1974) ; sur l’approche de Pierre Bourdieu (La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979) ; sur la réflexion menée autour de la philosophie des normes (Georges Canguilhem, Michel Foucault, Pierre Macherey) ; sur les enquêtes des historiens de la politesse (Didier Masseau, Jean Pruvost[21]).
À la croisée de la philosophie politique, de l’histoire culturelle, de la sociologie, de la littérature, de la stylistique, de la rhétorique, des représentations plastiques et musicales, la politesse se révèle être l’une de ces clefs secrètes permettant de penser et de comprendre le xixe siècle.
Les articles, qui veilleront à croiser histoire culturelle et représentations, pourront porter sur les sujets suivants (la liste n’est pas exhaustive) :
1. La politesse comme fait sociohistorique :
- Les rituels de politesse
- Gestes, salutations, remerciements
- La politesse linguistique, les interactions verbales
- Le savoir-vivre à table
- Codes et normes
- Le « bon ton »
- Politesse et politique
- L’insulte politique
- Politesse et démocratie
- Politesse et pouvoir, la politesse comme stratégie
- La civilité et le bien commun
- La civilité aristocratique, bourgeoise, populaire
- Distinctions régionales et nationales des usages
- Politesse et sentiment national
- Politesse et genre (gender)
- La galanterie
- Enjeux philosophiques et éthiques de la politesse
- L’incivilité
- L’impolitesse comme connivence (masculine, artiste, etc.)
- Éthique et étiquette
- La scénographie de soi, la mise en scène de soi dans les usages
- Le dandysme
- Le rapport entre les usages et la loi
2. Écriture et représentations de la politesse :
- La « littérature prescriptive » (codes et manuels de civilité)
- Le réinvestissement des manuels de politesse dans la littérature
- L’insulte dans la critique (critique littéraire, picturale, musicale)
- Langue de la politesse et politesse de la langue
- La rhétorique de la politesse, la grammaire des convenances
- Les manuels de correspondance et de conversation
- Les représentations de la politesse dans le roman
- La politesse dans le dialogue romanesque
- La politesse sur scène (théâtre et opéra)
- Représentations de la politesse dans les arts visuels et dans la musique
- Politesse et poésie
- Politesse et style littéraire ; stylistique de la politesse
- La politesse épistolaire
- Le savoir-vivre et l’intime
- La politesse et le lecteur
- La politesse raillée, détournée ou parodiée.
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Les propositions d’article (2700 caractères), ainsi qu’une brève présentation personnelle, sont à envoyer à François Kerlouégan avant le 30 juin 2024 à l’adresse suivante : francois.kerlouegan@univ-lyon2.fr
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[1] Ces termes ne sont pas exactement synonymes et il conviendra de saisir ce qui les distingue.
[2] Alain Montandon, « Le nouveau savoir-vivre. En guise d’introduction », Romantisme, n° 96, 1997 (« Le nouveau savoir-vivre »), p. 9.
[3] Nous proposons cette dénomination. Hormis des occurrences en anglais (« prescriptive literature ») et dans un sens qui ne recoupe que partiellement le nôtre, ce terme, jusqu’à présent, n’existait pas en français et n’a jamais désigné une catégorie générique.
[4] Voir Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, La Dynamique de l’Occident et La Société des individus, trad. 1973, 1975 et 1991.
[5] Didier Masseau, Une histoire du bon goût, Paris, Perrin, 2014, p. 241. L’auteur ajoute : « La chute de l’Ancien Régime efface ou du moins fragilise les marques symboliques régissant les comportements des acteurs sociaux. »
[6] « C’est […] dans un juste milieu qu’il faut presque exclusivement chercher la bonne compagnie ; dans cette classe favorisée qui, jouissant de l’aurea mediocritas d’Horace, n’a pas les idées rapetissées par des travaux serviles, ou la tête tournée par d’ambitieuses idées. » (Horace Raisson, Code civil. Manuel complet de politesse, Paris, Roret, 1828, p. 9).
[7] Pour Erving Goffman, les règles cérémonielles, qui régissent l’étiquette, s’inscrivent dans la droite ligne des règles substantielles, qui régissent la morale (voir Erving Goffman, Les Rites d’interaction [1955-1964], Paris, Minuit, 1974, p. 49).
[8] Mme Celnart [Élisabeth-Félicie Bayle-Mouillard], Nouveau manuel de la bonne compagnie ou Guide de la politesse et de la bienséance, Paris, Roret, 1838, p. 4.
[9] Didier Masseau, Une histoire du bon goût, op. cit., p. 161.
[10] Philippe Raynaud, La Politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières, Paris, Gallimard, « L’Esprit de la cité », 2013, p. 243.
[11] Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse [1883], cité par Alain Montandon, art. cit., p. 12.
[12] Voir Thomas Bouchet, Noms d'oiseaux : l'insulte en politique de la Restauration à nos jours, Paris, Stock, 2010.
[13] Voir François Kerlouégan, « Du Code civil au Code civil d’Horace Raisson. Détournement ou diffusion d’un discours ? », Marion Mas et François Kerlouégan (dir.), Le Code en toutes lettres. Écriture et réécritures du Code civil au xixe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 161-176.
[14] Anaïs de Bassanville, Guide des gens du monde dans toutes les circonstances de la vie : code du cérémonial, Paris, Lebigre-Duquesne frères, 1867, p. 223.
[15] Voir Alain Viala, La Galanterie. Une mythologie française, Paris, Seuil, 2019.
[16] Honoré de Balzac, Illusions perdues [1837-1843], La Comédie humaine, t. V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 275. Voir, sur cette question, François Kerlouégan, « Du code des convenances au roman balzacien : les gestes sociaux dans Illusions perdues », Revue des Sciences humaines, n° 323, 2016 (« Balzac et l’homme social »), p. 111-132.
[17] Philippe Dufour, Le Réalisme pense la démocratie, Genève, La Baconnière, 2021, p. 24.
[18] L’une d’elles, intitulée « Trop de politesse », montre deux chasseurs se saluant cordialement, avec cette légende : « Tant que les chasseurs se demandent des nouvelles de leur santé, les lièvres se portent à merveille. » (Honoré Daumier, série Croquis de chasse, 1859)
[19] Gustave Flaubert, Lettre à George Sand, [octobre 1869], Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert, Paris, Calmann-Lévy, 1904, p. 179.
[20] Erich Auerbach, Mimésis [1946], Paris, Gallimard, « Tel », 1968, p. 409.
[21] Jean Pruvost, La Politesse. Au fil des mots et de l’histoire, Paris, Tallandier, 2022.